On a voulu souvent, selon les cas, rapprocher ou opposer la poésie et la chanson. S'il est évident que la poésie n'a pas besoin de l'accompagnement musical pour exister, il n'en reste pas moins que nombre de chansons, ce qu'on appelle communément « des chansons à texte », possèdent avant même qu'on ne leur accole une mélodie, une charge poétique.
Parmi les auteurs interprètes incontournables de la seconde moitié du siècle dernier, Jean-Roger Caussimon fut de ceux pour qui la poésie avait une importance première et qu'il servit avec talent. La réédition par son fils Raphaël Caussimon et Saravah de son œuvre enregistrée à partir de 1970 nous donne l'occasion d'évoquer l'homme qu'il fut et son œuvre dont Léo Ferré fut un fidèle et amical partenaire.
Sur un vœu de Paul Éluard
« Toute caresse, toute confiance se survivent ! »
Ces mots tout simples de lumière
Paul Éluard les a écrits
Mots plus fervents que la prière
Et plus éclatants que le cri…
Ils sont plus forts que l'invective
Que la violence ou le mépris
Ils ont jailli comme l'eau vive
Le cœur y parle avant l'esprit…
« Toute caresse, toute confiance se survivent ! »
Où sont les lendemains qui chantent
Et ce bonheur toujours promis ?
Dans les cités indifférentes
Chacun croit voir ses ennemis…
Mais si, par hasard, il arrive
D'entrevoir un regard ami
Parmi tant d'ombres fugitives
Que ce regard soit retransmis…
« Toute caresse, toute confiance se survivent ! »
Pour la berceuse maternelle
La voix du père, en la maison
Et pour le souvenir de celles
Qui t'aimaient plus que de raison
Que rien ne parte à la dérive
Et que le bonheur d'un instant
Sur un ciel d'avenir, s'inscrive
Et resplendisse avec le Temps…
« Toute caresse, toute confiance se survivent !
Sur une musique de Éric Robrecht
Jean-Roger Caussimon est né le 24 juillet 1918 à Montrouge mais grandit à Bordeaux. Il sera marquée par le suicide de sa mère quand il a 18 ans. Il commence une carrière de comédien vite interrompue par la guerre et l'emprisonnement. Libéré en 1942, il fait des récitals, notamment au Lapin Agile qui sera, durant des années, un de ses principaux repaires. Engagé par Charles Dullin, il remonte sur les planches et participe aux débuts de la télévision. Il entame en 1945 une carrière au cinéma où on le verra dans bien des films.
1947 marquera l'année de sa rencontre avec Léo Ferré. Commencent là une collaboration active et une amitié qui durera jusqu'à sa mort.
À la Seine
Voyant tes remous, tes ressacs
Tout au long du quai rectiligne
Un moment, je t'avais crue digne
De m'écouter vider mon sac…
Tout comme on parle dans l'oreille
D'un chien, compagnon de malheur
Quand on n'a pas assez d'oseille
Pour s'approprier la blondeur
D'une fille à la peau bien tendre
Qui fait bien semblant de comprendre
Et vous vend un peu de douceur
J'allais te confier mes alarmes
Mes fatigue(s) et mes regrets…
C'est bête à dire, j'étais prêt
À te grossir de quelques larmes
Contenues depuis trop de jours
Et d'amertume bien salées…
Mais ta flotte s'en est allée
Insensible, suivant son cours
Roulant au pied de l'escalier
Tant-de-mètres-cube(s)-à-l'heure…
Tu t'en fous qu'on vive ou qu'on meure
T'es plus bête qu'un sablier !
C'est normal, t'es un personnage
Ta place est faite au grand soleil !
Les homme(s) et toi, c'est tout pareil
Y a pas de pitié qui surnage
T'es vaseuse dans ton tréfonds !
Et je m'en vais, adieu la Seine !
Tu sais, avant que je revienne
De l'eau coulera sous tes ponts !
Sur une musique de Léo Ferré
Il poursuit une carrière de comédien et d'acteur sans cesser d'écrire des chansons. Il se marie, a deux enfants. En 1967, Seghers fait paraître une monographie à son nom dans la collection Poètes d'aujourd'hui.
En 1970, sur l'incitation pressante et amicale du journaliste José Artur, il accepte la proposition de Pierre Barouh et enregistre pour Saravah un premier 33 tours qui sera suivi de cinq autres. Désormais d'enregistrements en récitals, de tournées en radios, la chanson prendra une importance primordiale dans ses activités et lui donnera une notoriété qui n'altérera en rien sa simplicité et sa modestie, qui n'enlèvera rien à des engagements, loin de tout esprit partisan, dont ses textes ne manquent pas d'être l'écho.
Il travaillera jusqu'au bout et meurt d'un cancer du poumon le 20 octobre 1985 à Paris. Dans un entretien accordé à la revue Paroles et musique en avril 1982 il disait : « (…) La chanson ne s'arrête pas parce que quelqu'un disparaît, quitte ce monde comme nous devons tous le faire un jour et que c'est notre dignité de le savoir. (…) La chanson est une continuité qui remonte tellement loin… et nous n'en sommes, chacun, que d'humbles chaînons. »
Il fait soleil
De la chanson à la prière
II y a loin et cependant
À chaque matin de lumière
Je retrouve une âme d'enfant
Qui se recueille et s'émerveille
Je suis heureux… il fait soleil
Et pourtant…
Dans ce journal que l'on m'apporte
Je pourrai lire, noir sur blanc
Les faits-divers, en lettres mortes
Tout ce flot de pleurs et de sang
Roule comme il roulait, la veille
Je suis heureux… il fait soleil
Et pourtant…
Je suis libre, je bois, je mange
En prison, pleure un innocent
Sur la rive asséchée du Gange
Un enfant s'endort doucement
Sous l'œil sec du vautour qui veille
Je suis heureux… il fait soleil
Et pourtant…
Notre seul pays c'est le monde
On y oublie, de temps en temps
Qu'ici et là, le canon gronde
Mais qui veut l'écouter, l'entend
Il suffit de prêter l'oreille
Je suis heureux… il fait soleil
Et pourtant…
Que pour l'abîme, il appareille
Ce temps de misère et de mort
Où nos joies, de honte se payent
Et que je chante sans remords
Simplement, comme fait l'abeille :
Pour tout le monde il fait soleil !…
Soleil ! Soleil ! Soleil !
Sur une musique de Éric Robrecht
Si la réputation de Caussimon n'est pas à la hauteur de ce qu'elle devrait, tant celle de l'homme que celle de l'artiste, il en est sans doute le premier responsable car il cultiva la modestie et la discrétion, lui qui fréquenta les plus grands et fut reconnu par eux comme un des leurs. L'univers de sa chanson est fait de tradition populaire et d'expérience vécue. Il fait écho en nous parce qu'il touche à des thèmes jamais éloignés de l'intime sous le dehors de la tendresse, de l'humour ou du désespoir. Dans le dossier que lui consacra Chorus à l'automne 1994, Pierre Barouh disait à Rémy Le Tallec : « Cet auteur monumental, c'est l'auteur populaire dans toute sa noblesse. Acteur merveilleux au théâtre comme au cinéma, mais souvent cantonné dans des seconds rôles, lui qui était incapable d'amertume, semblait au bord du désespoir.
Et, tout d'un coup, avec son premier disque, (…) une nouvelle vie s'ouvrait devant lui. »
Il se voulait anti-héros mais il donna au public bien des chansons devenus intemporelles, portés par beaucoup d'autres interprètes que lui-même, et qui aujourd'hui encore, traduisent l'attention au monde et à autrui, le profond humanisme dont il fut le passeur.
Nuit d'absence
II est des nuits où je m'absente
Discrètement, secrètement
Mon image seule est présente
Elle a mon front, mes vêtements…
C'est mon sosie dans cette glace
C'est mon double de cinéma…
À ce reflet qui me remplace
Tu jurerais… que je suis là…
Mais je survole en deltaplane
Les sommets bleus des Pyrénées
En Andorre-la-Catalane
Je laisse aller ma destinée…
Je foule aux pieds un champ de seigle
Ou bien, peut-être, un champ de blé…
Dans les airs, j'ai croisé des aigles
Et je croyais… leur ressembler…
Le vent d'été, parfois, m'entraîne
Trop loin, c'est un risque à courir
Dans le tumulte des arènes
Je suis tout ce qui doit mourir...
Je suis la pauvre haridelle
Au ventre ouvert par le toro…
Je suis le toro qui chancelle
Je suis la peur… du torero…
Jour de semaine ou bien dimanche ?
Tout frissonnant dans le dégel
Je suis au bord de la mer Blanche
Dans la nuit blanche d'Arkhangelsk…
J'interpelle des marins ivres
Autant d'alcool que de sommeil :
« Cet éclat blême sur le givre Est-ce la lune… ou le soleil ?…»
Le jour pâle attriste les meubles
Et voilà, c'est déjà demain
Le gel persiste aux yeux aveugles
De mon chien qui cherche ma main…
Et toi, tu dors dans le silence
Où, sans moi, tu sais recouvrer
Ce visage calme d'enfance
Qui m'attendrit… jusqu'à pleurer…
Il est des nuits où je m'absente
Discrètement, secrètement
Mon image seule est présente
Elle a mon front, mes vêtements…
C'est mon sosie dans cette glace
C'est mon double de cinéma…
À ce reflet qui me remplace
Tu jurerais… que je suis là…
Il est des nuits où je m'absente
Discrètement… secrètement…
Internet
- Sur Wikipedia une filmographie, une discographie, une bibliographie
- Un article sur le site Esprits nomades
Contribution de PPierre Kobel
Je n'évoque jamais l'immense Jean-Roger Caussimon sans éprouver beaucoup de tristesse pour ne l'avoir pas rencontré ailleurs qu'au fil poétique de ses chansons. C'était un grand "soigneur" des mots, un authentique homme poétique. En écoutant, encore et encore, la chanson "Les Camions", je suis toujours troublé par la singulière prémonition marquée par les mots "Ce dimanche serait celui de mon départ..." Or, maître Caussimon a effectivement quitté ce monde le 20 octobre 1985. Un dimanche...
Enfin, j'ai lu qu'étant en fin de vie, il répondit à son médecin, lui proposant de prolonger son "contrat" de quelques années : "Laissez aller, ça a assez duré comme ça ! "
Rédigé par : Romuald de La Carte | 24 août 2020 à 16:02
Jean-Roger Caussimon a la chance d'avoir un fils Raphael qui fait vivre son père et chaque fois que j'écris sur les enfants des chanteurs, je le dis.D'ailleurs dans son livre de souvenirs "les rivières souterraines" paru en 2010 Pierre Barouh écrit "Jean-Roger Caussimon : à mes yeux,objet premier de fierté de l'histoire de Saravah car tous les autres auraient peut-être différement, fait leur parcours.Comme à Ostende, Le Temps du tango, Monsieur William. Ce grand poète populaire est de ceux dont je me suis nourri lorsque, adolescent j'ai découvert la richesse de "la chanson" et j'étais toujours irrité par le fait que, acteur discret, l'auteur ne soit jamais cité. Fierté d'avoir illuminé les quinze dernières années de sa vie" Jean-Louis Zaccaron
Rédigé par : Jean-Louis Zaccaron | 05 février 2012 à 16:38