La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. »
Montaigne
Un texte pour dire la poésie, voyager dans les mots, écrire les espaces, dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente. Pour se laisser ravir et ravager.
Tel qu'en lui-même, le temps…
Sentir en soi passer le temps...
en soi, je veux dire dans l'incontrôlable intériorité
de l'infime que nous portons en nous-mêmes —
notre insaisissable individualité, cette irréductibilité de l'être
que nous partageons en principe avec tout un chacun.
Cette crispation musculaire au bas du ventre,
cette tension qui appelle une détente,
mais celle-ci tarde à venir et la peine se noue au creux de l'être,
c'est, passant en mon âme de femme, le temps cyclique de la douleur,
qui assaille, saigne et puis s'allège ; rythme les espoirs et les humeurs noires
depuis la tendre enfance, le germe de l'adolescence.
La durée, depuis des années, a pris la silhouette de cet écoulement,
de ce seuil, sans cesse, sur le temps. Il est interdit d'en parler,
car cette durée-là ne possède pas la rigueur métrique des clochers.
Elle est aussi, toutefois, moins insaisissable que la pulsation cardiaque,
qui ne se remarque qu'à l'heure où elle se détraque.
On tâte rarement son pouls en songeant aux fins dernières,
dans la vie courante.
La peine crispe le bas du dos à la hauteur des reins. Une sorte
de faiblesse ardente, qui peut se confondre avec le désir,
court dans les jambes. Cette tension musculaire
qui cherche à s'apaiser donne son relief aux instants
agrippés ainsi par ces deux mains qui tordent les reins
et lestent la substance terrestre, la chair
de la vie éprouvée en son ardu défilement — la vérité la plus
profonde. On songerait sans doute à un morceau sans cesse repris,
perturbé toujours de fausses notes — pas tout à fait les mêmes, à chaque fois.
Le temps se répète avec variation, comme en spirale, de ce qui fait
l'intime de l'être, et nous échappe. On aura beau nommer par le menu
le détail des hormones et le plus insignifiant des atomes, jamais
nous ne réduirons l'être à la connaissance de ses pièces détachées,
l'animal-machine fût-il tout entier décomposé.
L'être est ce qui en nous, pour vivre, résiste à l'analyse. Dans les volutes de la spirale,
là où fuit tout ce qui nous échappe,
nous respirons à pleins poumons.
Il me faut traverser l'expérience de cette douleur au bas du dos,
de ces maux de tête, de cette sensation d'abattement,
de l'abîme du découragement.
Mais au fin fond, la ténèbre se fait clarté.
Ne pas fuir, dès lors, mais sonder la traversée. En soi saisir
la pulpe de la durée, la saveur d'exister.
In Cobra sous le chant, médusé, dansant, conquis pour un instant… , © Encres Vives n°366, 2009
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Contribution de PPierre Kobel
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