Pierre Jean Jouve est un personnage singulier, à la fois, par une vie qui fut riche en rebondissements, par sa quête de spiritualité et par un cheminement littéraire traversé de ruptures.
Il naît à Arras en 1887, dans une famille bourgeoise plutôt austère, d’un père directeur d’assurances assez dépourvu de fibre paternelle et d’une mère musicienne qui lui transmettra l’amour de la musique.
Il fait des études secondaires, puis de mathématiques et de droit. Il se marie en 1910 avec Andrée Charpentier, professeur d’histoire, qui aura sur lui, pendant cette période, une influence bénéfique propice à la création poétique.
Pendant les premières années de la Grande Guerre, il est infirmier volontaire à l’hôpital des contagieux, où il contracte des maladies qui l’obligent à quitter ce service.
Au printemps de 1914 naît son fils Olivier. Au cours de cette période, et jusqu’à la fin de la guerre, il écrit de nombreux textes pacifistes.
En 1921, pendant un séjour à Florence, il rencontre et engage une relation avec Blanche Reverchon, une psychanalyste qui va avoir sur lui une influence décisive, puisqu’elle va être à l’origine de son divorce, lui faire connaître l’œuvre de Freud, provoquer un reniement complet de toute son œuvre antérieure à 1925 et lui faire inaugurer une poétique nouvelle,
« orientée vers deux objectifs fixes : d’abord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant (…) pas un des vers que j’avais écrits ne répondait à cette exigence (…) et trouver dans l’acte poétique une perspective religieuse (…) Un mouvement vers le haut, un mouvement de conscience que je propose de nommer spirituel se présentait à l’esprit par ces deux objectifs réunis. »
In postface de Noces, © Au Sans Pareil, 1928
Cette poésie est, sans aucun doute, mystique, (nourrie de la lecture d’auteurs tels que Jean de la Croix, Catherine de Sienne ou Thérèse d’Avila), quêteuse de sacré, mais n’a rien d’éthérée . Elle est, en même temps, profondément charnelle, obsédée par le désir, avec, parfois, un arrière-plan morbide et acculée aux ressorts primordiaux que sont la Vie et la Mort. Pour lui, il n’y a pas de péché originel, comme dans la Genèse, mais un péché d’existence lié à la naissance, puis à une mort symbolique, qui serait facteur de renaissance, sublimée dans le désir d’écrire.
Sur le plan formel, elle s’oppose au surréalisme dont Jouve rejette « le côté artificiel des automatismes » et « l’exploitation publicitaire de l’inconscient ». Il donne, par ailleurs, une grande importance à l’écriture et à sa musicalité, en grand passionné de musique depuis l’enfance et doté des connaissances techniques qui lui permettront, sur un autre registre, de consacrer un essai à Mozart.
Ainsi qu’Yves Bonnefoy avec le personnage de Douve, P.J. Jouve a inventé son mythe d’Hélène, récurrent dans Matière céleste, Proses, et Dans les années profondes, à partir des femmes réellement rencontrées au cours de sa vie, et comme le souligne Jérôme Thélot dans sa présentation du livre regroupant ces trois recueils publié par Poésie /Gallimard :
« (…) Il n’y a pas de musique dans la poésie moderne, plus somptueuse que celle où se produisent ces images d’Hélène et de Lisbé en lesquelles sont transfigurées et exhaussées les expériences vécues par Jouve, au point qu’il ne fait pas de doute que le poète a retrouvé là l’ancienne ambition de la poésie, d’accéder à une réalité supérieure depuis laquelle s’ordonnent les hasards de la vie et du monde. »
Le couple Jouve/Reverchon va durer jusqu’à la mort de Blanche en janvier 1974, suivie un an plus tard par celle de Jouve qui est enterré au cimetière Montparnasse, près de la tombe de Baudelaire. On peut lire à propos de Blanche Reverchon une page très intéressante sur le site Pierre Jean Jouve, À la recherche de Blanche.
Cette fidélité en amour de plus d’un demi-siècle mérite d’être soulignée, parce que, semble-t-il, elle constitue, par ailleurs, une exception dans la vie du poète, qui aura rompu avec son père, son fils, sa première épouse, ses amis pacifistes Romain Rolland, Charles Vildrac, Georges Duhamel, du Groupe de l’Abbaye, et ses éditeurs Paulhan et Gallimard.
Son œuvre au lyrisme complexe et incandescent a fait l’objet d’une très importante somme d’études critiques universitaires et de la part de poètes, dont entre autres, Yves Bonnefoy, Salah Stétié, Béatrice Bonhomme, et comme l’écrit celle-ci, qui vaut pour toute poésie : « le secret est intime à l’œuvre, car il n’y a pas une œuvre de quelque importance qui veuille vraiment livrer son fond, et expliquer son but avec son origine. »
Trésor
J’ai un trésor qui est toi, et bien que sans cesse menacé par le Temps voleur : trésor. Tu es trésor par l’intervention que tu as osé faire jadis pour transformer en moi cent choses de profondeur et me conduire à moi-même. Tu es trésor par la présence incessante constante et fidèle à tous les tourbillons, crises, malheurs passagers. Tu es trésor de jugement, pendant des âges et des âges. Tu es trésor de patience et d’impatience, quand tu aides à toutes solitudes et ajoutant de singulières lumières. Tu fus trésor par la connaissance hardie et dangereuse où tu m’as plongé et entretenu. Je ne pense plus désormais qu’au Temps et au danger que le temps suspend sur mon trésor, mais comme toi-même le proclames, je fais confiance au trésor pour toujours.
In Proses, © Poésie/Gallimard, 1995, p. 233
(Texte adressé à Blanche Reverchon)
Une seule femme endormie
Par un temps humble et profond tu étais plus belle
Par une pluie désespérée tu étais plus chaude
Par un jour de désert tu me semblais plus humide
Quand les arbres sont dans l’aquarium du temps
Quand la mauvaise colère du monde est dans les cœurs
Quand le malheur est las de tonner sur les feuilles
Tu étais douce
Douce comme les dents de l’ivoire des morts
Et pure comme le caillot de sang
Qui sortait en riant des lèvres de ton âme
In Matière Céleste, Hélène, Poésie/Gallimard 1995, p.102
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Hélène dit
Conduis-moi dans ce couloir de nuit
Amant pur amant ténébreux
Près des palais ensevelis par la nostalgie
Sous les forêts de chair d’odeur et de suave
Entrecoupées par le marbre des eaux
Les plus terribles que l’on ait vues ! Et qui es-tu
Inexprimable fils et pur plaisir
Qui caches le membre rouge sous ton manteau
Que veux-tu prendre sur mon sein qui fut vivant
Devant mon pli chargé des ombres de la mort
Pourquoi viens-tu à l’épaisseur de mes vallées de pierre ?
Ibid, p.112
Poème
Le désir de chair est désir de la mort
Le désir de la fuite est celui de la terre
L’excrément des villes c’est l’amour de l’or
Le désir de la jeunesse est l’appétit du cimetière
Les faims sont dures comme des femmes nues
Sur le lit du jour j’aime épouse je souffre
Les perles matinales dorment de lumière
Le long du rivage ourlé vert de la mort
Ce n’est pas en vain que les saints du Christ
Furent en lutte amère avec le diable
Ce n’est pas en vain que les seins du Christ
Dans la ténèbre n’étaient point distingués de ceux du diable
Compte seulement le poids des larmes
Non pour elles mais pour le vide qu’elles font
Et roulant sur la noire paroi de vertige
Dans ce monde aboli : tu approches de l’Un
In Matière Céleste, Nada, Poésie/Gallimard 1995, p.130
Bibliographie
Pour l’essentiel et faire connaissance avec le poète, l’anthologie de © Poésie/Gallimard qui regroupe Dans les années profondes, Matière céleste, et Proses, 1995.
Internet
- Sur Wikipedia, bio-bibliographie très complète
- Le site Pierre Jean Jouve
- La modernité rebelle de Pierre Jean Jouve, un article de Aude Préta de Beaufort sur fabula.org
- Pierre Jean Jouve ou l’expérience intérieure des mots, un article sur le site Loxias
Contribution de Jean Gédéon
Tombeau de Jouve
En ses rets ne luit l’âme sous le soleil noir
Au jusant molaire des refontes polaires
Que pour féer au cœur de la poix oculaire
L’astatique ressort des évections du soir
C’est là qu’Orphée rejoint vraie l’Eurydice noire
Dans le cri des motions des injonctions solaires
Aux syzygies de feu…défi à la vimaire
Du temps de la non mort obsolète d’espoir
Non lieu du rêve en Engadine sise… Hélène *
Comme elle est belle et mauve très extasiée
Des seins acérains au nacarat de l’aine
Par le poème seul hiérophanie du Verbe
Par l’asymptotique mort…Elle…appariée
Et Lui… en rebis ** né d’Energie… en Erèbe
Marc Bedjai
* Associant Hélène par métonymie au paysage de l’Engadine dans les Alpe suisses – « le pays d’Hélène …depuis qu’elle n’est plus » - Pierre Jean Jouve a élaboré « le mythe d’Hélène » nourri de l’émoi procuré par trois femmes dont Suzanne H et particulièrement Lisbé : il se déploie dans la poésie, le roman et les écrits auto-biographiques du poète.
** « Chose double », conjonction du Soufre et du Mercure, d’Orphée et d’Eurydice, d’Elle et de Lui dans la tradition alchimique : prononcer « rébis »
Rédigé par : Marc Bedjai | 15 juillet 2023 à 10:17
Poésie triste venant d'une période terrible de l'histoire de l'humanité, que fut la guerre de 14/18, des malheurs qu'a côtoyés P.Jean-Jouve, un hymne de désespoir, loin des chants de jeunesse du monde que furent les poésies des Grecs et des Latins, ou des merveilleux poètes comme Verlaine, Baudelaire, Apollinaire...
Rédigé par : Henry Zaphiratos | 03 septembre 2013 à 09:21