Comme
alouette ondoyante
Au vent gai sur les prés jeunes,
Viens, mes
bras te savent légère.
Nous oublierons ici-bas
Et le mal
et le ciel,
Mon sang trop rapide à la guerre,
Les pas d’ombres
qui se souviennent
En des rougeurs d’aubes nouvelles.
Où
la lumière n’émeut plus de feuilles,
Soucis et songes débardés
sur d’autres rives,
Où le soir s’est posé,
Viens, je te
porterai
Aux collines dorées.
L’heure stable, délivrés
de l’âge,
Dans son halo perdu,
Sera notre lit.
1930
In Sentiment du temps, traduction Philippe Jaccottet, tiré de Vie d’un homme, Poésie 1914-1970, © Poésie/Gallimard, 2005, p.169
Dans sa préface à la Vie d’un homme Philippe Jaccottet présente l’univers poétique d’Ungaretti. On y trouve d’abord le désert, le rien, le vide, où toute vie semble s’ensevelir. Il y a aussi la nuit, une autre espèce de rien, d’étendue vide. Et puis la lumière, parfois si violente, qu’elle devient noire, anéantissant toute existence.
Dans ce désert, il y a des oasis, et dans cette nuit des points de lumière. Ces oasis, ces étoiles, sont comme des points d’eau, où l’âme nomade s’abreuve. Toutefois ces refuges sur la carte du vide se dérobent. Oasis effacés par les sables. Étoiles que cachent les nuages. Instants fugitifs, dont il ne reste qu’un frisson, un tremblement. Ainsi toute vie est une traversée du désert, une recherche d’oasis, le passage d’un inconnu infini à un autre.
Les ancêtres d’Ungaretti sont des Hongrois, comme son nom l’indique, juifs d’origine, qui ont quitté leur pays au XVIème siècle, pour s’établir en Italie, dans la région de Lucques, en Toscane. Ses parents paysans partent pour l’Égypte, où son père travaille à la construction du Canal de Suez. Guiseppe naît à Alexandrie, en 1888, à la porte du désert, au milieu d’un peuple cosmopolite de travailleurs nomades. Il a 2 ans à la mort de son père. La famille retourne alors en Toscane.
À l’école il découvre la poésie, qui le passionne de plus en plus, au point qu’il décide en 1912 de monter à Paris. La France, dira-t-il, étant « la Mecque de tous les croyants en poésie » en ce temps-là, avec les noms prestigieux de Victor Hugo, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire. Au cours de ses deux années d’études à la Sorbonne, il rencontre entre autres Péguy et Apollinaire, avec lequel il ressent une grande fraternité. Mais c’est Henri Bergson, avec sa profonde connaissance de l’homme, qui lui laisse la plus forte empreinte.
De retour en Italie il s’enrôle dans l’armée comme engagé volontaire en 1914. Il combat à San Martino del Carso, dans la province de Trieste, en 1916. Les poèmes de son recueil Le port enseveli sont fortement marqués par l’expérience de la guerre, où il côtoie quotidiennement le malheur. Le 16 août 1916, en pleine guerre, dans la tranchée, il écrit Les fleuves, où sont énumérées les quatre sources qui mêlent en lui leurs eaux, les quatre fleuves dont le cours lui inspire les poèmes qu’il écrit alors.
Les fleuves
Je
m’appuie à un arbre mutilé
abandonné dans cette combe…
et
je regarde
le passage paisible
des nuages sur la lune
Ce
matin je me suis étendu
dans l’urne de l’eau
et comme une
relique
j’ai reposé
L’Isonzo en coulant
me
polissait
comme un de ses galets
J’ai ramassé
mes
os
et m’en suis allé
comme un acrobate
sur l’eau
Je
me suis accroupi
près de mes habits
sales de guerre
et
comme un bédouin
je me suis prosterné pour recevoir
le
soleil
Voici l’Isonzo
et mieux ici
je me suis
reconnu
fibre docile
de l’univers (…)
J’ai
repassé
les époques
de ma vie
Voici
mes
fleuves
Celui-ci est le Serchio
c’est à lui qu’ont
puisé
deux mille années peut-être
de mon peuple
campagnard
et mon père et ma mère
Celui-ci c’est le
Nil
qui m’a vu
naître et grandir
et brûler
d’ingénuité
dans l’étendue de ses plaines
Celle-là
est la Seine
dans ses eaux troubles
s’est refait mon
mélange
et je me suis connu
Ceux-là sont mes
fleuves
comptés dans l’Isonzo
Et c’est là ma
nostalgie
qui dans chaque être
m’apparaît
à cette heure
qu’il fait nuit
que ma vie me paraît
une corolle
de
ténèbres
Cotici,
16 août 1916
Ibid, p. 58-60, extraits, traduction Jean Lescure, in Le port enseveli, tiré de Allégresse (1914-1919)
En 1919, Ungaretti publie un recueil rassemblant les poèmes écrits de 1914 à 1919, qu’il intitule Allégresse, et dont le titre initial Allégresse des naufrages pourrait sembler étrange « si tout n’était naufrage, si tout n’était bouleversé, étouffé, consumé par le temps », précise-t-il. Ce qui se traduit par une poésie nue, brève, érodée, une poésie nouvelle pour l’époque, libérée des règles de la métrique italienne et de toute ponctuation. Une écriture où un mot n’est guère plus qu’une feuille qui tremble dans la nuit. Ce premier recueil exprime la souffrance des hommes dans les tranchées. Une sorte de journal poétique contre la guerre, où il confie à la fin d’un de ses poèmes : « C’est mon cœur le pays le plus ravagé » (p.67).
Au sortir de la guerre, Ungaretti retourne à Paris, où il travaille à l’ambassade d’Italie, de 1918 à 1921. En 1923, il est employé au ministère des Affaires Étrangères à Rome. En 1936, il part au Brésil enseigner l’italien à Sao Paolo. En 1942, il obtient la chaire de Littérature italienne moderne et contemporaine à l’Université de Rome, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1958.
En 1935, il publie un second recueil, Sentiment du temps, réunissant les poèmes écrits de 1919 à 1935. Un recueil savamment construit, divisé en 7 chapitres, dont l’auteur précise qu’il ne faut pas les séparer, pour en saisir la complexité organique, avec ses dialogues, ses drames et ses chœurs. De l’ensemble se dégage une angoisse qui déchire la fine trame des apparences et mine la beauté des choses. En même temps que s’exprime une crise spirituelle, marquée par les années sombres de l’après-guerre.
La
pitié
Je suis un homme blessé…
Et je me sens en
exil entre les hommes…
J’ai peuplé de noms le
silence…
Je règne sur des fantômes…
Je suis las
de hurler sans voix.
2
…Le
chemin des morts passe en nous.
Nous sommes le fleuve des
ombres,
Elles sont le grain qui éclate dans nos rêves,
Elles
sont la distance qui nous reste,
L’ombre qui donne poids aux
noms.
Notre sort ne serait-il rien
Que l’espoir d’un
ramas d’ombres ?
Toi, Dieu, ne serais qu’un
songe ?...
Ibid., p 177-179, extraits, traduction Philippe Jaccottet, in Hymnes (1928), tiré de Sentiment du temps (1919-1935)
Son troisième recueil, La douleur, publié en 1947, rassemble les poèmes écrits de 1937 à 1946. Le titre s’explique par les épreuves qui l’ont atteint au cours de cette décennie, où il va perdre successivement sa mère, son frère et son fils. Le poème J’ai tout perdu évoque la mort de son frère en 1937. Dans Jour par jour et Le temps s’est fait muet plane l’ombre d’Antonietto, son fils mort à l’âge de 9 ans, en octobre 1939, au Brésil. Quant aux autres poèmes du recueil, ils s’inspirent en grande partie de la tragédie des années de la seconde guerre mondiale.
Dans Amer accord, qui évoque les derniers jours de son fils, se déploie toute la démesure du Brésil, avec sa nature sauvage et son opulence oppressante.
Amer accord
Ou
bien encore en un midi d’octobre,
Des collines sereines
Dans
l’accablement d’épais nuages,
Les chevaux des Dioscures
Au
pied desquels
Un enfant s’extasiait,
Par-dessus les eaux
élançaient
(Pour un amer accord de souvenirs
Vers des
ombres de bananiers
Et d’énormes tortues
Errant parmi des
blocs
D’immenses eaux impassibles :
Sous un autre ordre
d’étoiles
Et d’insolites goélands)
Leur vol jusqu’à
cette plaine où l’enfant
Qui, fouillant dans le sable
--
Enflammée par la lumière de la foudre
La transparence de ses
doigts aimés
Mouillés de pluie contre le vent --,
Saisissait
les quatre éléments.
Mais la mort insensible et sans
couleur,
Ignorante de toute loi comme toujours,
Déjà
l’effleurait
De ses dents impudiques.
Ibid., p.216-217, traduction Philippe Jaccottet, in Le temps s’est fait muet (1940-1945), tiré de La douleur (1947)
Dès 1935, Ungaretti a l’idée d’un recueil qu’il intitule d’abord Avant-dernière saison, et qui deviendra par la suite La terre promise, réunissant des poèmes écrits entre 1935 et 1953. Malgré tant d’épreuves rencontrées dans cette traversée du désert, le poète ne sombre pas dans la mélancolie, car « la poésie, dit-il, est le grand signe de l’espoir ».
Dans cette lumière d’automne, où la tempête s’apaise, il trouve une certaine sérénité, ainsi qu’un profond détachement, pour traduire les vicissitudes de toute aventure humaine. Une pensée qui navigue désormais entre anéantissement et espérance. Et que le rêve d’une possible résurrection réconforte.
Variations sur le rien
Ce
rien de sable qui s’écoule
Du sablier en silence et se
pose,
Et, fugaces, les traces en l’incarnat,
En l’incarnat
s’éteignant d’un nuage…
Puis si la main renverse la
clepsydre,
Le mouvement recommencé du sable,
L’argentement
tacite du nuage
Aux premières lividités de l’aube…
La
main a retourné le sablier dans l’ombre
Et de sable,
silencieusement, le rien
Qui s’écoule est la seule chose qu’on
entende
Et, entendue, qui ne sombre dans le noir.
Ibid., p.253, traduction Philippe Jaccottet, in La terre promise (1935-1953)
Avec Le carnet du vieillard, réunissant les poèmes écrits de 1952 à 1960, la poésie d’Ungaretti atteint sa pleine maturité. Comme dans les 27 strophes de son poème Ultimes chœurs pour la terre promise, dont voici deux d’entre elles.
8
Souvent
je me demande
Ce que j’étais, ce que tu étais,
avant ?
Errions-nous peut-être en proie au
sommeil ?
Nos actes furent-ils
Actes de somnambules,
dans ces temps ?
Nous sommes séparés, cernés
d’échos,
Et comme en moi tu resurgis, dans la rumeur,
Je me
surprends à te dégager d’un sommeil
Qui nous a prévus
longuement.
27
L’amour n’est plus cette
tempête
Dans l’éblouissement nocturne
Qui m’enchaînait
naguère encore
Entre insomnie et délire.
Il est l’éclair
de ce phare
Vers quoi le vieux capitaine
Avance, calmement.
Ibid., p. 282 et 288, traduction Philippe Jaccottet, in Le carnet du vieillard
En 1969, toute son œuvre poétique est rassemblée sous le titre Vie d’un homme. Ungaretti écrira des poèmes jusqu’à sa mort, à Milan, en 1970, à l’âge de 82 ans. Considéré comme l’un des plus grands poètes italiens de son siècle, lui qui parlait remarquablement notre langue et a toujours lu nos poètes avec passion, a souffert d’être si peu connu en France.
Bibliographie
-
Les Cinq Livres, traduction de Jean Lescure, © Éditions de Minuit, 1954
-
Vie d’un homme, Poésie 1914-1970, Préface de Philippe Jaccottet, traductions de Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin, © Poésie/Gallimard, 1981
Internet
-
Vidéo sur et avec Giuseppe Ungaretti, présenté par Jean Lescure. Archives du XXème siècle (1ère émission). INA, 1971, durée 58 minutes
Contribution de Jacques Décréau
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