Le 10 mars dernier, le Musée Dapper organisait à Paris une rencontre autour de l’œuvre de Léon-Gontran Damas à l'occasion du centenaire de sa naissance à Cayenne, avec la participation de Daniel Maximin, poète, de Valérie Marin La Meslée, journaliste et de l'artiste Rocé comme lecteur, et en présence de Marcel Bibas, neveu et exécuteur testamentaire du poète.
Traduire la révolte et la flamme, qui éclatent à travers l’œuvre de ce poète guyanais, qui ne cesse de se proclamer nègre et fier de l'être et prêt à en découdre, m'échoit aujourd'hui alors même que je suis fille de petit-bourgeois par mon père et de planteur par ma mère, descendante d'une famille de blancs, installés en Guadeloupe depuis quatre générations. Il s'avère que j'ai étrangement reçu la même éducation que l'auteur, à un demi-siècle d'écart : c'est-à-dire savoir tenir son rang, –de fille blanche pour moi, de métis « blanchi » pour lui,– et de vivre à l'étroit, sur le fil du rasoir, sans jamais s'accoquiner à l'une ou l'autre des autres parties.
« L'enfance était gratuitement gardée à vue » certes, mais il se pourrait que les « désirs comprimés » soient chemins d'écriture...
(…)
De la Place des Palmistes
à ton cœur pourtant si proches
ne parvenait guère
le souffle même de l'Orénoque
ton Orénoque
Désirs comprimés
(…)
Les vacances toujours proches à Rémire
où les Cousins parlaient si librement patois
crachaient si aisément par terre
sifflaient si joliment un air
lâchaient si franchement un rot
et autres choses encore
sans crainte d'être
jamais mis au pain sec
ni jetés au cachot
Désirs comprimés
(…)
Mort au Maître d'École
et vivent
vivent les rebelles
les réfractaires
les culs-terreux
les insoumis
les vagabonds
les bons absents
les propres à rien
Et vive
vivent la racaille
la canaille
la valetaille
la négraille
Et vivent
vivent les poux
vivent les cancres
vivent les chancres
Et vivent
ceux qui hier opposèrent
d'instinct
un NON définitif
à la masturbation
de la maison plus que triste et basse
où la vie se déroulait mollement
en bordure de la Rue étroite et silencieuse
que le bruit de la Ville
traversait à peine
ET BLACK-LABEL À BOIRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon en changer
In Black-Label, extraits du cahier III, © Poésie/Gallimard 2011, p.62/63 et 67/68
Son enfance à Cayenne est marquée d'emblée par la perte et le deuil, il naît le 28 mars 1912 d'une mère martiniquaise et d'un père guyanais, triplement métissé de sang amérindien, africain et européen.
Sa sœur jumelle, Gabrielle, meurt en bas âge, dernier enfant d'une fratrie de cinq, il perd sa mère, Marie Aline, l'année suivante, puis sa grand-mère paternelle, à la suite de quoi l'enfant ne parlera pas avant l'âge de sept ans. Son père, employé aux travaux publics, confie alors tous les enfants à la sœur de leur mère, Gabrielle, dite “Man Gabi”, qui veillera à leur donner une éducation bourgeoise.
Suite au remariage de celle-ci et de sa mésentente avec son beau-père, le jeune Damas est envoyé en 1924 à la Martinique, où il aura pour condisciple, au Lycée Schœlcher, Aimé Césaire. À l'automne 1927, son père est muté en France, – deux de ses sœurs y vivent déjà –, il l'accompagne et poursuit ses études secondaires, dans un lycée de Meaux. Déraciné de nouveau et terriblement seul, il se lie d'amitié avec un confrère, futur poète, d'origine russe, Adrian Miatlev, qui l'introduira, plus tard, dans les milieux littéraires et poétiques d'avant-garde parisiens.
Sa famille souhaite qu'il s'oriente rapidement au sortir du lycée vers une profession “honorable”. Or, « aussi rebelle par ses idées que dans sa vie, il s'inscrit un temps à l'École des Langues Orientales et fréquente la faculté de Lettres » mais surtout il s'immerge dans les milieux français d'avant-garde et, parlant très bien l'anglais, dans ceux de la diaspora noire anglophone des musiciens de jazz et des chanteurs de blues.
Tout en s'initiant aux plaisirs nocturnes de la capitale, il fréquente des étudiants africains, tels que Léopold Sédar Senghor, et des expatriés, plus ou moins gauchistes, présents à Paris, il dévore toute poésie étrangère, qui lui tombe sous la main, renoue aussi avec ses anciens congénères de la Martinique, dont Aimé Césaire, arrivé deux ans plus tard, et qui se sont regroupés, dès 1931, au sein d'une association étudiante active et politisée.
Lorsque Césaire le rencontre, « Damas se promène sur le Boul'Mich avec un melon et une canne, en dandy noir américain , snob mais comique » – dit-il – allure qu'illustrera ironiquement Damas, dans un poème de Pigments dédié à Césaire, qui montre bien qu'il n'était pas dupe des apparences.
SOLDE
Pour Aimé Césaire
J'ai l'impression d'être ridicule
dans leurs souliers
dans leur smoking
dans leur plastron
dans leur faux-col
dans leur monocle
dans leur melon
(…)
J'ai l'impression d'être ridicule
avec mon cou en cheminée d'usine
avec ces maux de tête qui cessent
chaque fois que je salue quelqu'un
(…)
J'ai l'impression d'être ridicule
avec tout ce qu'ils racontent
jusqu'à ce qu'ils vous servent l'après-midi
un peu d'eau chaude
et des gâteaux enrhumés
J'ai l'impression d'être ridicule
parmi eux complice
parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur
les mains effroyablement rouges
du sang de leur ci-vi-li-sa-tion
In Pigments Névralgies © Présence Africaine 2005, (extraits) p.41/43
Contrairement à ses collègues, Senghor et Césaire, il ne cherche pas à passer de diplômes et n'envisage pas une carrière politique, mais comme il cesse de recevoir des subsides de sa famille, doit vivre d'expédients, malgré une bourse, obtenue par l'intermédiaire de Félix Éboué, administrateur de la Martinique, qui lui permet de suivre alors les cours de l'Institut d'ethnologie.
Alejo Carpentier, le Cubain et ami, dit de cette période : « On a crevé de faim de 1930 à 1932 ; les répercussions de la crise ont été affreuses. On vivait de petits articles dans des journaux qui s'évanouissaient les uns après les autres.(...) On dit que c'étaient les années folles, mais pour qui ? Le plus fort, c'est que les gens venaient du monde entier crever de faim à Montparnasse. »
IL EST DES NUITS
Pour Alejo Carpentier
Il est des nuits sans nom
il est des nuits sans lune
où jusqu'à l'asphyxie
moite
me prend
l'âcre odeur de sang
jaillissant
de toute trompette bouchée
Des nuits sans nom
des nuits sans lune
la peine qui m'habite
m'oppresse
la peine qui m'habite
m'étouffe
Nuits sans nom
nuits sans lune
où j'aurais voulu
pouvoir ne plus douter
tant m'obsède d’écœurement
un besoin d'évasion
Sans nom
sans lune
sans lune
sans nom
nuits sans lune
sans nom sans nom
où le dégoût s'ancre en moi
aussi profondément qu'un beau poignard malais
Ibid p. 25/26
Dans la notice biographique de Black-Label, Sandrine Poujols écrit: « Tour à tour barman à la Boule Blanche, travailleur aux Halles, ouvrier dans une usine de nickelage, plongeur ou distributeur de prospectus, il se forme au journalisme auprès des équipes de Lucien Vogel, grand magnat de la presse française des années 1930. Mais c'est à la poésie qu'il songe surtout, à l'instar de ses amis, le Russe Adrian Miatlev, - (ancien collègue de lycée à Meaux) - et le Martiniquais Étienne Léro. Il semble que Damas se fait remarquer par les bonnes personnes au bon moment Aux cotés de Léro, il fait la connaissance de deux poètes de La Revue Nouvelle, Jacques Audiberti et Edmond Humeau, avec qui il se lie aussitôt d'amitié. Contrairement au groupe de Légitime Défense il ne s'attache pas à la compagnie d'André Breton, lui préférant une personnalité plus originale, entrée en dissidence : Robert Desnos. Il doit cette rencontre à Michel Leiris » qu'il côtoie aussi bien dans les réunions du groupe Masses qu'à l'Institut d'ethnologie.
« Au contact de ces hommes », précise Damas, « je prenais de plus en plus conscience, non seulement de ma qualité de nègre, mais de ma qualité de Guyanais et de ma qualité d'homme tout court. »
RÉALITÉ
De n'avoir jusqu'ici rien fait
détruit
bâti
osé
à la manière
du Juif
du Jaune
pour l'évasion organisée en masse
de l'infériorité
C'est en vain que je cherche
le creux d'une épaule
où cacher mon visage
ma honte
de
la
Ré
a
li
té
In Pigments Névralgies © Présence Africaine 2005, p.71
Il existait chez lui un rejet viscéral et universel du racisme, de toute ségrégation et colonisation et il s'élevait vivement contre le mutisme qui les accompagne. Ainsi, avec ses amis Desnos, Marguerite Duras et Jean-Louis Baghio'o, s'insurgera-t-il plus tard contre la montée du nazisme, du fascisme et contre le régime de Vichy.
Le poème qui suit est dédié à l'un d'eux Antillais et à son épouse et semble inspiré par la traversée en bateau de l'Atlantique:
LE VENT
Pour Henriette et Jean-Louis Baghio'o
Sur l'océan
nuit noire
je me suis réveillé
épris
sans jamais rien saisir
de tout ce que racontait le vent
sur l'océan
nuit noire
Ou bien le vent repasse sa leçon du lendemain
ou bien le vent chante des trésors enfouis
ou bien le vent fait sa prière du soir
ou bien le vent est une cellule de fous
sur l'océan
nuit noire
pendant qu'un bateau foule l'écume
et va
va vers son destin de roulure.
Sur l'océan
nuit noire
Ibid p.29
Coup sur coup, Damas perd son père, sa sœur, puis “Man Gaby” qui décède brutalement, en 1934, « un jour de juin / qui finissait », alors qu'il s'apprête à retourner en Guyane, chargé d'une mission d'étude ethnologique sur « les survivances africaines en Guyane. »
Il publiera, à la suite de ce voyage, en 1938, chez José Corti, Retour de Guyane, un pamphlet sur la situation catastrophique de son pays, ce livre, jugé subversif, sera, – comme plus tard Pigments – victime de la censure, racheté et en grande partie détruit et lui vaudra, après la chute du gouvernement socialiste, des démêlés avec la sûreté nationale.
Pourtant, nourri de ce retour à ses racines, il commence a écrire Black-Label, qui ne paraîtra qu'en 1956.
Pour lors, ses poèmes, qui paraissent régulièrement dans différentes revues, dont la revue Esprit, née en 1935, contribuent à le faire connaître de plusieurs éditeurs.
En 1937, il a la chance de voir paraître son premier recueil, Pigments, publié à compte d'auteur et tiré à 500 exemplaires par un jeune éditeur d'avant-garde, Guy Levi-Mano, qui édite les Surréalistes, avec en frontispice une belle et éloquente gravure sur bois de Franz Masereel (1889-1972) et une préface de Robert Desnos.
Du trio Césaire, Senghor, Damas, il est donc le premier à être édité.
Tous trois ont lancé l'idée de Négritude, dans leur journal L’Étudiant noir et Damas, qui en est le secrétaire de rédaction, dit avec humour de ce terme: « Césaire a inventé le mot, Senghor en a fait un concept et moi je me suis contenté de le mettre sur le marché. »
HOQUET
Pour Vashti et Mercer Cook
Et j'ai beau avaler sept gorgées d'eau
trois à quatre fois par vingt-quatre heures
me revient mon enfance
dans un hoquet secouant
mon instinct
tel le flic le voyou
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en
Ma mère voulant d'un fils très bonnes manières à table
Les mains sur la table
le pain ne se coupe pas
le pain se rompt
le pain ne se se gaspille pas
le pain de Dieu
le pain de la sueur du front de votre Père
le pain du pain
(…)
Ma mère voulant d'un fils mémorandum
Si votre leçon d'histoire n'est pas sue
vous n'irez pas à la messe
dimanche
avec vos effets des dimanches
Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de Dieu
Taisez-vous
Vous ai-je ou non dit qu'il vous fallait parler français
le français de France
le français du français
le français français
(…)
Désastre
parlez-moi du désastre
parlez-m'en
Ma Mère voulant d'un fils très do
très ré
très mi
très fa
très sol
très la
très si
très do
ré-mi-fa
sol-la-si
do
Il m'est revenu que vous n'étiez encore pas
à votre leçon de vi-o-lon
Un banjo
vous dîtes un banjo
comment dîtes-vous
un banjo
vous dîtes bien
un banjo
Non monsieur
vous saurez qu'on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres
In Pigments Névralgies © Présence Africaine Poésie 2005, extraits p.35 à 38
BLANCHI
Pour Christiane et Alioune Diop
Se peut-il donc qu'ils osent
me traiter de blanchi
alors que tout en moi
aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique
qu'il ont cambriolée
Blanchi
Abominable injure
qu'ils me paieront fort cher
quand mon Afrique
qu'ils ont cambriolée
voudra la paix la paix rien que
la paix
Blanchi
Ma haine grossit en marge
de leur scélératesse
en marge
des coups de fusil
en marge
des coups de roulis
des négriers
des cargaisons fétides de l'esclavage cruel
Blanchi
Ma haine grossit en marge
de la culture
en marge
des théories
en marge des bavardages
dont on a cru devoir me bourrer au berceau
alors que tout en moi aspire à n'être que nègre
autant que mon Afrique qu'ils ont cambriolée
Ibid p.59 et 60
Tantôt sarcastiques tantôt lancinants, rythmés de jeux sonores répétitifs, souvent comparés à un bégaiement, ces poèmes comme des airs de blues expriment un douloureux désir de retour aux racines, pour lui et pour tous ses frères déracinés. Loin d'être déclamatoire son style est simple et direct mais son projet poétique précis:
« Délivrer le message/ chanter le poème à danser », « être de ceux qui disent/ avec les mots de tous les jours » les blessures de l'esclavage, « être de ceux qui jamais n'ont cessé d'être/ un souvenir qui soudain retrouve enfin/ le fil du drame interrompu/ au bruit des chaînes/ du brigantin frêle/ mouillant dans l'aube grise de l'Anse aux Klouss ».
Si la rancœur d'une enfance éduquée à la baguette lui monte encore à la gorge, d'autres poèmes surgissent, tel celui-ci, envoûtant, qui ouvre son premier recueil, Pigments.
ILS SONT VENUS CE SOIR
Pour Léopold-Sedar Senghor
Ils sont venus ce soir où le
tam
tam
roulait de
rythme
en
rythme
la frénésie
des yeux
la frénésie des mains
la frénésie
des pieds de statues
DEPUIS
combien de MOI MOI MOI
sont morts
depuis qu'ils sont venus venus ce soir où le
tam
tam
roulait de rythme
en
rythme
la frénésie
des yeux
la frénésie
des mains
la frénésie
des pieds de statues
Ibid p.13
Hélas très vite l'heure est à la guerre. Correspondant de guerre attaché au service de l'agence Radio, Damas est mobilisé en 1939 dans l'infanterie coloniale et démobilisé en 1940, après avoir traversé toute la France à pied, du nord au sud, avec son régiment.
Mandaté par un groupe d'Antillais et d'Africains, il se rend auprès du ministre des Colonies, un mulâtre martiniquais, pour l'informer de l'état d'abandon des troupes noires, cantonnées à Fréjus en attente d'être démobilisées et le prie de leur obtenir des papiers, qui permettraient à ces hommes de rejoindre leurs familles. À la suite de cette démarche, le ministre est révoqué. Damas, par contre, est invité à lire des contes créoles, sur radio Vichy.
Flairant le piège, et sur conseil de ses amis, il démissionne et franchissant la ligne de démarcation, remonte sur Paris, mais sur les conseils d'Edmond Humeau et de Desnos, ses amis, à la veille des grandes rafles, regagne Toulouse, puis Lyon et de nouveau Paris, où la communauté noire se reconstitue au vu et au su des autorités allemandes. Léopold Sédar Senghor en est, Césaire, lui, est rentré en 1939, à la Martinique.
« Damas, écrit Sandrine Poujols, toujours dans sa préface à Black Label, transforme le café Le Méphisto, en atelier pour talents prometteurs, où naissent et meurent rêves et élans généreux. »
Il est arrêté et relâché par la Gestapo, le jour où sort le premier numéro de L’Étudiant d'Outre-mer. Desnos, lui est arrêté en février 1944, déporté quelques mois plus tard et succombera du typhus à la libération du camp de concentration de Terezin en Tchécoslovaquie.
Damas connaît quelques soucis à la libération de Paris mais, libéré par un groupe de choc du commissariat où il a été jeté, il est finalement « médaillé pour avoir fait partie de la Résistance », il obtiendra même, en 1948, le diplôme de Croix d'honneur du Mérite franco-britannique « pour dévouement et services éminents rendus à la cause des Alliés. »
Damas prépare une Anthologie des « Latitudes Françaises » et fonde la collection Écrivains d'outre-mer, en 1945, aux Éditions Fasquelle. Il s'intéresse à des textes poétiques qu'il traduit de langues africaines, le rongué, le fanti, le bassouto, le toucouleur, le bambara, et qu'il commente ainsi : « Poésie dont la caractéristique essentielle réside dans le fait qu'improvisée elle n'est jamais déclamée ni dite, mais chantée. Toute circonstance de la vie, tout événement qui excite l'attention du public est l'occasion d'un poème qui jamais ne différera du langage familier, » méthode qu'il semble avoir appliquée au quotidien à sa propre poésie.
En 1946, il rejoint la Guyane, où il soutient la candidature d'un ami, René Jaffard, aux élections législatives contre Gaston Monnerville ; il sera amené à se présenter par la suite à la succession de Jaffard, décédé accidentellement et sera élu député de la Guyane de 1948 à 1951
Ses traductions paraissent en 1948, sous le titre Poèmes nègres sur des airs africains, il est alors député de la Guyane et se bat, à la différence de Césaire, contre la départementalisation de la Guyane et des Antilles françaises, mais aux cotés de Senghor et Césaire, pour les indépendances africaines.
Daniel Maximin, qui avoue se sentir de grandes connivences avec Damas, confie : « Il poussait chacun à l'exercice de sa propre poésie. Il reste pour moi le poète de la sincérité absolue, de la mise à nu, avec lequel j'essaie de dialoguer, le seul qui ait osé parler d'amour au milieu de la décolonisation. »
Black-Label, que le poète façonne depuis dix ans, paraît enfin le 9 janvier 1956, ce recueil, dans son édition actuelle, est suivi d'autres poèmes repris de Graffiti, et de Poèmes nègres sur des airs africains.
Sur le plan politique, il vient de se représenter, sans l'emporter, le 2 janvier de la même année, aux élections législatives, en Guyane.
Sandrine Poujols écrit à ce propos dans la notice bio-bibliographique du dit recueil :
« Une grande soif de liberté, un perpétuel ricanement, un mépris affiché pour les gredins, les menteurs, les lâcheurs, ne font certes pas partie des attributs conventionnels d'une personnalité politique. Mais par amour-propre – ou par amour tout court pour un “pays à son cœur accroché” – Damas s'est représenté aux élections. (…) Les achevés d'imprimer des trois recueils poétiques réunis dans le présent volume mettent si bien en évidence la concomitance des livraisons du poète avec les rendez-vous électoraux de l'impromptu politique, qu'on ne saurait imaginer qu'elle soit un simple fruit du hasard ; et ce d'autant plus que chaque titre semble délivrer un message : Poèmes nègres sur des airs africains © Poésie Commune, février 1948 ; Graffiti © Cahiers PS, janvier 1952 et Black-Label, © Gallimard, en 1956.»
De la même époque date son mariage, en 1948, suivi d'une séparation et d'un divorce en 1953, avec la fille de son ex-professeur d'anglais, à la Martinique, évènements qui nous valent quelques fulgurants et courts poèmes d'amour-passion parus en 1966 dans Névralgies aux éditions Présence africaine. Ce recueil est désormais publié, chez le même éditeur, avec Pigments.
ELLE S'EN VINT
et s'en vint
d'Elle-même
et seule un soir
autour de ma détresse
de chien tout fou
de chien tout nu
de chien tout chien
chien de chien
chien
tout fou
tout nu
Ainsi
sans plus
naquit
le drame
In Pigments Névralgies © Présence Africaine 2005, p.90
COMME UN ROSAIRE
s'égrène
pour le repos
d'une âme
mes nuits
s'en vont par cinq
dans un silence
de monastère
hanté
Ibid p.93
POURQUOI
grands dieux
pourquoi pourquoi
faut-il que tout se chante
fut-ce
l'amour
à tout jamais soudain
d'une pureté d'albâtre
Ibid p.99
PAR LA FENÊTRE OUVERTE À DEMI
sur mon dédain du monde
une brise montait
parfumée au stéphanotis
tandis que tu tirais à TOI
tout le rideau
Telle
je te vois
te reverrai toujours
tirant à toi
tout le rideau du poème
où
Dieu que tu es belle
mais longue à être nue
Ibid p.112
AIMER TOUT COMME HIER
que sans frapper
elle ouvre
entre
comme
jamais personne
d'autre
c'est encore attendre
des heures
de longues heures
en sifflotant
toujours le même air de fou
debout
contre la vitre embuée
où montent
le bruit lourd
l'odeur du jour qui va finir
Ibid p.132
IL N'EST PLUS BEL HOMMAGE
Il n'est plus bel hommage
à tout ce passé
à la fois simple
et composé
que la tendresse
l'infinie tendresse
qui entend lui survivre
Ibid p.153
Il refera ultérieurement sa vie, en septembre 1968, avec une brésilienne, Marietta Campos, rencontrée deux ans plus tôt, au cours d'un de ses voyages.
Désormais à part Névralgies, qui paraîtra en 1966 aux éditions Présence Africaine, et qui reprend les textes de Graffiti édités en 1952, il ne publiera plus de poèmes personnels mais continuera à sillonner le monde entier et à œuvrer sans relâche pour la poésie soit à la Radiodiffusion d'Outre-Mer, soit comme ambassadeur culturel dans le monde entier, soit comme “chercheur de négritude” pour l'Unesco, soit, à la fin de sa vie, comme professeur à plein temps à l'Université Howard à Washington D.C, ville où il s'installe définitivement en 1970 et où il décédera d'une tumeur linguale, en janvier 1978.
À l'automne 1978, ses cendres, après une étape en Martinique à la demande de son ami Césaire, seront reçues à Cayenne avec tous les honneurs. Une semaine culturelle Léon-Gontran Damas sera organisée à cette occasion dans sa ville natale. Un lycée porte son nom depuis, en Guyane.
Robert Goffin, féru de jazz, écrit dans la préface de Pigments : « Ce qui m'émeut, c'est le battement de cœur de l'Afrique déracinée qui, au bout du carcan de la servitude, affirme plus que jamais sa profonde vitalité créatrice ! C'est pour cela que je crois au génie noir. » tandis que Damas achève son recueil Névralgies par ce poème :
CITEZ-M'EN
Citez-m'en
citez-m'en un
citez-m'en un
un seul rêve
qui soit allé
qui soit allé
jusqu'au bout du sien propre
In Pigments Névralgies © Présence Africaine 2005 p.154
Bibliographie
-
Pigments Névralgies © Présence Africaine 2005
-
Black-Label et autres poèmes © Poésie/Gallimard 2011
Internet
-
article dans Jeune Afrique
-
Sur le site Les pages de Redris
-
Tire ta langue sur France Culture
-
Sur Médiapart : Les intellectuels noirs et la revalorisation des langues africaines: des années 1930 aux indépendances
-
Sur le site Montray Kréyol
-
Sur le blog D'une berge à l'autre
Contribution de Roselyne Fritel
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