Le jour ne cesse de paraître,
que cherche-t-il ici ?
Les branches penchées ne se relèvent pas.
Il faut traverser.
Sauras-tu renaître à ce murmure ?
In Chemin des centaurées, © L’Herbe qui tremble, 2019, p.16
Le dernier recueil d’Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées, s’ouvre sur l’espérance d’une rédemption appelée « commencement », déchiffrée dans la présence d’un « souffle / revenu de nuit » (p. 9). Il projette un éclairage d’autant plus insolite sur « notre histoire relue » (« Ce ne serait ni le soleil ni son reflet ») que de celle-ci rien ne subsiste, pas même un « son » (p. 10). Au sein même du désastre où s’abîma une rencontre essentielle (« Ne pas dire Il fut », p. 100), le poème se déclare « signe vif » et « serment silencieux », afin de délivrer « ce qui loin demeure / dans le cri terrible d’une défense » (p. 10).
Ce chemin de relecture débute au mois de « Mars », symbolisé par « L’arche » (p. 11) : est-ce un pont ou un refuge dans le déluge, entre « le gel » hivernal et le « Printemps caché » (p. 15) ? Il y règne une confusion émue de sons (« b » et « m » sont fréquents) et de lieux : « à voir la brume et le gris, un chemin perdu » (p. 17) ? Comme l’œuvre au noir des alchimistes, la peinture de Fabrice Rebeyrolle oscille entre le vert sombre et toutes nuances de gris, même si s’infiltrent des traces de rouge et de bleu. Ici traîne encore la nuit d’une saison de « cendres / avant l’heure » et de ce « gel » qui annonce le mot « défunt » (p. 23). Alors « la secousse du printemps » se hâte-t-elle de revêtir les branches de bourgeons, ces « Âmes pointues », puis « délivre vingt-cinq fleurs » — des « anémones » ou « ce bouton d’or » dont l’éclat occupe un vers entier (p. 19). Ces fleurs resurgissent dans le dialogue entre « Je » qui « sombre à vue » et « tu » dressé au bout d’un dernier vers (p. 23). Défiant ce naufrage de la première personne « perdue » dans une « sombre menace » (p. 24), des jacinthes « ensevelies » s’apprêtent à renaître (p. 25).
Avec « Avril », la relecture se précise, cherchant à dire un « nom » (p. 27). Le naufrage semble relégué en marge du chemin : « Alors, plus d’écart » (p. 31), tandis que l’intense bleu du peintre laisse vibrer la forme d’un bleuet (p. 29). Le chemin de poèmes prend « appui » sur des « noms oubliés », l’« île Tomé » (p. 31), des « images » de souvenirs radieux… Ici et là, le son « p » apporte sa puissance vitale : « printemps, promesse, surprise » (p. 34), « Pluie légère » (p. 35), « grappe bleue du jour » (p. 37), « précipiter » (p. 39), « pente d’avril » (p. 40), « Parure passionnée » (p. 50)… Partout fleurit le bleu, parmi les « myosotis » de fidèle mémoire, sur les « talus » où « ton nom s’écrit bleu » (p. 46). Le « rouge » n’est pas en reste, sous le pinceau (p. 41) comme sous la plume : celui de la « cerise », de l’« amour » (p. 44), du « sang » vital (p. 45)… Signes d’un espace élargi, les points d’interrogation se multiplient : « une question ouvre les fleurs (des jacinthes ?) » (p. 37), au rythme d’une « course » (p. 38) mêlée de jeux venus de l’enfance et du rêve.
En « Mai », le chemin relisant s’épanouit comme une « ronde » (p. 51). Des cercles s’esquissent à travers le sens des mots, les échos sonores et l’abondant tracé des lettres « c » et « o » : « j’écorne », « j’accroche » (p. 55), « je te reconnais », « Mes pas connaissent la ronde » (p. 56), « croise », « La coupe » (p. 57), « clos » (p. 58), « écorce », « coucous » (p. 59), « continu », « cœur » (p. 60), « Je chuchote, tu réponds » (p. 61), « recommencer », « ce qui revient à l’origine et caracole », « nous écrirons les contraires » (p. 62), « J’écourte le jour en sonnant rappel » (p. 65), « courbe » (p. 66), « se touchent », « boucle » (p. 67). Quête et but se confondent (« l’aiguille le foin »), tant le poème a soif de plénitude… Alchimique, le pinceau accomplit l’œuvre au blanc, déjà parsemé d’or, en dessinant une fleur éclatante (p. 53) comme le « blanc de l’aube » (p. 55). Dans cette lumière purifiée, je « danse autour » de tu et leur étreinte se fait sonore : « Nous noué. » (p. 56). La poète embrasse le monde, affirmant l’« anneau d’or » (p. 57), reliant ciel et terre : ravivant des « étoiles » lointaines, les fleurs s’écrivent « au ras du sol » (« coucous, / jacinthes, anémones ») (p. 59). Quant à l’être aimé, il reçoit le nom d’« Ulysse » (p. 63 et 65), promesse de retour.
Cependant, voici que l’apogée lumineux de « Juin » coïncide avec la chute du « tonnerre » (p. 69). Un nom fleurit à presque chaque page : celui du « coquelicot », dont la splendeur le dispute à la fragilité. Loin de faiblir, le poème transforme le cri d’effroi en mélodie de lettres : « musicien » (p. 75), « Diction » (p. 76), « vibrer », « Poésie ! » (p. 83), « chante » (p. 85), « Syllabes » (p. 88), « consonne » (p. 90), « syllabes à consonnes », « voyelles » (p. 91). La peinture, elle, marie l’azur au blanc et à l’or (p. 71). Ici s’élève l’instant, précieux d’être précaire : « Nous savons que rien ne dure » (p. 77). Si la première personne du singulier vacille, elle accepte de monter les « Marches du temps, une à une. » (p. 80). L’« ombre » s’insinue dans un « tableau » (p. 83) dont la blancheur se dégrade, semée de fleurs sombres où le rouge s’entête pourtant (p. 81), tandis que la déchirure se recoud au fil fulgurant de l’énigme : « Je te parle ma langue d’éclipses » (p. 86). Aux côtés des « soldats du silence », traversant la souffrance (« Tu saignes », p. 90), la parole choisit le futur, le projet : « verrons », « se poseront », « serons », « prendrai », « verras »… (p. 92).
La dernière section du recueil s’intitule « Depuis le solstice – Souverain penché » (p. 95). Ce roi incliné n’est autre que le « corps » frêle et superbe « du coquelicot » (p. 101). De même que le peintre creuse, dans l’obscur, l’axe d’une lave projetée vers l’or du ciel (p. 97), les failles syntaxiques du poème ont soif d’une formule transcendante : « Quel philtre / pour retenir l’été ? » (p. 105) L’œuvre au rouge est-il proche ? Le tableau suivant (p. 109) offre deux fleurs de « Flamme » et d’« or » : « nos rêves brisés ici / fleurissent » (p. 108).
Quel est donc le sort de cette histoire relue ? Noué à son terme tragique, de quelle nature est le « commencement » que le livre annonçait, ce cercle où s’écrivent « les contraires » ? Dans ce conte arrêté, le chemin des mots « se donne sans compter » (p. 115) : y foisonne en effet l’innombrable, fleur à fleur, au creux de l’instant toujours renouvelé. Ni avant, ni après : au centre d’une vive conscience, dans l’inoubliable éclat d’un amour rompu. Perçu depuis ce point sublime, le parcours redéchiffré cesse d’être chaos pour céder au « vertical attrait des bois » qui se profile au début du recueil (p. 15) : il devient l’arbre obscur que Fabrice Rebeyrolle dresse finalement, sur le ciel bleu qui se devine (p. 120), au solstice de l’été, vers ce repère radieux, si nécessaire à la descente en soi-même où s’apprivoisent les ombres. Réfléchissant l’aveuglante lumière, les mots du poème abandonnent la douloureuse horizontalité du sens ordinaire pour rejoindre l’indicible essentiel qui survit au désastre. La poésie d’Isabelle Lévesque, en brisant la syntaxe, en cultivant l’enjambement ou l’ellipse, fait exploser nos catégories mentales, jusqu’à ces pronoms usuels qui enferment les êtres dans des contours personnels : « je » et « tu ». Se délivrer d’une souffrance, nous suggère la poète, ce n’est ni l’effacer ni s’accrocher à elle, mais la revivre au sein d’une étrange lucidité : qu’a de commun le tu enfui avec le je présent ? Quel est ce chemin fertile, cette arche verticale, immuable, qui se déploie entre le ciel impalpable et la terre dense, et que célèbre une parole rafraîchissante, dans le désir resté intact et l’énigme du sens ? « Fleurir frissonne » ; « Reviens-moi encore éternel » (p. 118).
Toujours plus loin le ciel est gris.
Dans le bois fertile,
loin encore.
J’ai soif.
In Chemin des centaurées, © L’Herbe qui tremble, 2019, p.106
Internet
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Chemin des centaurées sur le site de L’Herbe qui tremble
Contribution de Sabine Dewulf
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