Études secondaires, découverte des plaisirs du Paris d’après-guerre : whisky, boîtes de nuit et chanteuses noires.
Poussé par sa famille, il commence, sans enthousiasme, des études de chimie, vite interrompues car ne correspondant pas du tout à ses goûts pour l’art, la littérature et la poésie.
En 1926 ; il se marie avec Louise Godon, fille de l’épouse du marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler. Cette alliance lui facilitera les contacts avec le milieu artistique de l’époque, les peintres Masson, Miró, Picasso, Bacon, et des poètes comme Max Jacob qui le conseillera sur son itinéraire poétique.
Il entre, comme secrétaire de rédaction à la revue Documents fondée en 1929, notamment, par Georges Bataille et Georges Henri Rivière. Ce premier emploi stable va être déterminant pour son évolution professionnelle. En effet, Rivière qui est aussi sous-directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro appuie sa candidature au poste de secrétaire archiviste de la mission ethnographique Dakar-Djibouti de 1931.
À son retour et afin de légitimer ses activités d’ethnologue, il entreprend les études nécessaires à l’obtention des diplômes correspondants ainsi qu’une licence de lettres.
En 1938, il est nommé directeur de service au Laboratoire d’ethnologie du Muséum national d’histoire naturelle, et il entre comme chercheur au CNRS où il sera nommé en 1968 directeur de recherche.
Son parcours professionnel sera, au fond, constamment orienté vers la recherche du moi profond et inconnu qui meut chaque individu. Il en aura, d’abord, tenté l’expérimentation sur lui-même, avec les ouvrages autobiographiques que sont L’âge d’homme et La règle du jeu, puis sur le plan ethnographique avec ses études, en Afrique, Éthiopie, Cuba, Antilles, Haïti, portant entre autres sur les cas de possession, états de transe, parlers rituels ou culte des génies.
Cet intérêt constant pour la psychologie du moi inconscient remonte, en fait, à ses années de jeunesse, époque où il donne libre cours à sa vocation de poète, après avoir rejoint le groupe des surréalistes et participé à leurs travaux portant, notamment, sur l’écriture automatique censée faire surgir le subconscient de sa caverne obscure .
Ces préoccupations surréalistes apparaissent dans les poèmes de Haut mal, dont voici des extraits :
Rien n’est jamais fini
La
mer n'a pas fini de discourir
à coups de vagues
à coups
d'écume qui fait de grands effets de robe
et la nature s'étend
toujours
fatras de cailloux et de feuilles
Des décombres
de journées pourries
hissés sur les armoires à
glace
empuantissent les chambres que traverse la foudre
l’éclair
bâtard et titubant du tout-à-l’égout
Mais
ô ma foudre
ô mon éclair réel
quand tu t’abats sur les montagnes et
les
touches aux naseaux
taureaux obscurs dont les flancs
grondent
comme les futailles qu'on roule au fond des
caves
parodies de cercueils et simulacres de tombeaux
viendras-tu
tuer ce vieux bétail humain
toi qui sais jouer franc comme
l’or
de ta lame scintillante
de ta cape de nuages
de tes
jarrets brisés
comme un beau matador ?
In Haut mal suivi de Autres lancers, © Poésie/Gallimard, 1969, p.19.
****
Nature sèche
L'ombre
glissée sous la poix des vêtements
casaque fluide plus lourde
que le boulet d'un châtiment
l'ombre végétale en touffes
d'argile où les rameaux s'engluent
c'est une citerne où pourrit
la révolte obscure d'un
troupeau de forçats
un sentier
traversier entre la double haie de la peau et des ongles
une ruine
de manufactures en bataille
écheveaux de l'amour fuseaux
dorés
La tapisserie des mets n'ose pas raviver ses
couleurs
par crainte d'un cataclysme très sévère
punisseur
des langues trop joyeuses
quand les auréoles descendront au
niveau des couvercles d'égouts
L'écureuil est un prêtre et
sa queue dit la messe
hostie des feuilles d'arbre dès que vous
pourrissez
les larves sont sérieuses chrysalides de détresse
et
c'est le sauve-qui-peut des tempêtes blessées
ibid, p.28.
****
André Masson
Des
philosophes aux mains de joueurs
des nécromants aux lèvres de
buveurs
des assassins aux regards plus légers que des plumes
d'oiseau
c'est cette foule voyageuse aux pieds éternellement
pris
dans des lacets de sable
qui compose l'étrange nation
dont le drapeau de sang
fut teint de cette nuance maléfique un
jour que les poissons
par amour du désastre
décidèrent de se
vouer au feu et d'abandonner l'eau
Fruits de
misère
gonflerez-vous vos prunelles éclatantes jusqu'à briser
les sexes et les colonnes
les carcasses défigurées
les
astres ravagés par le désir des chairs d'alcool
les profils liés
à l'histoire des caresses
les crânes de pierre
les croupes
figées? (…)
Lumière et sang
Sang et ombre
Sang et
proie
Lumière de proie Sang de l'ombre
une enclume de sang qui
n'est ni proie ni ombre se livre
aux marteaux des forges de
folie
lointaines forges en travail dans les terres les plus
profondes
la profondeur solide de l'ombre où le sang de la
terre
est enseveli(…)
ibid. p. 70
****
Hymne
Par
toute la terre
lande errante
où le soleil me mènera la corde
au cou
j'irai
chien des désirs forts
car la pitié n'a plus
créance parmi nous
Voici l'étoile
et c'est la cible où
la flèche s'enchâsse
clouant le sort qui tourne et
règne
couronne ardente
loterie des moissons
Voici la
lune
et c'est la grange de lumière
Voici la mer
mâchoire
et bêche pour la terre
écume de crocs
barbes d'acier luisant
aux babines des loups
Voici nos mains
Liées aux marées
comme le vent l’est à la flamme
Voici nos bouches
Et
l’horloge de minuit les dissout
quand l’eau-mère des
ossatures
dépose les barques temporelles aux baies tranquilles de
l’espace
et se fait clair comme un gel
ô brouillard
tendre de mon sang
ibid p. 103
****
Trop tard
Trop
tard
c'est la mort des tarots
la mort des pierres précieuses
et des échelles sauvages
mort des horlogeries de la
lumière
écroulement des devantures enflées
mort des
plissements anciens sur les fronts d'homme
dont les saillies
rident la terre
mort des morts agités par l’aigreur des
soubresauts
mort des visages tissés en filets de fumée
mort
des lettres cachetées dans le ventre des postes
mort des machines
qui besognent les vaisseaux
mort des bordels aux volets cloués (à
chaque clou une
goutte de sang menstruel)
mort des menstrues
marines
plages puantes
sablières que retourne le doigt d'un
fantôme
mort des algues volantes qui tracent des signes
algébriques
sur le fronton des vagues quand les écailles
s’allongent en colonnes
mort des chaînes rivées à la cheville
des carreaux
bris de glace entre ciel et terre
bris de contrat
bris de clôture
mort des sourds-muets aveugles
incendie des
béquilles
mort des rochers
des lèvres
des amoureux
mort
de l’amour des astres
mort du regard
mort de la mort
trop
tard
ibid. p. 119
Michel Leiris s’est vivement intéressé, avec son regard d’ethnologue, à la corrida , sans porter sur elle un jugement de valeur, mais, à la fois, comme objet d’art et d’étude de l’antique sacrifice rituel en usage depuis la nuit des temps dans certaines sociétés, comme moyen d’exorcisme, de protection et d’accession au divin.
Pour lui, « la corrida s’apparente aux plus hautes expressions léguées au cours des siècles par la civilisation méditerranéenne, celles où l’homme pose un regard lucide sur le destin qui le menace, par lequel il sait qu’il sera vaincu, mais qu’il a le courage de dévisager et d’affronter, en construisant avec lui une œuvre d’art »
Par ailleurs, la tauromachie peut être aussi, selon M. Leiris, une métaphore des l’écriture, celle-ci n’ayant de valeur que si elle se met virtuellement en danger en se confrontant à des pratiques d’écriture inusitées ou non conformes aux usages.
Il a consacré dans Haut mal à la corrida un ensemble de poèmes, dont il a écrit en guise de prologue le texte suivant :
« Abanico para los toros, « éventail pour les taureaux ! » Cri des marchands d'éventails offrant leur marchandise aux spectateurs des courses de taureaux. En marge de la corrida, il s'agissait de forger un
équivalent poétique de quelques-uns des mouvements, phases, passes, épisodes divers dont se compose cette tragédie, à chaque seconde traversée d'imprévu en même temps que soumise à une architecture stricte, qu'est le combat d'un taureau.
L'ordonnance de ces commentaires rythmés est, en gros, conforme à l'ordre dans lequel pourraient être rangés les éléments réels auxquels ils se réfèrent : affiches et programme, puis le déroulement même de la course, que l'usage distribue en trois tiers (piques, banderilles, mort). »
In Haut Mal,.p. 140
Mano à mano
L'opacité
d'un bras nu qui se love
la fixité d'une main véritable
l'air
immobile que troue le luxe de tes ongles
et l'arène incurvée
d'un éternel retour
Vers quelle clairière
ira la pointe
aiguë du glaive
pour déterrer le plus ancien des trésors
taureau
épais
la nature
ou ton corps
que mes mains creusent pour en
exhumer le plaisir
ibid. p. 141
****
Banderilles
Circuit
rapide de l’homme
levant haut ses aiguilles de tatoueur
La
grosse masse à panse velue pivote
fonce
et les broderies
dorées du banderillero se reflètent à
ses flancs
en dentelle
de sang
Toutes griffes dehors
les fuseaux gonflés de soie
pendent symétriquement
accrochés au canevas de la plaie
règne
de la précision d’horloge et des fioritures
artérielles
ibid. p. 147
****
Langue taurine
Le
costume de lumières
à l’heure de vérité
s’enferme
dans
le berceau des cornes
et fait la croix
en s’adornant de
suavité
ibid.p. 155
****
Final
De
toile
de sable
de cuir saignant et de brocard
blason de
l’opéra funèbre
quand le taureau
retrouve la bauge de
son ombre
écrasée comme lui sur le sol
fruit trop mûr
becqueté par des oiseaux criards
ibid.p.159
Dans la deuxième partie de l’anthologie Galimard intitulée Autres lancers, sont regroupés un ensemble de poèmes écrits entre 1924 et 1968.
Âge des cœurs
Le
bel âge des vacances
L'âge des croisées ouvertes
des pores
illuminés par le bain
L'âge des cœurs sans lest
autre que le
sable mouillé
à chaque battement de marée
sculpté en
château-fort
Le bel âge de sable
à chaque seconde
illuminé par la marée
allégé par le bain
L'âge des cœurs
ouverts
que ne grave ni ne mouille
l'eau-forte d'aucun
remords
L'âge du sable répandu
à profusion
par les
créneaux du château-fort
L'âge des cœurs
que la mer
sculpte grain par grain
ibid.p. 166
****
Blason
Mon
cœur est l'arc et le ciel est la corde
d'où s'envola comme un
rire la flèche
la flèche oiseau qui s'est rivée au cœur
au
cœur de l'arbre enchevêtré d'oiseaux
ibid.p. 183
****
Social
Si
tous
avec la liberté
avaient le pain et le vin
pas de femme
gangrenée de travaux
mais clair de lune à discrétion
et cœur
brûlant
au fil du long dégel
de chacune à chacun
le
ciel
sans nous briser
nous gonflerait de sa musique
la vie
serait un opéra
ibid.p. 200
****
Poésie
Cette
chose sans nom
d'entre rire et sanglot
qui bouge en nous,
qu'il
faut tirer de nous
et qui,
diamant de nos années
après le
sommeil de bois mort,
constellera le blanc du papier.
Ibid.p. 218
****
Écumes de la havane
I
Noire
géométrie
sur l'ombre incohérente,
une montagne qui n'est
qu'une aile
volant immobile vers La Havane
et tout en haut
—
ou tout au bout —
un feu.
Dans peu d'instants,
allumée
par un autre feu,
l'aurore pointera en bas
derrière le gel du
hublot.
II
J'aimerais
dire que la pluie
nous ligotait de ses cordes,
qu'elle dressait
autour de nous
les murs de son château d'eau.
Mais je,
ce
n’est pas tu,
ce n’est pas il,
ce n’est pas vous,
ce
n’est pas nous.
Mais seul je songe
à ces torrents subis
dans la clarté d’un même instant
et crée
sur le papier
—
le lieu où nous serait chez lui.
(…)
ibid.p. 239
Durant toute son existence,Michel Leiris, proche politiquement de la gauche, a milité pour la justice, la défense des démunis et, en son temps, l’indépendance des peuples colonisés.
En conclusion de sa préface de Haut mal, Alain Jouffroy indique « qu’en y montrant son squelette inconscient à nu, il n’a pas évité de s’approcher du point le plus dangereux où soudain l’on bascule , comme dans un éclair, dans une région dont on ne paraît pas toujours pouvoir revenir intact. »
De tempérament anxieux et mélancolique, il fera, en 1957, une tentative de suicide, et il décédera en 1990, d’une crise cardiaque, après s’être cherché constamment en lui-même sans vraiment se trouver.
Bibliographie
-
Haut mal suivi de Autres lancers, © Poésie-Gallimard, 1969
-
La règle du jeu © Pléiade/Gallimard, 2003
Internet
-
Sur Wikipedia, une bio-bibliographie très complète .
-
Michel Leiris ou l'écriture au risque du style ,un article sur Cairn.info
Contribution de Jean Gédéon
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