Quel étrange destin que celui de cet enfant, né à Rome en 1880, d’une mère anonyme et d’un père inconnu. Trois mois plus tard, lors de son baptême, sa mère Angélique, une aristocrate polonaise émigrée, fille d’un camérier du pape, le reconnaît et lui donne son nom : Krostrowitzky. Il est lui-même le fils naturel d’un ancien officier du royaume des Deux-Siciles, Francesco d’Aspermont, membre d’une illustre famille. De deux de ses prénoms, Wilhelm et Apollinaris, il se fera un nom, parmi les plus grands de la poésie française, malgré le lourd handicap d’avoir pour langues maternelles, jusqu’à l’âge de 5 ans, l’italien et le polonais. Il ne sera d’ailleurs naturalisé français que tardivement, en 1916, deux ans avant sa mort.
Pour la plupart de ses proches, Apollinaire restera une énigme, comme l’écrit Paul Léautaud dans son journal, en date du 9 juillet 1913 : « D’où vient-il ? Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky…J’aime autant ne pas le savoir ». Une quête d’identité que l’on retrouve d’ailleurs chez le poète lui-même, comme il le dit clairement dans Cortège (Alcools, 1913) :
Un jour je m’attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis
Le jeune Wilhelm passe sa petite enfance à Rome et à Bologne. Il a 7 ans lorsque sa mère, qui se fait appeler à présent Olga, s’installe à Monaco. Très jeune il se révèle doué pour la littérature et le dessin. Il termine ses études secondaires à Cannes, puis à Nice, mais quitte le lycée sans avoir de diplôme. Que peut faire un jeune homme de 19 ans, plein de talent, mais désargenté, à son arrivée à Paris ? Sinon rêver de journalisme.
Il passe l’été 1899 dans les Ardennes belges, où sa mère cherche vainement fortune. Ce bref épisode nordique le marque profondément, par la découverte de nouveaux paysages, la mythologie celtique et l’expérience d’un premier échec sentimental. De retour à Paris, pendant 2 ans il vit d’expédients, travaille beaucoup en bibliothèque, collaborant à quelques revues et périodiques.
En 1901, Apollinaire passe en Rhénanie une année capitale. Engagé comme précepteur dans une famille de la grande bourgeoisie, c’est pour lui l’occasion d’enrichir son expérience ardennaise. Il écrit de nombreux poèmes, tombe amoureux de la gouvernante anglaise de son élève, Annie Playden. Il découvre également l’Europe centrale, lors d’un long voyage avec cette famille, de Berlin à Munich, en passant par Prague et Vienne.
De retour à Paris en 1902, il a plein de projets. Il fonde sa propre revue, Le Festin d’Ésope, avec notamment comme collaborateurs André Salmon et Alfred Jarry. Il y publie ses poèmes rhénans et une première version de L’Enchanteur pourrissant, qui s’inspire de la légende médiévale de Merlin. Sa revue servira de banc d’essai pour les poètes d’une nouvelle génération. Il fait également la connaissance de Max Jacob et de Picasso, dont il fréquente assidûment l’atelier.
Durant de nombreuses années, dans un but avant tout lucratif, il écrit d’innombrables articles, que publient journaux et revues, comme le Mercure de France, où Léautaud fera paraître La Chanson du Mal-Aimé. Mais c’est en critique d’art qu’il excelle, par sa connaissance approfondie des peintres d’avant-garde : Picasso, Braque, Derain, Vlaminck, Marie Laurencin, le douanier Rousseau, Picabia, Léger, Dufy, Robert et Sonia Delaunay… Les connaissant tous personnellement, il s’intéresse de très près à leurs recherches et contribue largement à les faire connaître, multipliant articles et conférences en leur faveur, au moment où la critique officielle les qualifie de décadents.
En 1909, le marchand de tableau Henri Kahnweiler, qui a le génie d’accorder autant d’importance à la peinture qu’à la poésie, songeant à faire une publication, s’adresse à Apollinaire, qui n’a encore publié aucun recueil, lui laissant le choix du peintre. Ce dernier choisit André Derain. De cette alliance parfaite entre les trois hommes naîtra L’Enchanteur pourrissant, le premier livre publié par Kahnweiler, la première publication importante d’Apollinaire et le premier livre illustré par Derain. En 1911, Kahnweiler décide de poursuivre l’expérience. Apollinaire choisit cette fois Raoul Dufy, dont les gravures sur bois illustrent son recueil Le Bestiaire.
L’écrevisse
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses
A reculons, à reculons
In Alcools, Le Bestiaire, © Gallimard, La Pléiade 1965, p.24
La carpe
Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.
Ibid., p.25
Avec son livre Méditations esthétiques, les peintres cubistes, qui paraît en 1913, Apollinaire se présente comme un homme passionné de peinture moderne, et d’un jugement très sûr. C’est aussi en 1913 que sera enfin publié Alcools, consacrant son talent de poète, et dont le titre exprime son éternelle soif d’une vie ardente :
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie (Zone)
Le recueil réunit l’essentiel de ses poèmes, depuis ceux de 1898 jusqu’aux plus récents, comme Zone et Vendémiaire, qui en présentent les aspects les plus novateurs, à commencer par la suppression de toute ponctuation. À l’instar de ses amis peintres, Apollinaire s’efforce d’appliquer à la poésie l’esthétique du cubisme, en juxtaposant par exemple de manière chaotique des motifs disparates, ou en créant des images insolites. Il se veut un chercheur en poésie, jetant les bases d’un langage neuf, multipliant les innovations formelles et faisant l’éloge de la modernité, comme avec les premiers vers de Zone, qui ouvrent ainsi le recueil :
Zone
À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation (…)
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes…
Toutefois, malgré son parti pris moderniste, Apollinaire, par son penchant naturel vers une poésie intime et mélancolique, demeure également l’héritier de la tradition romantique, lui l’éternel « mal- aimé ».
L’Adieu
J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends
In Alcools, © Gallimard, La Pléiade 1965, p.85
En juin 1914, il publie ses premiers « idéogrammes lyriques », qu’il appellera par la suite « calligrammes ». Il projette d’en faire un album, intitulé Et moi aussi je suis peintre !. Mais la guerre en repoussera la publication.
Lorsque la guerre éclate, Apollinaire, bien qu’étranger, s’engage comme volontaire, à l’exemple de Cendrars. D’abord ajourné, il finit par rejoindre en décembre un régiment d’artillerie à Nîmes. Il y retrouve Louise de Coligny-Châtillon, une jeune femme émancipée, dont il a fait la connaissance quelques mois plutôt. Une liaison mouvementée, qui le fera beaucoup souffrir. En revanche, l’expérience de la vie militaire le passionne. Sur sa demande, il est envoyé au front, en avril 1915. Puis versé dans l’infanterie et nommé sous-lieutenant, il est blessé dans une tranchée, le 17 mars 1916, d’un éclat d’obus à la tête. Trépané, réformé, il rentre à Paris, où il reprend peu à peu ses activités littéraires.
En octobre 1916, il publie Le Poète assassiné, un recueil de nouvelles, qui marque sa rentrée littéraire et manque de peu le prix Goncourt. Désormais les jeunes écrivains lui rendent hommage, voyant en lui le rassembleur des poètes nouveaux, comme l’écrit Reverdy, en mars 1917. L’un d’entre eux se souvint particulièrement de l’accueil chaleureux que lui réserva Apollinaire, qui lui fit la dédicace suivante : « Au poète Philippe Soupault, très attentivement », l’encourageant à publier, lui donnant l’adresse d’un ami imprimeur à Montmartre, puis lui faisant rencontrer au Café de Flore le jeune André Breton.
Animé d’une activité débordante, Apollinaire apporte son soutien au ballet Parade, au programme des Ballets russes, qu’il qualifie de « surréaliste » par sa liberté créatrice. Un mois plus tard, son « drame surréaliste », Les Mamelles de Tirésias, fait à son tour scandale, engendrant une polémique autour du thème de la repopulation. En novembre, il donne une conférence sur L’Esprit nouveau. S’intéresse au cinéma. Écrit un scénario de film. Corrige les épreuves de son prochain recueil, Calligrammes, qui paraîtra en avril 1918.
C’est certainement avec Calligrammes, qu’Apollinaire a le plus innové, lui qui dès l’enfance s’est montré plein de talent pour le dessin. Au moment où Braque et Picasso font entrer des lettres ou des fragments de journaux dans leurs tableaux, Apollinaire les utilise pour illustrer sa page de manière visuelle, ses poèmes semblant de toute évidence vouloir rivaliser avec la peinture cubiste. D’ailleurs Michel Butor, dans sa préface, fait remarquer judicieusement que le recueil se divise en 6 sections, comme « les 6 faces d’un cube ». Et à partir de ses calligrammes figuratifs, Apollinaire va inventer de merveilleux poèmes-conversations, poèmes-peintures, ainsi que des poèmes-natures mortes.
Son état de santé s’étant aggravé au cours de l’hiver 1917-1918, affaibli par les gaz asphyxiants qu’il a respirés dans les tranchées, il redouble d’activité, comme pour hâter l’achèvement de ses nombreux projets. Mais atteint par la grippe espagnole, qui depuis deux mois fait des ravages, il meurt le 9 novembre 1918. En disparaissant brutalement à 38 ans, Guillaume Apollinaire laisse le champ libre à un groupe de jeunes poètes bien décidés à reprendre brillamment le flambeau : Breton, Soupault, Éluard, Aragon et quelques autres.
Nuit Rhénane
Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été
Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire
In Alcools, © Gallimard, La Pléiade 1965, p.111
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Ombre
Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L’olive du temps
Souvenirs qui n’en faites plus qu’un
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l’affût pendant l’éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m’entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caissons de regrets
Un dieu qui s’humilie
In Calligrammes, © Gallimard, La Pléiade 1965, p.217
Toujours
Toujours
Nous irons plus loin sans avancer jamais
Et de planète en planète
De nébuleuse en nébuleuse
Le don Juan des mille et trois comètes
Même sans bouger de la terre
Cherche les forces neuves
Et prend au sérieux les fantômes
Et tant d’univers s’oublient
Quels sont les grands oublieurs
Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde
Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent
Perdre
Mais perdre vraiment
Pour laisser place à la trouvaille
Perdre
La vie pour trouver la Victoire
Ibid., p. 237
Bibliographie sélective
- L’Enchanteur pourrissant, gravures d’André Derain, © Henry Kahnweiler, 1909
- Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, gravures de Raoul Dufy, © Deplanche, 1911
- Alcools, poèmes (1898-1913), © Mercure de France, 1913
- Méditations esthétiques, Les peintres cubistes, © Figuière, 1913
- Le Poète assassiné, contes, © édition Bibliothèque des Curieux, 1916
- Vitam impendere amori, illustrations d’André Rouveyre, © Mercure de France, 1917
- Les Mamelles de Tirésias, drame surréaliste, © Éditions SIC, 1918
- Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), © Mercure de France, 1918
- Le Guetteur mélancolique, poèmes inédits, © Gallimard, 1952
- Poèmes à Lou, poèmes pour Louise de Coligny-Châtillon, Genève, © Pierre Cailler, 1955
- Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques, par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque de La Pléiade, © Gallimard, 1965
Et dans la collection Poésie/Gallimard
- Alcools, suivi de Le Bestiaire, illustré par Raoul Dufy, et Vitam impendere amori, 1966
- Calligrammes, préface de Michel Butor, 1966
- Poèmes à Lou, précédé de Il y a, préface de Michel Décaudin, 1969
- Le Guetteur mélancolique, suivi de Poèmes retrouvés, notice de Michel Décaudin, 1970
- L’Enchanteur pourrissant, suivi de Les Mamelles de Tirésias, et de Couleur du temps, par Michel Décaudin, 1972
- Le Poète assassiné, présenté par Michel Décaudin, 1979
Autour de l’auteur
- Apollinaire, par Michel Décaudin, introd. de Philippe Soupault, © Librairie Séguier-Vagabondages, 1986
- Guillaume Apollinaire, par André Billy, coll. Poètes d’Aujourd’hui, n° 8, © Seghers, 1956
- Guillaume Apollinaire, par Daniel Oster, coll. Poètes d’aujourd’hui, n° 227, © Seghers, 1975
Internet
- Apollinaire sur Wikipedia
- Le site officiel
Contribution de Jacques Décréau
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