Ainsi que l’écrit Michel Arrivé dans son introduction au tome un des œuvres complètes de Jarry publié par la Pléiade, il est, semble-t-il, peu d’exemples de disproportion aussi flagrante entre la notoriété quasi mystique d’un nom et la méconnaissance à peu près générale d’une œuvre.
Le terme ubuesque est entré dans le langage courant, et il est devenu, au fil du temps, et au choix, synonyme d’étrange, grotesque, vulgaire, ou, au mieux, incompréhensible.
En 1885, le poète a treize ans et. il est en quatrième au lycée de Saint-Brieuc. Il y fait des études brillantes, commence à écrire de la poésie plus ou moins inspirée de Victor Hugo et aussi de petites pièces de théâtre, telles celles intitulées « Les brigands de la Calabre ».ou « La clochette » qui témoignent d’un goût et d’un talent en la matière qui s’affirmeront dans sa maturité.
Voici un petit échantillon de sa patte poétique, écrit à treize ans :
L’enfer
Les diables étaient là. Pluton sur un grand trône,
Le sceptre dans la main, une rouge couronne
De sang cerclant son front, attendait les damnés,
Et quand ils paraissaient, par un diable amenés,
Il les poussait du pied, et d’une mine altière,
Il les précipitait jusque dans la chaudière.
De simples criminels, obscurément maudits,
Avaient dans le brasier expié leurs délits
Quand la cloche tinta. Quelques maîtres d’étude
Imploraient les démons. Avec un geste rude
Le démon Asmodée en avait saisi deux,
Il les martyrisait, et, d’un bras furieux,
De sa fourche, il lardait, il lardait sans relâche.
L’un des deux, cependant, et c’était le plus lâche,
Disait en larmoyant : « Vous aurez ce que j’ai
Et ce que je n’ai pas… » Asmodée enragé
Lardait lardait toujours. Enfin, avec colère
Il jeta le pion dans l’immense chaudière.
Une seconde fois l’on entendit le glas,
Et l’on vit s’avancer en poussant des Hélas !
Un élève tremblant se soutenant à peine,
Et qu’un démon frappait d’un fanon de baleine.
Il pleurait criant grâce ! En cet affreux moment,
Son bourreau le poussa dans le gouffre fumant.
L’élève et le pion y brûlèrent ensemble.
Pluton sourit et dit : « Hé ! Minos que t’en semble ? »
In Ontogénie, juin 1886, © Pléiade, Gallimard 1988, p.28
En 1888, la famille Jarry s’installe à Rennes et Alfred entre en première au lycée de la ville. C’est là que va naître la saga ubuesque, par la faute involontaire d’un professeur de physique, martyr de l’enseignement, parce que chahuté sans répit depuis plusieurs générations par ses élèves. Noyé à toutes les sauces il est brocardé et mis en scène. Un de ces textes rédigé par un des condisciples de Jarry, Charles Morin, et intitulé « Les Polonais » est le premier état du futur Ubu Roi.
Il semble qu’Alfred ait apporté un certain nombre de modifications à ce texte original. Celui-ci sera représenté d’abord, à plusieurs reprises, en petit comité, chez les familles Morin et Jarry. Et onze ans plus tard, en 1896, Ubu roi paraît en fascicule puis en volume, et en décembre, une première représentation a lieu dans la salle du Nouveau Théâtre, rue Blanche, à Paris, au cours de laquelle les passions se déchaînent, les indignés étant en nombre beaucoup plus important que les autres. Il faut reconnaître que, dans le contexte de l’époque, et sous un gouvernement autoritaire, les idées parodiques véhiculées par la pièce portaient à controverse : Mystique de l’argent et du pouvoir cupidité, bassesse, arrivisme forcené, entourage délétère aussi avide de pouvoir que son maître, anéantissement des faibles, décisions gouvernementales aberrantes et ruineuses, le tout enrobé de vulgarité avec un zeste de scatologie. Mais on voit là, que ces personnages ont un caractère universel, valable dans tous les temps et sous toutes les latitudes, ce qui justifie qu’ils soient devenus un sujet de dissertation pour les potaches d’aujourd’hui.
Jarry doit bien rigoler dans sa tombe… !
Depuis, la pièce a été jouée à de nombreuses reprises, et la dernière en date a eu lieu en 2010, à la Comédie française, salle Richelieu, avec la présentation suivante :
« De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content », lance le Père Ubu, nouveau Macbeth de pacotille, à sa femme qui préférerait le voir déjà sur le trône. Elle l’y verra bientôt, après l’avoir incité, avec la complicité du capitaine Bordure, à tuer le roi, contraignant la reine et son fils Bougrelas à l’exil. Ubu va exercer le pouvoir avec la délicatesse d’un char d’assaut, tyrannique, spoliateur et assassin de la noblesse, des magistrats et des financiers. Joyeux archétype de la bassesse humaine, Ubu, affublé par l’auteur d’un masque piriforme et d’une houppelande de laine philosophique, manie redoutablement la machine à décerveler et le croc à merdre ou crochet à noble… Mais, s’il a pensé à éliminer ses adversaires pour régner sans partage sur cette improbable Pologne, « c’est-à-dire nulle part » (A. Jarry), Ubu a négligé de respecter ses promesses. Sa seule issue est donc la fuite en avant : attaquer le « Czar » et la Russie. Sortant sain et sauf d’une bataille aussi rocambolesque que le reste, il finit par décider de venir vivre en France. »
De son côté, Marc Villemain, critique de théâtre, donne de cette soirée l’appréciation suivante : « (…) Cette loufoquerie infernale n'est pas gratuite pour autant. Je ne crois guère à l'hypothèse spontanée des sérieux, selon laquelle le rire, fût-il épais, peut-être gras, ferait passer à côté de l'essentiel. Car l'essentiel, c'est aussi cela, cette épaisseur grasse. Elle n'est rien d'autre que le reflet du monde vulgaire, salement ambitieux, lubrique, instable et insatiable, pleutre dans ses désirs autant que dans ses actes. Mais c'est la force de Jarry, comme de tous ceux qui peuvent se réclamer de lui, que de ne pas se métamorphoser en enseignant ou en pontife. Il existe une tentation moraliste, c'est certain, chez tous ceux qui raillent, moquent, conspuent et constatent. Ils nous enfoncent la tête dans le monde comme on le ferait d'un petit animal avec sa fiente : c'est une pédagogie comme une autre, qui a fait ses preuves, Desproges ne nous aurait pas désapprouvé. Il me semble que c'est ce qu'a très bien compris Jean-Pierre Vincent, qui sait bien que cette pièce, dont on aimera ou pas, littérairement, le texte, sera entendue des générations à venir comme elle le fut par celles du passé. Tant il est certain que la grossièreté des hommes a de beaux jours devant elle, et qu'il est toujours bon d'en rire. »
Une autre facette du talent d’Alfred Jarry, outre son invention de la Pataphysique, qui est une science fantaisiste de l’absurde, c’est sa poésie, qui préfigure celle des surréalistes par l’étrangeté de certaines de ses images et leur hermétisme sporadique que ne renieraient pas certains de nos poètes actuels.
En voici quelques extraits :
L’autoclète
Quand le rideau macabre replia vers le cintre sa grande aile rouge avec un bruit d’éventail, un puits d’ombre s’ouvrit et bâilla devant nous une gueule de goule. Telles des lucioles, les chandelles de résine portaient prétentieusement leurs yeux aux ongles de leurs mains de gloire, comme des limaces au bout des cornes. Et à cette pensée nous prit un subit frisson, que des marionnettes allaient, par leurs lazzis, dérider nos fronts mornes, car il semblait que sur une telle scène à la verve des acteurs de bois dût applaudir la claque d’os des maxillaires.
Ainsi qu’une araignée qui fauche, l’être vague chargé de rythmer le branle des pantins badins griffa paresseusement de ses doigts longs les fils pendus aux fémurs de sa harpe : et grelotta soudain un galop clair de grêle rebondissant de tuile en tuile.
In Les Minutes de sable mémorial, Guignol © Pléiade, Gallimard 1988, p.180
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La peur
Roses de feu, blanches d’effroi,
Les trois Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires ;
Et les spectres de leurs mémoires
Sont évoqués sur les parquets,
Avec l’ombre de doigts marqués
Aux murs de leurs chemises blanches,
Et de griffes comme des branches.
Le poêle noir frémit et mord
Des dents de sa tête de mort
Le silence qui rampe autour.
Le poêle noir comme une tour
Prêtant secours à trois guerrières
Ouvre ses yeux de meurtrières.
Roses de feu, blanches d’effroi,
En longues chemises de cygnes,
Les trois Filles, sur le mur froid
Regardant grimacer les signes
Ouvrent, les bras d’effroi liés,
Leurs yeux comme des boucliers.
In Les Minutes de sable mémorial, Tapisseries, © Pléiade, Gallimard 1988, p.202
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Ne dressez pas vers le ciel noir la flamme de vos cheveux d’effroi quand le hibou tout seul et roi de ses lèvres de fer fait voir le rouge de ses tintamarres ; quand les hiboux dans leurs simarres, aux yeux d’espoir, aux yeux menteurs, dans leurs simarres chamarrées, soulevant leurs ailes d’emphase, dardent leurs yeux de chrysoprase vers le ciel noir.
Éloignez de devant ma face ces yeux vert pâle deux par deux, éloignez de devant mes yeux ces pâles astres deux par deux, étoiles de mort qui s’effacent du tableau noir du ciel de moire.
Et vos cheveux de fer brillant, vos lourds cheveux aux reflets bleus sont attirés par ces aimants qui pendent du ciel deux par deux.
Ô ne dressez pas les cheveux comme sous mon bras triomphant, mon bras aux muscles de potence, la tête vierge de l’enfant dont le sang clair depuis cent ans fond comme la cire d’un cierge sur les trois lampes du silence.(…)
In Les Minutes de sable mémorial, Les paralipomènes © Pléiade, Gallimard 1988, p.233
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(…)Par la porte et les trous des murs rampent les griffes ;
Par la porte et les trous des murs glissent les vols.
C’est un frou-frou de soie et d’ailes d’hippogriffes,
Une chute de neige en ternes flocons mols.
Et, déchiffrant dans l’air d’obscurs hiéroglyphes,
Se contournent sans fin ni loi de maigres cols.
Puis la troupe s’abat sur les quelconques sols
Et marche – défilé de sérieux pontifes
Qui marmonnent des mots en abstrus baragouins –
Comme pour un exode en terres éloignées ;
Point distraits, ne mangeant jamais les araignées,
Mais écartant de leurs becs ascètes de ces coins
Où des gnomes gourmets ont de leurs mains légères
Posé ces fruits ainsi que sur des étagères.
In La Revanche de la nuit, © Pléiade, Gallimard 1988, p.251
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Rampant d’argent sur champ de sinople, dragon
Fluide, au soleil la Vistule se boursoufle.
Or le roi de Pologne, ancien roi d’Aragon,
Se hâte vers son bain, très nu, puissant maroufle.
Les pairs étaient douzaine : il est sans parangon.
Son lard tremble à sa marche et la terre à son souffle ;
Pour chacun de ses pas son orteil patagon
Lui taille au creux du sable une neuve pantoufle.
Et couvert de son ventre ainsi que d’un écu
Il va. La redondance illustre de son cul
Affirme insuffisant le caleçon vulgaire
Où sont portraiturés en or, au naturel,
Par derrière, un Peau-rouge au sentier de la guerre
Sur un cheval, et par devant la tour Eiffel.
In Textes relatifs à Ubu roi, © Pléiade, Gallimard 1988, p.423
Les dernières années d’existence de Jarry , comme celles de Rimbaud et de Daumal, seront vécues dans une grande indigence matérielle et physique, et il décédera prématurément lui aussi, en 1907, à trente-quatre ans, d’une méningite tuberculeuse.
Bibliographie
- Ubu roi, chez Amazon, librio
- Œuvres complètes, © Pléiade, Gallimard, 1988
Internet
- Un article très complet, intitulé « L’obscurité comme synthèse chez A. Jarry » de Julien Schuh, sur le site fabula.org
- Les amis d’Alfred Jarry
Contribution de Jean Gédéon
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