Écrire l’autre
Les passants me regardent écrire. Je suis leur moineau d’encre. Voilà des mots jetés, d’autres qui s’apprivoisent. Ce ne sont ni bouées, ni mâts, ni perles rares. Car je les veux réduits aux plus simples adages de ces yeux inconnus qui me regardent écrire. Ce qui pousse en moi ou ne pousse pas se laisse approcher. Si c’est un poème, j’attends une femme. Si c’est une prose, j’y attends la pluie.
In Journal de gestes, © maelström, 2020, p. 38
Carl Norac a la poésie voyageuse. Voyages géographiques, mais aussi voyages des mots, mots tendus de l’amitié, regard sur les autres et sur l’instant à qui la poésie donne les ailes de l’éternité comme le photographe fige pour toujours le millième de seconde d’un sourire. S’il a trouvé reconnaissance dans sa Belgique natale où il est le Poète National pour cette saison 2020/2021, il reste un homme de rencontres et de compagnonnages souvent exprimés pour les enfants tant son œuvre abonde de livres magiques à eux consacrés. Ce Journal de gestes qu’il veut « traces tangibles posées comme des pas dans le sable, que l’on rêve un peu plus persistantes. », c’est aussi celui des « gestes » au sens ancien du mot tant il y a de l’humble noblesse dans cette écriture.
Promener un feu
Pour l’anniversaire de Louis Scutenaire
Avant, j’avais un feu, je l’emmenais partout,
au fond des forêts qui sont des villes,
au coin des cités défenestrées.
Pour le carburant de ce feu, je transformais,
essentiellement, les instances et les oublis des autres
en une essence de moyenne qualité.
L’idée n’était pas en premier lieu d’avoir chaud
ou bien de vous cuire, mes chers semblables.
Si je traînais ce feu toujours avec moi,
c’était pour la seule paresse de la flamme.
Il est toujours rassurant d’avoir l’inutilité pour quête.
On ne peut pas trouver de plus douce façon de se perdre.
Oh, il m’arrivait bien de me brûler. C’est comme les amis
les plus chers : ils vous collent souvent un peu à la peau.
Mais tant de gens autour de nous
s’éteignent pour un rien aujourd’hui, alors…
alors comme on le fait pour un bon chien,
longtemps j’ai fidèlement alimenté mon feu.
Qu’il soit parti un matin est strictement son problème,
qu’il soit parti en fumée était sa façon, nous n’avions
sans doute plus que quelques étincelles à nous dire.
Avant, j’avais un feu, je l’emmenais partout,
au fond des forêts qui sont des villes,
au coin des cités défenestrées.
En ce temps d’incendie, j’y repense parfois.
In Journal de gestes, © maelström, 2020, p. 4
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Toucher les mots
Enfant, je savais que la peau des mots peut se toucher,
que les arbres marchent à leur allure
et se parlent sans trop insister sur leurs racines.
Enfant, je savais tout, sauf qu’il faut désapprendre.
Et retourner au chemin où nous nous sommes perdus,
ignorer des cailloux posés en d’autres vies,
en ramasser parfois, puis partir
vers le premier sentier qui le demande.
Enfant, je savais que la peau des mots peut se toucher,
que son épiderme est parsemé de sens,
souvent un peu cachés, comme il se doit.
Ce que m’enseignèrent ces mots, à moi l’enfant tactile,
c’est qu’un seul geste imprécis dessine l’univers.
In Journal de gestes, © maelström, 2020, p. 22
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L’homme qui passe des ponts
Cet homme a passé la plupart des ponts. Il a pourtant la gorge sèche. Quelque part, il a perdu son ventre. Ailleurs, il a égaré sa voix. Il ne part pas à la recherche de lui-même : c’est lui-même qui marche, son pas est battement. Une femme le reconnaît, le hèle au passage. Il la traverse, puis s’en va. Si vous le croisez, ne lui parlez pas de voyage, encore moins d’errance, ou pire d’abandon.
Il déserte au hasard. Il tombe et se relève. Il vole et donne peu. Mais chaque fois qu’il voit un pont, il le franchit.
C’est là sa seule vérité.
In Journal de gestes, © maelström, 2020, p. 50
Bibliographie partielle
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Journal de gestes, © maelström, 2020 — Textes bilingues français et flamands
Traduction en néerlandais de Katelijne De Vuyst
Internet
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Page Wikipédia
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Sur le site LIVRaisons
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Un article sur le site Le Carnet et les Instants
Contribution de PPierre Kobel
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