Que de contradictions chez Max Jacob, qui se présente comme un mondain rêvant de solitude, un dandy devenant ermite, un pécheur aspirant à la sainteté, un mystificateur devenu mystique et finissant martyr ! Et que dire du poète, ô combien novateur, qui inaugure la poésie cubiste et se révèle surréaliste avant l’heure !
Max Jacob est né à Quimper en 1876, dans une famille juive originaire de Prusse et qui s’est d’abord fixée dans l’Est de la France. Jacob est le nom de sa mère. Son père, tailleur pour homme, est également antiquaire. Max grandit dans un univers hétéroclite, propice à éveiller l’imagination, au milieu des légendes bretonnes. Ses talents artistiques font de lui un pianiste et un peintre, presque à l’égal du poète.
En 1897, il monte à Paris, mais renonçant à faire carrière dans l’administration, il connaît la pauvreté, exerçant alors tous les métiers pour survivre : astrologue, employé, professeur de chant et de piano, précepteur, journaliste, critique d’art et peintre. Comme la peinture lui assure quelques revenus réguliers, il peindra donc pour vivre, mais vivra pour écrire. En 1901, il rencontre Picasso et devient son plus fidèle ami. Tous deux sont alors des piliers de la bohème montmartroise, en compagnie d’Apollinaire, Reverdy, Derain, André Salmon, Juan Gris, Mac Orlan, Francis Carco. En 1907, il s’installe rue Ravignan, près du Bateau-Lavoir. Il peint et écrit des poèmes, qu’il garde soigneusement dans une malle, sans les publier.
L’année 1909 marque le tournant de sa vie. À la suite d’une apparition du Christ sur le mur de sa chambre, il se convertit au catholicisme et demande le baptême. Il sera baptisé 6 ans plus tard, avec comme parrain Picasso. Entre-temps, il publie deux ouvrages, magnifiquement illustrés par Picasso, et édités par Kahnweiler, Saint Matorel (1911) et Le siège de Jérusalem (1914). Ainsi qu’un recueil remarquable Les œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel (1912), dont le titre résume admirablement la personnalité contrastée de son auteur. Un recueil composé de chants, de romances, de comptines et de poèmes, dans lequel on découvre l’extraordinaire liberté d’écriture et la grande virtuosité verbale, qui font de lui un génial pitre de la langue. Et pourtant, dans ce même recueil, il semble déjà par instants vouloir renoncer à ses talents de clown poétique, lorsqu’il déclare dans le poème Lueurs dans les ténèbres : « Ne jongle plus, Protagoras. En toi le silence est venu ! Je suis las de parler…Poète, tu n’es plus qu’un rustre grammairien, retrousseur de virgules ! ».
Puis se décidant malgré tout à publier ses poèmes, deux recueils voient le jour. Le premier, Le cornet à dés (1917), publié à compte d’auteur, illustré des gouaches de son ami Jean Hugo, lui donne d’emblée une place de novateur dans l’histoire poétique du début du siècle. Des poèmes en prose à la poésie déroutante, qui se présentent comme un chaos organisé, à la composition aléatoire. Dans le second recueil, Le laboratoire central (1921), écrit après la guerre et de facture plus classique, le poète jongle constamment avec la langue. Pouvoir ludique des mots, dont il s’empare, les secouant dans le « cornet à dés » du poème, et de son « laboratoire central » s’opère un champ d’attraction où la fantaisie, l’humour, le burlesque, le non-sens, le coq-à-l’âne, la cocasserie, le calembour sont partout présents, comme des données de l’inconscient que nous livrent tous ces mots en liberté.
Mais cette même année 1921, lassé de la vie parisienne, Max Jacob se retire à Saint-Benoît-sur-Loire, près d’Orléans. Durant 7 ans il y mène une vie quasi-monacale à l’ombre du monastère bénédictin, entrecoupée de brefs voyages en Italie, en Espagne et en Bretagne, le pays de son enfance où réside sa famille. Puis en 1928 il revient vivre à Paris, où il mène à nouveau la vie mondaine pendant quelques années. En 1936, à 60 ans, il quitte définitivement Paris pour s’installer à Saint-Benoît-sur-Loire, vivant tout juste de ses gouaches et de ses dessins, qu’une galerie parisienne lui achète. Il se consacre à la prière, avec ferveur et mysticisme, vivant comme un ermite.
Au cours de cette dernière étape de sa vie, Max Jacob va devenir une figure centrale dans les liens qui uniront les fondateurs de l’école de Rochefort. A partir de 1937, il entretient une correspondance régulière avec la plupart d’entre eux, d’abord avec Marcel Béalu, Michel Manoll et René Guy Cadou, puis avec Louis Guillaume, Jean Rousselot et quelques autres, dont Roger Toulouse. Ami de chacun, il joue le rôle de fédérateur, les mettant en contact, les encourageant à se rencontrer et à travailler ensemble. Avec eux, il élabore progressivement une poétique, dont l’expression ultime se trouve rassemblée dans les Conseils à un jeune poète. Ce rôle de mentor lui apporte quelque réconfort, lui qui souffre de n’avoir jamais été pris au sérieux, ni reconnu comme un précurseur, souvent relégué au second plan, déconsidéré par les surréalistes, alors qu’il estimait leur avoir ouvert la voie.
Découvrant avec bonheur qu’il a quelque chose à transmettre à tous ces jeunes poètes dont il pressent le talent, il s’efforce de faire éclore l’originalité de chacun d’eux, en y voyant l’émergence d’une poésie nouvelle. Une démarche radicale, où il se remet lui-même en question, car il est à présent l’homme de toutes les conversions, aussi bien poétiques que religieuses. Reniant l’esthétique cubiste du Cornet à dés et du Laboratoire central, rejetant toute intention intellectuelle, désinvolte ou futile, comme étant « périmée », il prône désormais l’émotion, le lyrisme et la sincérité. Une leçon qui sera entendue par ces jeunes poètes (cf. La Pierre et le Sel du 14/11/ 2011).
Bien que baptisé depuis fort longtemps, Max Jacob connaît, durant les années de guerre, la persécution et doit porter l’étoile jaune. En février 1944, arrêté par la guestapo, il est transféré à Drancy. Ses amis Toulouse, Béalu, Rousselot, et Jean Cocteau tentent l’impossible pour le faire libérer. Mais en vain. Il meurt à Drancy 8 jours plus tard d’une congestion pulmonaire.
Avenue du Maine
Les manèges déménagent.
Manège, ménageries, où ?...et pour quels voyages ?
Moi qui suis en ménage
Depuis…ah ! il y a bel âge !
De vous goûter, manèges,
Je n’ai plus…que n’ai-je ?...
L’âge.
Les manèges déménagent.
Ménager manager
De l’avenue du Maine
Qui ton manège mène
Pour mener ton ménage !
Ménage ton ménage
Manège ton manège.
Ménage ton manège.
Manège ton ménage.
Mets des ménagements
Au déménagement.
Les manèges déménagent,
Ah ! vers quels mirages ?
Dites pour quels voyages
Les manèges déménagent.
In Les Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel, © Kahnweiler, 1912
Un poème qui annonce sa première rupture avec Paris…
Adieu l’étang et toutes mes colombes
Dans leur tour et qui mirent gentiment
Leur soyeux plumage au col blanc qui bombe
Adieu l’étang
Adieu maison et ses toitures bleues
Où tant d’amis, dans toutes les saisons,
Pour nous revoir avaient fait quelques lieues
Adieu maison.
Adieu le linge à la haie en piquants
Près du clocher ! oh ! que de fois le peins-je –
Que tu connais comme t’appartenant
Adieu le linge !
Adieu lambris ! maintes portes vitrées.
Sur le parquet miroir si bien verniDes barreaux blancs et des couleurs diaprées
Adieu lambris !
Adieu vergers, les caveaux et les planches
Et sur l’étang notre bateau voilier
Notre servante avec sa coiffe blanche
Adieu vergers.
Adieu aussi mon fleuve clair ovale,
Adieu montagne ! adieu arbres chéris !
C’est vous qui tous êtes ma capitale
Et mon Paris.
In Le Laboratoire central, © éd. Au Sans Pareil, 1921
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Confession de l’auteur
Son portrait en crabre
Comme une cathédrale il est cravaté d’ombre
mille pattes à lui, quatre à moi.
Chacun nos boucliers, le mien ne se voit pas.
Le crabe et moi ! je ne suis guère plus qu’un concombre.
J’aurais été danseur avec des crocs plus minces,
pianiste volubile si je n’avais des pinces.
Lui ne se gêne pas de ses armes ; il les porte à la tête
et ce sont des mains jointes
tandis que de ses tire-lignes, il fait des pointes.
Vous avez, maître cancre, jambe et pieds ogivaux
je me voudrais gothique et ne suis qu’en sabots.
Ma carapace aussi parsemée, olivâtre
devient rouge bouillie aux colères de l’âtre
c’est contre lui en somme ou plutôt c’est pourquoi
ce bouclier que j’ai gris et noir comme un toit ?
( après tout ! peut-être n’est-ce que du théâtre ?)
Ah ! c’est que tous les deux on n’est pas débonnaires
le crabe et moi ! plus cruels que méchants
aveugles sourds, prenant du champ,
blessants, blessés, vieux solitaires, pierre.
Obliquité ! légèreté ! mais moi je suis un cancre aimable
trop aimable, dit-on, badin.
Volontiers je m’assieds à table.
Le cancre étant bigle est malin
vise crevette et prend goujon
moi j’ai l’œil empêtré dans les marais bretons.
Un jour le cancre a dit : « Ah ! je quitte la terre
pour devenir rocher près du sel de la mer. »
J’ai répondu : « Tu la quittes à reculons
prêt à contréchanger tous les poissons. »
In Derniers poèmes en vers et en prose, © Gallimard, 1945
Bibliographie poétique
- Les Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel, © Kahnweiler, 1912
- Le Cornet à dés, © Poèmes en prose (chez l’auteur), 1917 ; © Poésie/Gallimard, Préface de Michel Leiris, 1967
- Le Laboratoire central, © éd. Au Sans-Pareil, 1921 ; © Poésie/Gallimard, Préface d’Yvon Belaval, 1980
- Art poétique, © éd. Emile-Paul, 1922
- Les Pénitents en maillots roses, © éd. Kra, 1925
- Fond de l’eau, © Editions de l’Horloge, Toulouse, 1927
- Sacrifice impérial, © éd. Emile-Paul, 1929
- Rivage, © éd. Les Cahiers libres, 1931
- Conseils à un jeune poète, © Gallimard, 1945
- Derniers poèmes en vers et en prose, © Gallimard, 1945 – © Poésie/Gallimard, Préface de J.M. Le Clézio, 1982
- Poèmes de Morven le Gaëlique, © Gallimard, 1953 – © Poésie/Gallimard, Préface de Julien Lanoë, 1991
- Le Cornet à dés II, © Gallimard, 1955 -- © coll. Orphée, La Différence, présentation Claude Michel Cluny, 1994
- Poèmes de Max Jacob, de Max Jacob et Camille Weil, © Gallimard, Folio Junior, 2011
À propos de
- Max Jacob, par André Billy, coll. Poètes d’aujourd’hui, n° 3, © Seghers, 1963
- Max Jacob et l’école de Rochefort, Jacques Lardoux, © Presses de l’Université d’Angers, 2005
Internet
- Consulter sur Wikipédia la bibliographie détaillée
- Consulter le site Les Amis de Max Jacob
- Consulter le site Les Cahiers Max Jacob
- Consulter l’article de Christine Andréucci, Max Jacob et l’école de Rochefort
Contribution de Jacques Décréau
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