La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. »
Montaigne
Chaque jour un texte pour dire la poésie, voyager dans les mots, écrire les espaces, dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente. Pour se laisser ravir et ravager.
Je marchais dans la rue des Martyrs au Creusot, comblé par la vue d’une mousse sur un muret et des écailles de peinture brune sur une porte. Une ville n’est jamais plus belle que dans ce qu’elle a de fatigué. Le petit soleil blanc de l’automne me montait à la tête. Le dentiste m’attendait. Il me fallait d’abord passer devant un magasin de bonbons à l’enseigne de « La Chique », puis dans une impasse au fond de laquelle brillaient des merveilles oubliées - vieux garages aux murs de briques vineuses, hautes herbes jaunes dansant leur sabbat. Ensuite grimper un escalier étroit comme une certitude, entrer et m’asseoir devant une table proposant ses journaux flétris. J’avais emmené avec moi un livre du poète Jean Follain. Une lumière de vin de paille traversait les vitres imprécises de la salle d’attente. Tout ce que nous vivons espère être nommé. La lumière du ciel venait au Creusot chercher son nom dans le livre d’un poète mort à Paris le 10 mars 1971 à minuit dix, renversé par une voiture, quai des Tuileries. La poésie dispute ses proies aux ténèbres. Tout ce qu’elle touche s’enflamme. Elle le touche à peine, du bout des doigts, femme impure des Évangiles qui effleure la frange du manteau du Christ et s’en découvre guérie. Chaque seconde est éternelle. Le dentiste, m’appelant par mon nom, ouvrait la porte et s’effaçait, préfigurant le geste qu’aura l’ange au jour ordinaire de ma mort pour me laisser passer.
In Les ruines du ciel, © Gallimard, 2009
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Wikipédia | Christian Bobin
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Gallimard | Les différentes régions du ciel
Contribution de PPierre Kobel
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