la
poésie c’est bon
pour les oisons les oiseux les oisifs
disait
mon père et tu ferais
mieux d’apprendre le code civil
moi
j’apprenais le tango la biguine
à dire je t’aime en
catalan
en croate en turc en polonais
aujourd’hui je ne dis
plus jamais
je t’aime à personne en aucune
langue je suis là
vieillissant
dans la bicoque du faubourg
frappée aussi
d’alignement
In
Le promenoir
magique et
autres poèmes (1953-2003), © La Table Ronde, 2009, p.602 / poème
tiré de Faubourg
(1997)
Avec Pirotte il ne saurait être question d’alignement, ni de rentrer dans le rang. Né en 1939, à Namur en Belgique, Jean-Claude Pirotte a grandi dans l’ambiance étouffante d’une famille conformiste. « À 11 ans, dit-il, ma mère m’avait effacé du monde, j’étais devenu un fantôme ». Dès l’âge de 12 ans, il prend son vélo et fait des fugues jusqu’au Danemark et aux Pays-Bas. Il y sera même recueilli par la famille Prins, à Ede, où il vit un certain temps, ce qui lui fera dire plus tard, « la Hollande, mon pays natal ». Enfant sensible, doué pour le dessin, la lecture, l’écriture et le vagabondage, son adolescence se partage entre la Wallonie, la Hollande, la Bourgogne et Florence.
Plus tard, il réglera ses comptes avec cette enfance dont il a souffert, entre une mère qui le terrorise et un père qui lui est étranger, en rédigeant L’Épreuve du jour, publié en 1991. Récit de l’apprentissage de la solitude, de l’angoisse et de la haine. Ou encore au hasard de ses poèmes et de ses romans, comme dans Passage des ombres, beaucoup plus récent, avec ce poème qui se termine ainsi : « Il ne fait pas beau temps / dans l’enfer des familles » (p.176). Heureusement, grâce à la merveilleuse complicité d’un aïeul, il découvrira l’amour et la poésie.
Après des études de lettres, puis de droit à Bruxelles, il devient avocat au barreau de Namur, sa ville natale, où il exercera de 1964 à 1975. Entretemps il publie 3 recueils de poèmes, Goût de cendre (1963), Contrée (1965) et D’un mourant paysage (1969).
Mais en 1975 sa vie bascule brutalement. Accusé d’avoir favorisé la tentative d’évasion d’un de ses clients, condamné à 18 mois de prison sans sursis, rayé du barreau, il nie farouchement et se lance dans une cavale qui va durer 5 ans (Val d’Aoste, Catalogne, Bourgogne, Périgord, Suisse, Rethel, Paris, la Haute-Marne), vivant de petits métiers et menant une vie vagabonde et précaire dans la clandestinité.
Le temps qu’il fera
celui
qui n’a pas de chance
il chante et il danse
si c’est sa
manière à lui
d’épouser l’ennui
la
cartonnerie
ronronne dans le silence
les semaines de
l’exil
c’est comme une enfance
les années de
pénurie
dans le souvenir
composent un paradis
la vie est
ici
l’arbre la lune et les murs
la fidèle pluie
la
misère au goût de mûre
sous d’âpres taillis
la
tristesse et le plaisir
me tendent la main
le temps si tu le
désires
sera beau demain
In
La vallée de
Misère, ©
le temps qu’il fait, 1987, p. 101
Avec le recul, il reconnait que cette condamnation fut pour lui « une chance miraculeuse ». Devenu avocat, il avait cessé de peindre et n’écrivait plus guère. Il gagnait sa vie, comme on dit. Mais en réalité il la perdait, puisqu’il ne trouvait plus le temps de créer.
En 1981, la péremption de sa peine ayant été prononcée, il regagne Namur pour se consacrer cette fois à l’écriture et à la peinture. Mais son œuvre et sa vie gardent la trace de ses années de cavale. Le voilà reparti sur les routes, sillonnant la France, le Portugal, menant une vie d’errance à nouveau dans la précarité. Son imaginaire vagabond tisse volontiers la trame de ses récits dans une succession d’images brouillées et fuyantes, où se mêlent souvenirs de lectures, rencontres et paysages, plus rêvés que réels. L’écrivain devant être capable, estime-t-il, de donner en même temps « le poids du réel et l’empreinte du rêve » (Une adolescence en Gueldre, p.21). Et il ajoute, « l’enchantement du provisoire ne me quitte pas ».
« C’est par les livres, et dans les livres, que j’aurai vécu », écrit-il dans Rue des Remberges (p. 15). « Je me suis souvent promené sans passeport, mais jamais sans un livre ». Et tout au long de son œuvre il dialogue en permanence avec ses auteurs préférés, dont il a besoin pour vivre, notamment André Dhôtel, Henri Thomas, Chardonne, Follain, Georges Perros, Armand Robin, Philippe Jaccottet, et quelques autres, contemporains ou non, qui habitent son panthéon personnel, « fantômes familiers » auxquels il aime rendre hommage, comme il le dit dans La Boîte à musique.
je
ne parlerai qu’à voix basse
à mes fantômes familiers
et de
nos pas dans les allées
incertaines du vieux vieux temps
nul
ne pourra suivre la trace
les reflets au bord des étangs
de
nos misérables carcasses
s’évanouissent comme passent
les
frêles amours les nuées
les étincelles de la grâce
je
ne parlerai qu’à voix basse
et le cœur à peine battant
à
mes ombres dépossédées
par le mirage des années
incertaines
du vieux vieux temps
In Le promenoir magique, et autres poèmes , 2009, p.851 / poème tiré de La Boîte à musique, © La Table Ronde, 2004
Pirotte fait partie de ces auteurs qui ont su accorder une place de choix dans leur œuvre à l’amour du bon vin : « J’aimerais raconter ma vie avec le vin, même si mon millésime n’était pas prometteur » (octobre 1939, la drôle de guerre…), écrit-il dans Autres arpents (p. 105). En 1988, il publie Les contes bleus du vin, qui rassemble ses billets hebdomadaires lus au micro de la RTBF, où il était, dit-il, « chroniqueur-échanson ».
En juin 2004, il est l’invité d’honneur d’un colloque international, qui se tient à Bordeaux, sur le thème « Jean-Claude Pirotte, le vin des rêves ». En 2006, il publie Expédition nocturne autour de ma cave, chez Stock, dont voici quelques lignes :
Et nous aurons aimé le vin des rêves comme jamais, nous aurons vendangé les sourires et les regards, nous aurons parcouru la pénombre des anciennes venelles au pied des vignobles lumineux, nous aurons exploré les niches où dorment les plus improbables flacons de jaune, nous aurons mesuré jour après jour la véraison des grappes et l’allure des nuages, nous aurons habité les faubourgs autour desquels la vigne s’éveille et se range et verdoie sur les coteaux, nous aurons bu l’amour de climats en climats, de parcelle en parcelle, et nous saurons encore que la vigne voisine, sous la protection du clocher de Saint-Just, portait le nom de paradis.
Dès son plus jeune âge, Jean-Claude Pirotte a eu la passion du dessin et n’a jamais cessé de peindre. Il est l’auteur de nombreuses huiles, gouaches et aquarelles, que l’on peut admirer sur la plupart des couvertures de ses publications. Il multiplie les expositions et illustre de nombreux livres d’artistes. Dans un beau recueil, intitulé Hollande, poèmes et peintures, il exprime sur amour pour ce pays, par une trentaine de poèmes, et autant de gouaches, en regard de chaque poème.
ce
poème de Frederik van Eeden
il faut le lire au bord du fleuve
à
l’heure de la marée du soir
alors le lys recueille les
parfums
de la mer prochaine et les derniers reflets
du ciel
horizontal on épèle à mi-voix
le titre du poème De
waterlelie
le
lys d’eau comme un acte de foi
lorsque la mer ne pèse plus qu’à
peine
sur les berges du temps et s’apaise
In Hollande, poèmes et peintures, © le cherche midi, 2007, p.20
Benoît Moreau, dans la bio-bibliographie très détaillée qu’il consacre à Jean-Claude Pirotte, écrit : « Pirotte, peintre, a réussi à introduire l’aquarelle dans l’écriture. Peu d’évènements, pas de temps, ou plutôt un temps immobile. Peu de couleurs, mais toutes les teintes du gris. Beaucoup de pluie. Un refus des outrances. Parfois des comptines, des chansons, de lourdes fanfares, des plaisanteries grinçantes, puis un chant tout simple qui vous touche au plus profond » (Poezibao, 22 avril 2008).
Comme le signale Pascal Commère dans son article de la revue Diérèse (n° 44, p. 88), bien souvent ses poèmes, se déployant dans la suite des jours, « font office de journal ». Revermont (2008) se présente comme le journal intime de son séjour dans ce coin de Jura, entre octobre et Noël 2007. Déjà l’ombre y domine. Lui faisant suite, Autres séjours (2010) évoque les abords de la mer du Nord, où il a toujours aimé se retrouver. Paysage intime qui s’assombrit, et que la lumière marine éclaire d’un halo crépusculaire. Et qui se prolonge avec Cette âme perdue (2011), suite de poèmes écrits de la mi-février à la fin avril 2010, près de la mer du Nord, sur les bords de Meuse.
« Je veux demeurer à jamais passionnément démodé, écrit-il. Ce sera ma façon d’être résolument moderne ».
L’œuvre de Jean-Claude Pirotte comprend une cinquantaine de livres, dont près d’une vingtaine de recueils de poésie, presque autant de récits, romans, nouvelles, ainsi qu’une douzaine d’essais et chroniques. De nombreux prix lui ont été décernés, consacrant autant son œuvre de poète que de romancier. En 15 ans, ses romans lui ont valu une dizaine de prix, dont les prix Coppée, prix Vialatte, prix Duras, prix Larbaud. Son roman Une adolescence en Gueldre (2005) a reçu le prix des Deux Magots et le prix Marcel Aymé 2006. Et ces 5 dernières années, pas moins de 5 prix ont consacré son œuvre poétique.
Tout récemment, en juin 2012, Jean-Claude Pirotte a reçu le Grand Prix de Poésie de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre.
tous
ces regards croisés vieilles étoiles
des rengaines de
faubourg
et nos amours ? la lune éclaire
obliquement les
carrefours
où nous dansions et les terrasses
avec les
ombres des buveurs
dérivent doucement vers le fleuve
le corps
de la ville s’efface
et l’eau brumeuse de l’oubli
gagne
peu à peu les visages
comme si le peintre endormi
s’était
séparé des images
In
Passage des
ombres, ©
La Table Ronde, 2008, p. 189
****
le
Vosgien ( nouvel insulaire )
Henri Thomas devant la mer
je
le vois en rêve sourire
aux nuages aux goélands
aux
rochers où l’eau se déchire
à la brume que troue le vent
je
le vois c’est un souvenir
que j’invente et puis j’imagine
en
écoutant la rumeur vive
des marées d’hiver qu’il me
parle
d’avenir sous le soleil pâle
In
Autres
séjours, ©
le temps qu’il fait, 2010, p.182
****
je
te salue novembre
et tes brouillards comme la cendre
des vieux
étés tôt disparus
les loirs vont dormir sous les combles
on
rentre le bois de l’hiver
on calfeutre le bas des portes
avec
les manchons tricotés
les fruits tardifs dans le cellier
n’ont
pas cessé de fermenter
ils préparent le silence
toi tu
cherches à ranimer
les feux de sarments de l’enfance
les
images à jamais mortes
des brumes longues de l’automne
In Revermont,
© le temps qu’il fait, 2008, p. 53
****
on
finit par aimer la vie
dans les rues qui s’assombrissent
devant
les seuils de maisons vides
qui ne sont que débâcles et
ruines
parfois à la seule fenêtre
aux vitres maculées de
suie
passe un reflet d’ombre ou de bête
enfermée un oiseau
peut-être
qui cherche à retrouver le ciel
exactement
comme toi
et qui se blesse les ailes
et qui renonce à
l’au-delà
In Cette âme perdue, © Le Castor Astral, 2011, p. 64
Bibliographie poétique
-
Contrée, © Georges Thone, 1965
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D’un mourant paysage, © Georges Thone, 1969
-
La vallée de Misère, © Le temps qu’il fait, 1987 / réédition 1997
-
Récits incertains, récits en prose et en vers, © Le temps qu’il fait, 1992
-
Il est minuit depuis toujours, poèmes en prose, réédition augmentée du Journal moche (1981), © La Table Ronde, 1993
-
Faubourg, © Le temps qu’il fait, 1997
-
Dame et dentiste, © Inventaire/Invention, 2003
-
Fougerolles, © Virgile, 2004
-
La Boîte à musique, © La Table Ronde, 2004
-
Un bruit ordinaire, suivi de Blues de la racaille, © La Table Ronde, 2006
-
Hollande, poèmes et peintures, © le cherche midi, 2007
-
Avoir été, © Le Taillis Pré, 2008
-
Passage des ombres, © La Table Ronde, 2008. Prix Kowalski de poésie de la ville de Lyon 2008
-
Revermont, avec une gouache de l’auteur en couverture, © Le temps qu’il fait, 2008. Prix Maurice Carême 2009
-
Le promenoir magique, et autres poèmes (1953-2003), © La Table Ronde, 2009. Prix de poésie Louis Montalte de la SGDL 2009. Prix Khayyam 2010
-
Autres séjours, avec une gouache de l’auteur en couverture, © Le temps qu’il fait, 2010
-
Cette âme perdue, © Le Castor Astral, 2011. Prix Apollinaire 2011
-
Ajoie, © La Table Ronde, 2012
-
Le très vieux temps, avec une gouache de l’auteur en couverture, © Le temps qu’il fait, 2012
Sur l’auteur
-
Bonheur de l’errance, rumeurs de la douleur. Une lecture de l’œuvre de Jean-Claude Pirotte, par Isabelle Dotan, © Les éditions namuroises, 2008
-
Spécial Jean-Claude Pirotte, illustré par l’auteur, © revue Diérèse, n° 44, Printemps 2009
Internet
-
Sur Poezibao, consulter la bio-bibliographie longue, avec textes, que Benoît Moreau lui consacre (28 pages)
-
Consulter sur le site marincazaou les pages consacrées à « Jean-Claude Pirotte, le poids du réel et l’empreinte du rêve »
Contribution de Jacques Décréau
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