C'est
face à l'océan qu'il faudrait naître
afin que notre cri se mêle
aux cris des oiseaux,
au grand matin de la conscience, de la
louange,
toujours nous serions disponibles.
Extrait in Pierre Dhainaut par Sabine Dewulf, © Éditions des vanneaux 2008, p.140
Ces vers, tirés comme les suivants, de Voix de la Bienvenue, expriment pleinement son élan poétique : « une force en émane, la vie qui se donne à la vie plus qu'un rivage aux vents perpétuels ».
Rien pourtant ne préparait à une si vaste aventure, l'enfant unique, né en 1935, grandi solitaire durant la guerre dans une banlieue grise et ouvrière de Lille, confiné entre des parents conformistes et privé d'ouvertures sur le monde, au propre comme au figuré.
Par chance, il va découvrir en classe de 5ème, durant l'année scolaire 1947-1948, la magie des mots grâce à un jeune professeur, qui leur lit des chapitres de Notre-Dame de Paris.
« Je l'écoutais comme s'il était Shéhérazade mais je désirais plus. Comment lire d'autres poèmes de Hugo, comment lire le roman tout entier ? Peur du ridicule, orgueil, je ne sollicitai aucun conseil. » écrit-il dans L'enfance des mots, texte de 1995, publié dans le n° 34 de la revue Nord, en 1999 et qui figure dans le livre
précédent que lui consacrent les éditions des Vanneaux.
Toutefois, le désir éveillé est assez puissant pour que l'adolescent fouille, en cachette, les placards de la chambre de ses parents et tombe sur un tome des oeuvres d'Hugo, Cromwell. Encouragé par cette trouvaille, il poursuit ses recherches dans ceux de sa grand'mère mourante et y découvre Notre-Dame de Paris.
Dès lors, à chaque fête, il se fera offrir un livre de Victor Hugo.
La passion de lire l'habite bientôt suivie de celle d'écrire, moments volés, qu'il décrit dans cette même autobiographie critique :
« Je me revois, dans un grenier en train d'apprendre par cœur des poèmes entiers ou des tirades que je me récitais ensuite en marchant. »
« Je n'ai pas oublié, en revanche, l'heure, l'endroit surtout où, sans que je l'aie décidé, mes premiers vers furent composés : un soir, après le repas, sur une toute petite table placée entre un réchaud à gaz et un placard. »
« Plus tard, beaucoup plus tard, je me suis rendu compte que la lecture de Hugo n'avait jamais été reniée : le moindre tremblement de branches me le rappelle, il nous interroge, il nous force à consentir à plus vaste que nous. »
À plus vaste que nous est une expresion, qui revient souvent sous sa plume, elle traduit l'instinctive empathie et l'humilité qui l'animent face au vivant et à toute chose au monde.
Nous l'ignorons d'abord, mais la
confiance nous habite,
depuis longtemps ce bruit nous saisit, qui
ruisselle,
qui s'accroît sur les murs où le lierre est inerte
encore,
quelle source en avril est plus intense ? Une
journée
comme une année s'ébranle avec le chant des grives.
La
maison s'en imprègne, se rassemble, se déploie.
Quand les yeux
s'ouvriront sans être avides,
ils n'auront rien à vérifier, ils
croiront la parole
et la parole transmettra l'inépuisable.
In Pierre Dhainaut © Éditions les Vanneaux 2008, p.177, extrait de Six variantes à partir d'un chant de grive
****
Désormais
la nuit sourd de plus en plus vite,
de plus en plus dense. Elle
sourd des paupières.
Ne lui reproche pas d'être basse,
d'étouffer,
tu as cru morts tous ceux que nous cessons de voir,
qu'importe
depuis quand : peut-être, s'ils consentirent,
n'ont-ils
quitté personne. Quelle preuve d'amour,
de
permanence, soulèvera la cendre et notre lassitude
et les
reconnaîtra ? Nul besoin de rafales,
regarde simplement à
la frontière de l'haleine,
regarde
avec les doigts, tu te donnes, tu inventes
l'entrée d'une maison
ou d'un rivage
où tombe, comme autrefois, cette neige
légère
sensible aux poèmes, aux mains des aveugles,
annonçant
l'aube.
In Fragments et louanges © Arfuyen 1993, p.12
Mais pour lors, Pierre Dhainaut écrit fébrilement et en secret sans pouvoir partager avec quiconque, – « plutôt que de connaître je préférais écrire » dira-t-il. – Toutefois, ses parents ayant emménagé dans un logement plus grand, il a une mansarde pour lui seul et s'autorise à regarder désormais par la fenêtre, s'enhardit et s'accorde de longues courses à vélo, par tous les temps. Beaucoup plus tard, l'un de ses recueils aura pour titre : Si tu écris tu le feras devant une fenêtre…
Ce lieu qui n'est pas dit
Pour
tout regard une fenêtre,
une fenêtre close, et loin,
trop
loin, l'haleine matinale,
et la buée devenue rouille
à
peine écrite.
Blancheur qui glisse à la proue dans le
gouffre,
qui rejaillit si claire, si vaste,
plus haute que les
vents,
sortir, sortir de soi,
suivre le vol d'une mouette.
Extrait in Dans la lumière inachevée © Mercure de France 1996, p.35/36
Il lit comme un défi, quoique dans des éditions expurgées, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine et aussi Verhaeren, écrit énormément mais dans sa totale solitude l'énergie s'épuise et le doute s'installe, qui le conduisent vers ses 17 ans à la destruction de tous ses cahiers.
« J'ai dû apprendre cette confiance qui dépasse la personne, qui dépasse aussi bien ce à quoi elle se consacre » dira-t-il.
En 1950, il découvre le Surréalisme par un Que sais-je ? trouvé chez un libraire. Il lit alors Apollinaire, Lautréamont, Éluard et Breton, et rencontre ce dernier chez lui en 1959 ; ayant rejoint pour un temps les Surréalistes, il fait la connaissance de peintres comme Yves Tanguy et Miró, qui le marqueront profondément.
Il éditera par la suite de nombreux livres en collaboration avec des artistes peintres ou graveurs.
Après son bac et une licence de Lettres modernes à l'Université de Lille, il choisit de faire carrière dans l'enseignement, et poursuivra des études jusqu'à l'agrégation. Nommé, au début des années 60, au lycée de Dunkerque, alors qu'il a rencontré l'amour et est désormais marié à Jacqueline, il s'installe aux environs de cette ville, face à la mer et retrouve une veine poétique nouvelle.
Nous
brûlons, nous vivons sans cesse à la lisière
entre deux
espaces, entre deux saisons. Mer calme,
tempête, ne dirons-nous
que le pressentiment ?
Quel regard déliera ces mots, ces
plis de l'air ?
Nous crions, nous restons sur place.
Aimer,
ce serait consentir : dès qu'un arbre se fend,
que
s'écroule une vague, prêts à mourir, prêts à grandir,
le
bruit s'accentue pour s'étendre, du feuillage et des lames.
Extrait de Le retour et le chant, in Dans la lumière inachevée © Mercure de France 1996, p.44/45
****
L'air
franchit jusqu'aux vitres, puis le front derrière elles,
la brise
a la fougue au réveil d'une tempête,
aucun matin ne renie cet
éclat, on l'imagine,
on l'imagine à tort, ce sont de tels cris
qui font sursauter,
rapides, sans nombre, qui interdisent de
choisir
entre l'effroi et le consentement : de rafale en
rafale
on identifie les oiseaux que l'océan relâche,
ils
n'iront guère au-delà du cadre
où ils se débattent, après
l'ultime écho des lames
les embruns sèchent, de quel droit les
juger hostiles ?
pas une phrase ne crépite avec tant de
vigueur,
on multiplié les bribes
en se heurtant à la même
frontière, mais eux,
s'ils insistent, que rappellent-ils
malgré
l'effacement de l'encre ou la disparition de
l'haleine,
dont le langage est le témoin rebelle ?
peut-être,
écoutant mieux, on ferait retentir
le cri d'une naissance
permanente.
In Levées d'empreintes, inédit, paru dans le n°6 de la Revue Linéa, été 2006
Au nombre des influences ressenties comme les plus décisives, Pierre Dhainaut cite celle des poètes Jean Malrieu et Bernard Noël.
Il lit le premier, poète engagé et exigeant, depuis 1950 et lui écrit, en 1962, pour lui dire toute son admiration, il s'instaure alors entre eux et leurs épouses, une profonde et durable amitié. Ils passent plusieurs étés ensemble à Penne-du-Tarn, où vit Malrieu, occasion pour Dhainaut d'élargir ses paysages et sources d'inspiration. Àprès la mort brutale de ce dernier, en 1976, son souvenir revient à plusieurs reprises, dans son œuvre.
à la mort de M.
Pour qui parler sinon pour ceux
qui nous précèdent
en l'invisible ? Absents, ils n'ont
qu'un peu d'avance.
Aucune inscription, seulement la terre
moins
lourde, ici. L'amour par-delà les regards,
l'amour affranchira
les souffles :
acquiescer à la mort comme au feuillage qui
s'agite,
nous faisons plus que retrouver la voix,
le silence y
devient un arbre d'air ou de lumière.
Extrait in Dans la Lumière inachevée © Mercure de France 1996, p.41
En 1996, Pierre Dhainaut choisit de regrouper sous forme d'anthologie personnelle ses poèmes préférés, écrits entre 1961 et 1991, dans une version parfois nouvelle, sous le titre Dans la lumière inachevée, le poème ci-dessus y figure.
En 2010 paraît chez Arfuyen, Plus loin dans l'inachevé, avec en couverture une gouache de l'auteur de 1960. Le poète y aborde à travers ses thèmes de prédilection, arbres, nuages, vagues, sables ou oiseaux, des questions existentielles, naissent ainsi sous sa plume, dans une ferveur de l'instant, des poèmes de grande amplitude, chargés d'air, d'espace et de souffles multiples. Ce livre lui vaudra le Prix de Littérature francophone Jean Arp en 2010.
Isabelle Lévesque, dans un précédent article sur La Pierre et le sel, en date du 9/05/2012 évoquait déjà ce livre.
Un chemin d'arbres
Aucun arbre n'est seul, qu'il
s'appuie
contre un mur, là, dans nos rues étroites
comme au
loin sur des crêtes, aucun
non plus n'est sombre : personne
avec eux
ne se sent de trop, en regardant par terre,
en
contemplant les nuages qui passent.
Que les vents mollissent,
un arbre persiste
à vaciller, à répartir autour de lui
ce
vacarme, ce murmure, où se confondent
la houle et le feuillage,
et nous, en bas,
nous restons silencieux : que la mémoire se
retrempe,
elle sera en décembre abondante.
Le tronc
s'incline et les branches s'étendent,
les arbres sont égaux pour
le noroît, du plus frêle
au plus rude, ils ne se défient pas
ni
ne se résignent, ils font mieux qu'appeler,
ils annoncent le lieu
où les oiseaux suspendent
leurs cris, leur tournoiement, ici,
dans le soleil.
Comme en forêt le long des routes, nous
allons
d'arbre en arbre, nous avons l'âge des rameaux
où se
plaisent les fruits, le givre,
qui ne s'alarment pas de ce qu'ils
durent,
l'humus et l'air, ensemble ils les célèbrent,
à
l'ombre, l'accueil nous enracine.
In Plus loin dans l'inachevé © Arfuyen 2010, p.35/36
****
Oiseaux d'ici
Rieuses,
dit-on de ces mouettes
tête noire et bec rouge,
d'autant plus
blanches
lorsque les ailes se déploient
sur la digue, sur le
port,
sans trêve, le vent,
le vent est favorable
à la
véhémence
de la trajectoire, à l'acuité
du cri : elles
gravissent l'air,
elles s'y précipitent, là même
où nous ne
voyons rien,
quelle était
leur victime ? cette clameur
de
vagues qui s'abattent
nous rattrappe, nous blesse
jusque dans
les rêves.
Ibid p.49
****
Une plaine, sillons
lourds,
très basse, avide,
où que les yeux se tournent,
vers
le rivage,
du coté de la terre,
les directions se valent,
le
ciel hors d'atteinte :
nous avancerons
sans rien
traquer,
sans avoir de repères,
et progressivement
brume,
embruns qui transpercent,
sur le sol l'horizon
s'invente,
un vanneau suffira,
que sa huppe frissonne,
nous
frissonnerons avec elle
pour lui interdire la fuite.
Ibid p.50
****
Le silence est
fluide,
assez vigoureux
entre nos lèvres
pour que s'y
attisent
tous les bruits précaires,
qu'ils retentissent,
ce
serait une branche
quand les arbres sont noirs
vibrante ou ce
serait la pluie
glissant sur les fenêtres grises :
l'hiver
touche à sa fin,
la nuit, la ferveur s'y engendre,
comme nous
entendons
nous respirons, plus vite,
plus vite, à son rythme,
une grive
illuminant les
cimes.
ibid p.51
À propos de ce recueil, qu'il considère comme le plus dense, Charles Dobzynski, dans son livre, Un four à brûler le réel, paru chez Orizons en 2011, qualifie l'œuvre de Pierre Dhainaut de lieu de l'éveil :
« Prenez une page de Pierre Dhainaut : elle est blanche comme toute autre, mais si on la secoue un peu, il en tombe du sel, des odeurs d'algue et de sable. C'est le sel qu'a déposé la poésie.
(...) Àla frénésie du chaos, de la fureur, du bouleversement qui a souvent dominé et domine encore le langage, Pierre Dhaînaut oppose l'équilibre d'un texte réfractaire aux débordements, mais qui creuse en profondeur, avec la précision et l'acuité d'un foret jusqu'aux nappes phréatiques de la connaissance de soi et du monde. Mais cet équilibre apparent, en aucun cas, n'équivaut à un laisser aller ou à un renoncement. Il adjure le poème à la rébellion naturelle qui sera sa sauvegarde. »
Ce livre de la maturité apaisée nous convie à l'universel, territoire en perpétuelle expansion, dont il convient, à l'invite de son auteur, de se nourrir sans jamais se l'approprier, mais, parmi la trentaine de livres écrits et publiés par Pierre Dhainaut, on retiendra tout spécialement Fragments et louanges, publié par Arfuyen, en 1993, qui résonne par sa gravité et la véhémence de son questionnement.
Partout l'air nous appelle, de
l'horizon
aussi bien que de la poitrine. L'avons-nous vivifié
à
notre tour, lui apportant une forme lucide
avec des mots comme
parmi les arbres ?
Seraient-ils nus et noirs, isolés en
hiver,
pour eux le jardin sans clôture, l'océan proche,
la
marée haute, ils font mieux que s'ouvrir,
ils livrent un passage.
Ces lèvres minces, durcies,
après tant de refus, que
craignons-nous de perdre ?
Plutôt murmurer, plutôt
balbutier :
quelques syllabes prononcées lorsque nous
avançons,
les mots justes, généreux, se découvrent
d'eux-mêmes,
ils n'ont pas à parler de nous, ils ne demandent
pas
qui habite le seuil.
In Fragments et louanges, © Arfuyen 1993, p.11
****
Gravir,
acquiescer d'abord aux pierres brûlantes,
au crissements des
ailes du rapace,
nous oublier, nous fier sans défaillance au
rythme
comme les ondes, une fois ébranlées, qui
s'amplifient,
continuent de s'accroître en débordant la rive.
Tu
n'oses plus te rendre sur les crêtes.
Est-il si tard pour que
l'urgence ait disparu
de poursuivre, de parfaire ? Cette
pente sonore
et ce que l'on croit une impasse obscure,
tous les
moments, tous les lieux identiques,
tous sont des promontoires :
tendre l'oreille davantage,
l'écoute imprudente, l'écoute ou le
sens,
sous la brise d'un soir efface-t-elle
ou laisse-t-elle à
vif ?
Ibid p.16
****
Dans l'impatience
du dégel rejeter les draps,
tirer les rideaux...En vain tu rêvas
de la braise
et de la frondaison, tu ne constates qu'une
terre
humide, infranchissable, des nuages inertes,
ils sont à
notre image. Mais rien ne limite l'entente,
toute chose reçue
pour elle-même
heure après heure allégeant les années :
ne
pas conclure, ne pas décevoir l'inconnu,
dehors, la plénitude,
le sentiment d'appartenir,
de recueillir un secret
millénaire,
serait-ce en cette cour de brique, nous plongeons
en
la houle et nous la dilatons jusqu'aux étoiles,
avec qui dans
l'étreinte échangeons-nous la vie,
avec qui restons-nous ?
Ibid p.17
****
Tu
te croyais dehors, tu n'as pris qu'un chemin de fuite.
À
la pierre, que tu heurtes, tu peux t'en rendre compte.
Surtout ne
la repousse pas, que la marche hésite,
qu'elle soit plus rude.
As-tu demandé qui a soif
et qui nous tend ses lèvres ? Tu
ne laisserais aucune ombre
sans une face aimante, aucun souffle
sans voix,
quel autre chemin pour le corps prodigue ?
Les
pierres lui diraient si nous participons,
si nous allons à la
rencontre.
Ibid p.21
En nous livrant les aléas de son propre cheminement, le poète nous affranchit du doute et nous engage, en accord avec sa vision du rôle du poète, à “donner l'instant de plus, qui dure plus qu'une vie”, cet instant, ajoute-t-il, et ce seront les mots de la fin.
Offre-le, vulnérable, tu n'es
plus seul ainsi,
tu ne vois plus de murs autour des chambres
anonymes,
mais un visage encore de très loin comme une flamme
que
l'haleine féconde avant de la rejoindre.
Ibid p.22
Bibliographie, à propos de et sur Internet
- Voir dans La Pierre et le Sel , article du 9/05/2012
- Pierre Dhainaut sur Poezibao
Contribution
de Roselyne
Fritel
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