Dans un article du 8 août 2011, Jacques Décréau présentait dans La Pierre et le Sel l’œuvre poétique d'Odile Caradec, sous le titre « une libre poésie ».
La vieille dame à l'humour malicieux et l'imaginaire débordant récidive avec la publication d'un très beau recueil bilingue français-allemand, Le ciel, le cœur, élégamment illustré, par Claudine Goux, paru en octobre 2011, aux Éditions En Forêt, chez son éditeur et ami Rüdiger Fischer.
Odile en a elle-même choisi et arrangé les poèmes, Rüdiger Fischer les a traduits et en a assuré l'édition avec le même soin que les trois précédents recueils, Vaches automobiles violoncelles, paru en 1996, Chats, dames, étincelles, en 2005 et En belle terre noire en 2008.
Voici quelques extraits de cette lecture à deux voix et quatre mains
Poèmes de saison ou qui évoquent son amour de la musique, ailleurs son intérêt pour la calligraphie, où elle figure « des pinceaux plein les poches ».
J'aime que la matinée commence par la brume
sorte d'encens au goût très fin
La langue se sent à l'aise dans la bouche
toutes les papilles sont en éveil
pour déguster ce suc un rien amer
Nous nous promenons dans l'intime, le chaleureux
nous voguons dans une sorte de mélodie brumeuse
de coup de gong très assourdi
nous sommes des ombres mélodieuses
p.15
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Veilleuse d'Automne
Une musique du silence me permettra peut-être
d'entrer en poésie par cette nuit broussailleuse
d'automne
de capter en sourdine les eaux furtives du poème
*
Musique, tu es mon écharpe de soie frissonnante
ma fourrure d'étoiles
Les volutes de la nuit me cernent
ce sont phalènes sourdes
Enfermée dans le cercle des lampes
je cherche et ma pensée dilate le silence
soudain je deviens plus grande que la chambre
et je prends mesure du monde
à l'aune de ma petitesse de minuscule bonne femme
à la veilleuse vacillante
p.81
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Vivre face à la nuit
Fourrons vite nos nez dans la splendeur des feuilles
Humons par tous les pores le rouge, le vert,
le jaune, le brun, le beige, même le noir
car le noir sera très bientôt voix dominante
Nous sommes des océans rouges
nous sommes carrières de sel
nous sommes pleins de varech rouge qui glisse
et nous avons des algues bleues à profusion
dans nos intérieurs pâles
Emparons-nous très vite du chatoiement des feuilles
et nous aurons un feu interne pour traverser l'hiver
vivre face à la nuit
p.143
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Un clair de lune m'irait bien
Dans cet automne mordoré
les arbres seraient de plus en plus disséminés
les têtes de plus en plus broussailleuses
Je suis une ouvrière du clair de lune
des pinceaux pleins les poches
Qu'y a-t-il à garder quand tout est étouffé ?
Quelle est la voie la plus rapide ?
Quel vent nous sera favorable ?
Quelle caravelle ?
p.89
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Fugue d'hiver
Le ciel est un paysage de cristal
dans lequel se déploient les ramures cassantes
Prends un pinceau de soie
dessine, choisis bien tes distances
Ton trait doit s'incurver dans la douleur
l'hiver s'enfuit
les oies sauvages ont enfoncé leur vol
comme un coin dans l'azur
Et me percent le cœur comme d'une arquebuse
les poussées de la sève
Flotte et respire
coupe la route du soleil
Sauras-tu peindre la fuite de l'hiver ?
Sauras-tu transformer en joie cette chute livide ?
p.185
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Larmes au cœur de l'hiver
Bois un grand bol de lumière hivernale
Huit heures, il fait un temps de petit gris
gris, les brouillards au col des arbres
leurs bases immobiles
gris, les hommes, les femmes aux arrêts d'autobus
mais quand on en approche
on voit briller des larmes dans leurs yeux
p.197
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L'érable illuminé
L'érable illuminé sent plus fort que jamais
les moineaux qui le hantent
Doucement je le prends à la croisée des branches
par le vert de son tronc je vais m'illuminant
Plus que jamais mon cœur est écarlate
neige et sang se mélangent
L'arbre entier se pavane
chacune de ses branches a un bout de soleil
il s'exalte, il m'exalte
Palpitante sera la courbe de lumière
en ce jour de janvier
p.181
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Un violon dans la nuit
Profite donc des arbres quand ils sont encore nus
dans le train qui t'emporte
Ils sont seuls, ils sont nus
et leurs bois sont pareils à tes cornes internes
Ils ont mille regards et te regardent toi
qui te laisses emporter
Profite de leurs hampes, de leurs sommeils de harpes
tu vois, leurs profondeurs mangent toute la terre
La nuit, ils la projettent dans le reste du monde
la peur ne les joint pas, ils sont pleins de musique
On n'a pour leur parler que le jeu de ses mains
qui, elles aussi, sont pleines de sentiers et de sèves
Dans le ciel on entend se projeter les arbres
si tu ne sais leurs noms, qu'importe !
Ils sont les ténébreux, les mangeurs d'herbe pure
ils sont les offensés, tributaires de l'air
Le crépuscule monte et toutes les planètes
s'emparent de leurs cimes
le sang captif s'évade
la lune s'arrondit
un violon dans la nuit
p.147 et 149
Ce dernier recueil est d'autant plus précieux, qu'il reprend un certain nombre de poèmes de l'auteur parus dans des plaquettes depuis longtemps épuisées. On y découvre également combien son écriture se met volontiers à l'écoute de la poésie chinoise, dont elle aime s'inspirer, comme dans le chapitre intitulé Clair miroir du cœur, reflet infini (pages 91 à 119).
Toujours amoureuse de son cher violoncelle, Odile Caradec a plus d'une corde à son art, mêlant harmonieusement, pour notre plus grand bonheur, calligraphie, musique et poésie.
Contribution de Roselyne Fritel et Jacques Décréau
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