Ghérasim Luca est né en 1913 en Roumanie dans un milieu juif libéral, Au cours de ses années de formation, littéraire et philosophique, il a été très vite au contact des langues yiddish, allemande, roumaine et française.
Au cours des années 1930, il prend part aux activités du groupe surréaliste roumain mené, entre autres, par Tsara. Il publie certains de ses poèmes dans les revues du groupe, puis, au cours d’un séjour en France, s’intéresse à la production du surréalisme parisien, auquel ses amis Jacques Hérold et Victor Brauner sont liés.
En 1940, après la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne, il revient en Roumanie, échappant ainsi à la déportation.
En 1947, après la proclamation de la République Démocratique Roumaine, le nouveau pouvoir communiste reprend, pour l’essentiel, les valeurs de l’ancien régime dont le moteur principal était, entre autres, la domestication systématique des consciences.
Luca va donc être immédiatement considéré comme un élément déviant et par conséquent suspect. Il décide de quitter la Roumanie. Après un passage en Israël, il rejoint la France qui deviendra son refuge définitif.
À la fin des années quatre-vingt, il est victime, de la part de l’administration française, d’une procédure d’expulsion qui le force à évacuer son atelier de la rue Joseph de Maistre, déclaré insalubre. Pour obtenir d’être relogé, il est nécessaire qu’il puisse justifier d’une explicite appartenance nationale. Lui qui se considérait, depuis toujours, comme apatride devra se résoudre, contraint et forcé, à être naturalisé français. Il s’agissait d’une simple obligation administrative, mais qui, ajoutée au poids des brimades subies antérieurement, aura sur son équilibre psychique une influence désastreuse, avec en toile de fond la hantise des idéologies raciste et antisémite.
Cet exilé de partout, qui a adopté la langue française comme principal moyen d’expression, a inventé un pan de la poésie contemporaine qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la poésie sonore, et dont les principaux représentants sont Serge Pey, Jean-Pierre Verheggen, Julien Blaine, Serge Ritman et de son vivant, Christophe Tarkos.
Cette poétique de l’oralité a été imitée dans d’autres pays, entre autres en Autriche, avec le poète Ernst Jandl. (Voir à ce sujet, l’article du 14 juillet 2012 de Florence Trocmé, dans sa rubrique Scoop-it de la revue Poezibao.)
En préambule à l’une de ses nombreuses lectures publiques, Luca résume très clairement ce qu’était sa poésie:
« II m'est difficile de m'exprimer en langage visuel.
Il pourrait y avoir dans l'idée même de création-créaction-quelque chose, quelque chose qui échappe à la description passive telle quelle, telle qu'elle découle nécessairement d'un langage conceptuel. Dans ce langage, qui sert à désigner des objets, le mot n'a qu'un sens, ou deux, et il garde la sonorité prisonnière. Qu'on brise la forme où il s'est englué et de nouvelles relations apparaissent : la sonorité s'exalte, des secrets endormis surgissent, celui qui écoute est introduit dans un monde de vibrations qui suppose une participation physique, simultanée, à l'adhésion mentale. Libérer le souffle et chaque mot devient un signal. Je me rattache vraisemblablement à une tradition poétique, tradition vague et de toute façon illégitime. Mais le terme même de poésie me semble faussé. Je préfère peut-être : "ontophonie". Celui qui ouvre le mot ouvre la matière et le mot n'est qu'un support matériel d'une quête qui a la transmutation du réel pour fin. Plus que de me situer par rapport à une tradition ou à une révolution, je m'applique à dévoiler une résonance d'être, inadmissible. La poésie est un "silensophone", le poème, un lieu d'opération, le mot y est soumis à une série de mutations "sonores, chacune de ses facettes libère la multiplicité des sens dont elles sont chargées. Je parcours aujourd'hui une étendue où le vacarme et le silence s'entrechoquent - centre choc -, où le poème prend la forme de l'onde qui l'a mis en marche. Mieux, le poème s'éclipse devant ses conséquences. En d'autres termes : je m'oralise. »
Autrement dit, pour lui, les mots sont plus que les simples véhicules du sens. Ils peuvent, grâce à la voix qui les matérialise devenir des porteurs d’onde pourvoyeurs d’incantations envoûtantes, analogues aux rites d’initiation chamanique de certaines peuplades, ou aux mantras brahmaniques. Tout en les proférant, il les balbutie, les bégaie, les enchevêtre, et ceux qui ont eu la chance d’assister à l’une de ses lectures ont tous insisté sur le caractère particulier de son phrasé et de sa voix puissante.
Ainsi, selon Raphaël Sorin dans Le Matin : « Il a libéré la langue des oiseaux , une parole alchimique qui dévoile les fantasmes, invoque des fantômes, mime les cours des rêves et le flux de l’inconscient. On voit pourquoi il a tant impressionné Deleuze… Il exprime son émoi dans un texte… qui permet d’ironiser sur les critiques, ces muets du sérail : Le plus grand poète français, mais justement il est d’origine roumaine, c’est Ghérasim Luca : il a inventé ce bégaiement qui n’est pas celui d’une parole, mais celui du langage lui-même ».
Ou encore, ainsi que l’indique André Velter dans sa préface au recueil intitulé Héros-Limite publié en 2001 par Poésie/Gallimard : « Et puis, il y a Luca, sa présence, sa voix. Présence fragile, frémissante, en rupture, et voix au timbre roulant, venue des confins balkaniques, qui lutte à bout de chant contre une langue par trop commune, jusqu'à reprendre souffle à force d'essoufflement. Il y aussi sa main libre, celle qui ne tient pas le livre et n 'a que le vide pour appui.
Luca dit sans emphase, sans effet, alors même, qu 'il accepte l'épreuve du don total de soi et d'une profération qui s'arrache à sa masse sonore. Il dit dans un vertige, fouille son labyrinthe, mange, malaxe, maltraite, mitraille, caresse, exalte les consonnes, les voyelles, les phonèmes, relance ses rythmes, dévale ce qui déraille, tangue au creux du gouffre verbal pour renaître plus ardent après les naufrages, avec entre les dents cette goutte de néant volée aux grands fonds, à l'obscur et à la mort.
« La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie étonne, étonne et et et est un nom, un nombre de chaises, un nombre de 16 aubes et jets, de 16 objets contre, contre la, contre la mort ou, pour mieux dire, pour la mort de la mort ou pour contre, contre, contrôlez-la, oui c'est mon avis, contre la, oui contre la vie sept, c'est à, c'est à dire pour, pour une vie dans vidant, vidant, dans le vidant vide et vidé, la vie dans, dans, pour une vie dans la vie. » (…)
In Héros-Limite, © Poésie-Gallimard, 2001, p. 15
Oui, le petit personnage noir qui animait le silence prophétisait par effraction. Il était l’oxygène des nerfs et du cœur par temps de lourde asphyxie. Il était un éveilleur qui se présentait comme un sonneur de cloches et annonçait : nous allons devenir la proie de l’ombre.
Entendre, voir lire Ghérasim Luca, c’était redécouvrir le pouvoir primordial de la poésie, sa puissance oraculaire et sa vertu de subversion. » écrit aussi André Velter dans Le Monde en février 1994.
Le 9 février 1994, à minuit, comme son ami Paul Celan, il se jette dans la Seine, après avoir posté, à l’attention de son amie la peintre Micheline Catti une lettre d’adieu, où il indique notamment qu’il met fin à ses jours « puisqu’il n’y a plus de place pour les poètes dans ce monde. »
Autres secrets du vide et du plein
le
vide vidé de son vide c'est le plein
le vide rempli de son vide
c'est le vide
le vide rempli de son plein c'est le vide
le
plein vidé de son plein c'est le plein
le plein vidé de son vide
c'est le plein
le vide vidé de son plein c'est le vide
le
plein rempli de son plein c'est le plein
le plein rempli de son
vide c'est le vide
le vide rempli de son vide c'est le plein
le
vide vidé de son plein c'est le plein
le plein rempli de son vide
c'est le plein
le plein vidé de son vide c'est le vide
le vide
rempli de son plein c'est le plein
le plein vidé de son plein
c'est le vide
le plein rempli de son plein c'est le vide
le
vide vidé de son vide c'est le vide
c'est le plein vide
le
plein vide vidé de son plein vide
de son vide vide rempli et vidé
de son vide vide vidé de son plein
en plein vide
In Héros-Limite, © Poésie-Gallimard, 2001, p. 47
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Le rêve en action
la
beauté de ton sourire ton sourire
en cristaux les cristaux de
velours
le velours de ta voix ta voix et
ton silence ton
silence absorbant
absorbant comme la neige la neige
chaude et
lente lente est
ta démarche ta démarche diagonale ;
diagonale
soif soir soie et flottante
flottante comme les plaintes les
plantes
sont dans ta peau ta peau les
décoiffe elle décoiffe
ton parfum
ton parfum est dans ma bouche ta bouche
est une
cuisse une cuisse qui s'envole
elle s'envole vers mes dents mes
dents
te dévorent je dévore ton absence
ton absence est une
cuisse cuisse ou
soulier soulier que j'embrasse
j'embrasse ce
soulier je l'embrasse sur
ta bouche car ta bouche est une
bouche
elle n'est pas un soulier miroir que j'embrasse
de même
que tes jambes de même que
tes jambes de même que tes jambes
de
même que tes jambes tes jambes (…)
ibid p.48
****
Quart d’heure de culture métaphysique
Allongée
sur le vide
bien à plat sur la mort
idées tendues
la mort
étendue au-dessus de la tête
la vie tenue de deux mains
Élever
ensemble les idées
sans atteindre la verticale
et amener en
même temps la vie
devant le vide bien tendu
Marquer un certain
temps d'arrêt
et ramener idées et mort à leur position de
départ
Ne pas détacher le vide du sol
garder idées et mort
tendues
Angoisses écartées
la vie au-dessus de la
tête
Fléchir le vide en avant
en faisant une torsion à
gauche
pour amener les frissons vers la mort
Revenir à la
position de départ
Conserver les angoisses tendues
et
rapprocher le (…)
****
Vide et mort penchés en avant
angoisses
ramenées légèrement fléchies
devant les idées
Respirer
profondément dans le vide
en rejetant vide et mort en arrière
En
même temps
ouvrir la mort de chaque côté des idées
vie et
angoisses en avant
Marquer un temps d'arrêt
aspirer par le
vide
Expirer en inspirant
inspirer en expirant
ibid p.91
****
La paupière philosophale
Bien
au-delà du peu
la peau et l'épée
lapent
l'eau ailée
du
petit pire
Toupie d'une peur idéale
épi à pas de
pou
appât
ou pâle pet de pétale
La vie dupe la fille
du vite
Tapis doux
où les fées filent
les feux
muets
d'un rien de doute
L'effet est fête
faute
hâte
écho et cause
Muer le vil métal
en
pot-au-feu d'or mental
étale
un métapeu de métatout :
œufs
de tatou...
mythes dormants...
haute île en air...(…)
ibid p.101
****
Passionnément
pas
pas paspaspas pas ;
pasppas ppas pas paspas
le pas pas le faux
pas le pas
paspaspas le pas le mau
le mauve le mauvais
pas
paspas pas le pas le papa
le mauvais papa le mauve le
pas
paspas passe paspaspasse
- passe passe il passe il pas
pas
il passe le pas du pas du pape
du pape sur le pape du pas
du passe
passepasse passi le sur le
le pas le passi passi passi
pissez sur
le pape sur papa sur le sur la sur
la pipe du papa
du pape pissez en masse (…)
ibid p.169
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À gorge dénouée
Accouplé
à la peur
comme Dieu à l’odieux
le
cou engendre le couteau
et le Coupeur de têtes
suspendu entre
la tête et le corps
comme le crime
entre le cri et la rime
ibid p. 179
****
Guillotinés en tête à tête
Guillotinés
en tête à tête
sans tête ni jugement
une tête d'émeute
sans tête
et le chef d'une révolte sans chef
échangent
entre eux leur destin
(contre le chaos)
Bicéphales sans
tête
en corps à corps d'acéphales sans corps
ibid p. 201
****
Qui voyez-vous ?
Nous
ne voyons personne
Nous voyons parfois quelqu’un
sinon
comme quelqu'un qu'on voit
du moins comme quelqu'un
qu'on voit
parfois
Parfois nous voyons quelqu'un
mais en général
nous
ne voyons personne
Quand nous voyons quelqu'un
nous ne
voyons personne
mais personne ne voit
qu'en ne voyant
personne
on voit toujours quelqu'un
On voit bien que nous nous
voyons
puisque nous nous voyons parfois
quoique pas toujours
pour se voir
et encore moins pour voir
que l'on ne se voit
pas
Comme si personne ne voyait
Quelqu'un voit pourtant
que
nous ne nous voyons pas
et
que nous voyons pourtant quelqu'un
Parfois
Comme si nous ne
voyons personne
et comme si nous voyons pourtant
quelqu'un
Mais
en général
nous ne voyons personne
même quand nous voyons
quelqu'un
et quand quelqu'un voit
que
nous ne voyons personne
ibid p. 211
****
Les cris vains
Personne
à qui pouvoir dire
que nous n'avons rien à dire
et que le
rien que nous nous disons
continuellement
nous nous le
disons
comme si nous ne nous disions rien
comme si personne ne
nous disait
même pas nous
que nous n'avons rien à
dire
personne
à qui pouvoir le dire
même pas à
nous
Personne à qui pouvoir dire
que nous n'avons rien à
faire
et que nous ne faisons rien d'autre
continuellement
ce
qui est une façon de dire
que nous ne faisons rien
une façon
de ne rien faire
et de dire ce que nous faisons
Personne à qui
pouvoir dire
que nous ne faisons rien
que nous ne faisons
que
ce que nous disons
c'est-à-dire rien
ibid p.213
Prendre corps
Je
te flore
tu me faune
Je te peau
je te porte
et te
fenêtre
tu m'os
tu m'océan
tu m'audace
tu me
météorite
Je te clef d'or
je t'extraordinaire
tu
me paroxysme
Tu me paroxysme
et me paradoxe
je te
clavecin
tu me silencieusement
tu me miroir
je te montre (…)
ibid p. 289
Bibliographie partielle
-
Héros-Limite suivi de Le chant de la carpe et de Paralipomènes, © Poésie/Gallimard, 2001
Internet
-
Aux éditions hache, écouter Ghérasim Luca lire plusieurs de ses poèmes.
-
Sur le site Francopolis et dans la rubrique FrancoSemailles, un article de Cécile Guivarch de juin 2005, intitulé G. Luca, théâtre de la bouche.
-
Sur le site des éditions José Corti (auteurs français), plusieurs témoignages sur l’homme et son œuvre.
Contribution de Jean Gédéon
merci de m'avoir fait découvrir Ghérasmin Luca, je le rangeais parmi les poètes du Moyen-âge, à cause de la sonorité latine de son nom, bien sûr!
Déjà le son, le jeu inouï du son, qui met l'accent sur ce qui en nous résonne et exige d'être dit.
L'entendre dire par l'auteur, grâce aux archives, est ici une révélation.
Patrice Cazelles, poète contemporain, qui écrit et pratique également cet art, nous a essoufflés, estomaqués, époustouflés lors de la lecture-sonore de son texte "Fukushima" sur la passerelle de Bercy, en ce début d'été .
Rédigé par : Roselyne Fritel | 06 septembre 2012 à 09:25