Arthur Rimbaud occupe dans la littérature poétique une place particulière. Il a, pendant cinq années de son adolescence, créé une œuvre majeure qui posera, avec celles de quelques autres novateurs, les jalons de ce qu’est devenu de nos jours, la poésie. Et, sorti de l’adolescence, il coupera définitivement les ponts avec la littérature, son inspiration fracassée sur le mur d’une perpétuelle et aventureuse errance.
Il naît en octobre 1854, d’un père officier dans l’armée, toujours absent et d’une mère d’origine paysanne, femme à poigne et à principes, dont l’autoritarisme encouragera très vite le jeune Rimbaud à fuir la maison familiale.
Très intelligent, il se fait remarquer, dès le début de sa scolarité, notamment par des dons précoces d’écriture qui seront encouragés, au cours de ses études secondaires par un jeune professeur de lettres, Georges Izambard avec qui il se liera d’amitié.
En 1870, à l’instar de tout jeune poète soucieux d’être lu, il adresse, un ensemble de trois poèmes à Théodore de Banville, alors chef de file des Parnassiens, mouvement littéraire très en vogue à l’époque et soucieux d’un classicisme sans lyrisme. Il obtiendra du destinataire une réponse mais pas de publication.
Un autre de ses poèmes, Trois Baisers, est, cependant, publié, quelques mois plus tard, dans un journal satyrique intitulé La Charge :
Trois baisers
Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malignement, tout près, tout près.
Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains,
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins !
- Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner comme un sourire
Et sur son sein, - mouche au rosier !
- Je baisai ses fines chevilles...
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal...
Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
- La première audace permise,
Elle feignait de me punir !
- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux.
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Ah ! c'est encore mieux !...
Monsieur… j'ai deux mots à te dire... »
Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser. - Elle eut un rire,
Un bon rire qui voulait bien...
Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malignement, tout près, tout près.
Et c’est à partir de cette même année 1870, en pleine guerre, que débute la ronde incessante de ses errances, par une fugue qui le mène à Paris, directement en prison, dont il sera rapidement libéré grâce au professeur Izambard.
Courant 1871, il adresse à Verlaine, plusieurs lettres accompagnées de poèmes, et une autre lettre adressée à son professeur, contenant le texte suivant de facture très personnelle et qui permet plusieurs lectures :
Le Cœur Supplicié
Mon triste cœur bave à la poupe…
Mon cœur est plein de caporal !
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bat à la poupe…
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe…
Mon cœur est plein de caporal !
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques.
O flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé !
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J'aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
Verlaine répond à ses lettres en lui proposant de venir à Paris. Il y débarque fin septembre, loge quelque temps avec la famille Verlaine et participe aux réunions et travaux du groupe de poètes parnassiens.
Il leur lit Le bateau ivre, qui est accueilli avec enthousiasme par ce cénacle :
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. (…)
In Rimbaud, Poèmes, © Poche Gallimard, 1960, p 130
Et c’est vraisemblablement vers cette époque, que commence sa liaison avec Verlaine qui détruira peu à peu le ménage de ce dernier, le couple scandalisant par son comportement les milieux littéraires parisiens qu’il fréquente.
Durant l'année 1873 vont suivre en chaîne les aller-retour entre la France, La Belgique et l’Angleterre ,et se succéder ruptures et réconciliations entre les deux hommes, Verlaine, probablement de caractère indécis et velléitaire étant partagé entre son épouse et sa passion.
En juillet, le couple est à Bruxelles et une énième menace de séparation tourne au drame. Verlaine blesse au poignet d’un coup de revolver son compagnon. Il est arrêté par la police, jugé et incarcéré pendant dix-huit mois.
Entre 1874 et 1880, Rimbaud fait des petits boulots entre la France, la Belgique et l’Italie, puis en 1881, il se trouve en Afrique, à Aden où il occupe un poste dans un comptoir de commerce.
En 1885, il démissionne pour tenter fortune dans le trafic d’armes. Il monte une expédition pour livrer 2000 fusils au roi Ménélik, opération qui se révèle peu rentable, fertile en soucis matériels et en fatigue. Dans une lettre aux siens, il écrit : « Je m’ennuie, beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi. »
En 1886 sont publiés dans une revue hebdomadaire, intitulée La Vogue, la plupart des cinquante-sept textes des Illuminations et certains de ses Vers nouveaux.
En 1891, il souffre de douleurs au genou droit de plus en plus violentes, et à Aden, on diagnostique un cancer du genou. Rapatrié à Marseille, il est admis à l’hôpital de la Conception où il meurt.
Il a trente-sept ans.
Autant qu’on puisse en juger par les témoignages de ceux qui l’ont connu, Rimbaud avait un caractère de révolté, asocial, amoral, iconoclaste, toujours en perpétuelle quête d’un Ailleurs, et avec, cependant, un goût pour l’absolu, hérité probablement, de son éducation chrétienne, comme en témoignent, notamment, les Proses Évangéliques, textes découverts tardivement sur des feuillets de brouillon d’Une saison en enfer, et dont la teneur a souvent suscité des interprétations contradictoires de la part des critiques.
Au nombre des influences qui ont probablement, en partie, forgé sa personnalité, outre l’absence du père, il y eut sans doute la lecture d’auteurs tels que Fenimore Cooper, pour l’appel des grands espaces ou Mayne Reid, pour les délices de l’Orient, et un peu plus tard, entre autres, Helvetius et J.J. Rousseau, dont les écrits étaient mis à l’index par le pouvoir en place, et qu’Izambard, de conviction républicaine, lui prêtait en cachette.
Une saison en enfer est le seul livre qu’il ait fait publier, à compte d’auteur, et financé par sa mère. Il s’est adressé à un imprimeur Bruxellois spécialisé dans les ouvrages de droit, a récupéré les quelques exemplaires d’auteur qui lui étaient dus et « oublié » de régler l’imprimeur. Les cinq cents exemplaires du contrat sont donc, eux aussi, restés dans l’oubli au fond de la cave de l’imprimerie jusqu’à leur découverte plusieurs années plus tard, après la mort du poète.
Certains de ses poèmes de jeunesse figurant dans Vers nouveaux, ont été repris dans Une Saison en enfer avec de nombreuses variantes, tels les deux suivants :
L’éternité
Elle est retrouvée,
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.
Mon âme éternelle
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.
Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon…
–Jamais l’espérance,
Pas d’orietur,
Science et patience,
Le supplice est sûr.
Plus de lendemains
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Elle est retrouvée,
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Au soleil.
Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. Le morale est la faiblesse de la cervelle. A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies.—Ainsi, j’ai aimé un porc.
In Une saison en enfer, Alchimie du verbe, © GF Flammarion 1989 p.130
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Chanson de la plus haute tour
Qu’il vienne, qu’il vienne,
Le temps dont on s’éprenne.
J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties,
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Qu’il vienne, qu’il vienne,
Le temps dont on s’éprenne.
Telle la prairie
À l’oubli livrée,
Grandie et fleurie
D’encens et d’ivraies,
Au bourdon farouche
Des sales mouches.
Qu’il vienne, qu’il vienne,
Le temps dont on s’éprenne.
J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.
« Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruine, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante … »
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !
In Une saison en enfer, Alchimie du verbe, © GF Flammarion 1989 p.128
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Le dormeur du val
C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil de la montagne fière
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat, jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait une enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
In Poèmes © Poche Gallimard 1960 p. 67
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Ma bohème
Je m’en allais les poings dans mes poches crevées,
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse et j’étais ton féal ;
Oh ! là, là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur,
Où rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
In Poèmes © Poche Gallimard 1960 p. 72
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Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour, vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles.
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles,
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
O l’Oméga, rayon violet de ses Yeux !
In Poèmes © Poche Gallimard 1960 p. 106
Voici, pour conclure, un paragraphe hermétique en prose poétique, extrait des Illuminations, où le lecteur est transporté dans une autre dimension de l’espace et du temps, où tout se brouille et se mélange en un maelström polysémique et qui préfigure l’évolution de la poésie au cours des siècles suivants, avec, notamment, l’abandon du carcan de la prosodie, le découpage en tranches de l’alexandrin, la déstructuration de la grammaire, l’invention de néologismes, et parfois l’écharnement du texte jusqu’à son squelette .
Barbare
Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le cœur et la tête - loin des anciens assassins -
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous.
- O monde ! -
(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! - et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Le pavillon...
Et comme l’affirmait en 1871 le jeune Rimbaud de dix-sept ans, génie de la poésie, marcheur intemporel aux semelles de ciel, de vent et de soleil, dans une lettre adressée à Paul Demeny, un poète douaisien :
« ( …)Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé! (…) »
Bibliographie
- Rimbaud, Poèmes © Gallimard Poche 1960
- Rimbaud Vers nouveaux, Une saison en enfer, © GF Flammarion 1989
- Arthur Rimbaud, un poète, œuvres complètes, © Pléiade Gallimard 1982
- Rimbaud, Poésies, une saison en enfer, Illuminations, préface de René Char, © Gallimard, 1984
- Rimbaud, œuvres complètes,© La pochothèque, Classiques Modernes 1999
Des milliers de livres ont été publiés sur la vie et l’œuvre du poète.
À retenir, la biographie très documentée de Claude Jeancolas © Flammarion 1999
Internet
- Arthur Rimbaud le poète – tous les textes
- Une bio-bibliographie très complète sur Wikipedia
- Un site dédié à Rimbaud : sa vie, son œuvre, sa ville natale etc…
Contribution de Jean Gédéon
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