Dans quelques jours, le 24 janvier 2013, Daniel Boulanger atteindra l’âge respectable de quatre-vingt-onze ans, avec dans son bagage une œuvre impressionnante et prolifique abordant à la fois le roman, la nouvelle, le théâtre, le cinéma et la poésie.
Né à Compiègne, il commence, au petit séminaire de Saint-Chauny dans l’Aisne, des études interrompues par la guerre. Â l’âge de dix-sept ans il entre dans la résistance. Arrêté pour sabotage par les allemands, il échappe à la déportation grâce à l’entremise d’un prêtre qui intercède en sa faveur. Puis, pour échapper au STO, il mène une vie de fugitif, vivant de ferme en ferme.
À la Libération, il décide de prendre l’air, et s’embarque d’abord pour le Brésil où il va mettre, dit-on, en pratique l’expérience agricole acquise au contact des paysans picards. Il sera aussi, dans un tout autre registre , précepteur pour jeunes filles.
En 1946 , il fait un bref séjour à Prague pour assister comme délégué du parti communiste au Congrès mondial de la jeunesse démocratique. Puis il s’installe au Tchad où il exerce, pour vivre, de multiples activités telles que pion, répétiteur ou organiste. Et surtout, il y rencontre sa femme qu’il noie sous une avalanche de courts poèmes qui constitueront par la suite son premier recueil, intitulé Tchadiennes, publié en 1969.
En 1948, il fait un séjour en Bulgarie, puis effectue divers voyages à travers le monde pendant une dizaine d’années.
Il s’installe ensuite à Paris avec femme et enfants, dans une maison du 14ème arrondissement, qui va rapidement devenir le lieu de rencontres des personnalités du Nouveau Roman et de la Nouvelle Vague. Il publie chez Gallimard ses premiers romans et nouvelles, et grâce à ses relations avec les réalisateurs de la Vague en vogue il devient acteur de cinéma dans une dizaine de films, et surtout, à partir de 1960, et jusqu’en 1989 scénariste et dialoguiste.
Au début des années 1970, il achète à Senlis, une maison de la seconde partie du 16e siècle qu’il fait entièrement restaurer, et où il continue, avec régularité, chaque année, de publier, entre autres, de la poésie.
Cette poésie, toute de concision, est constituée en textes de cinq à dix vers, systématiquement chapeautés par un titre commençant chaque fois par retouche à…
Comme l’indique la note de l’Encyclopædia Universalis consacrée à Boulanger : « On trouve dans la parution régulière de livres de poèmes, Retouches (1970), Les Dessous du ciel (1973), Tirelire (1976), Volière (1980), comme un creuset de style. Chaque poème, bref, est une « retouche à… » (« Retouche à l'intouchable, retouche à la domination, retouche à la galère… »), retouches au réel ou au langage, comme on fait d'une photographie pour un meilleur contraste, d'un vêtement pour un peu plus d'aisance ou d'élégance. »
Et comme le complète lui-même D. Boulanger : « Tout voyage est de conquête, tout regard est un raid. Au soir des randonnées, nous sommes vainqueurs si nous le voulons et nous ornons notre tente d'étendards, d'images et pensées, dépouilles qui nous font chérir l'ennemi et retoucher son portrait. Les Retouches sont les trophées de mes chasses baroques. Les vues d'optique voisinent avec les graffiti, les tapis avec les coupes, et les cailloux avec mon œil taillé. »
En voici des exemples, extraits du recueil Intailles :
retouche à l'abandonné
étoiles
éperons dans le flanc de la nuit
regards, longues rênes du
désir
le temps recule et reste sur la rive
ô givre de
l'absence
mon reflet dans les vitres me fait honte
in Intailles © Poésie/Gallimard, 1991, p. 10
****
retouche à l'aurore
près
du ruisseau veille et plonge une étoile
un rapace a saisi la
plaintive lumière
voici le cri des coqs qui met en sang la
nuit
la peur découpe un paysage aigu
où l'on entend qui naît
la tremblante rosée
ibid p. 33
****
2e retouche au carnaval
les
visages que saisira la mort
regardent les fausses fenêtres
des
linges tendus dans les rues
le soleil perd ses peaux
sous les
arbres où s'écroulent des odeurs tristes
le vent en
haillons
cherche la trompette du jugement
ibid p. 54
****
retouche au couchant
l'attente
aux lèvres closes
lève un doigt
désirs descendant les
collines
cornes et laine
ô brume des troupeaux d'où sort un
pin nocturne
ibid p. 74
****
2e retouche au couchant
le
jardin garde un œil d'enfant
et joue de mon âge d'homme
avec
ses passe-passe de fleurs
ses oiseaux qu'il fait yeux dans le
masque du jour
et la nuit qu'il parfume avant de l'épouser
dans
toutes ses ombres
ravi d'entrer dans l'absence
ibid p. 75
****
retouche à la déréliction
l'écho
faible orphelin des accords qui se fuient
traverse l'âme
déserte
son ombre meurt au soleil fou
et laisse à l'air en
deuil
un brassard gris
ibid p.84
****
retouche à la descendance
près
du cèdre
sous la verrière de la nuit
une lune en osier
lentement se balance
l'enfance au ras de l'herbe
écoute ses
souvenirs de veuve
et l'ombre aux pas usés
ibid p. 85
****
retouche à la halte
la
route applique son échelle au ciel branlant
hache au pied, le
soleil savoure
l'entaille du soir qui craque
les voyageurs
s'enferment pour boire
une voix d'enfant appelle à l'étage
ibid p. 137
****
retouche à l'hiver
lucarnes
ex-voto
sur le mur de la nuit
loin des arbres en croix
les étoiles
courent vers la lune oblique
le noir a des échos d'église
la
maison retombe en enfance
les grands chagrins ont l'éclat du gel
ibid p. 138
****
2e retouche à l'hiver
sous les arbres en os
neige
et vent font l'amour à la diable
le soleil meurt avant terme
des
fumées nous font signe
pour un vin chaud
près de livres
toujours jeunes
ibid p. 139
***
retouche à la Polaire
vers
le gravier du patronage
les rues bleues s'en allaient dans le
froid
sous des arbres triangulaires
l'impasse effeuillait des
silences
près du poêle et des sombres
grands-mères
s'écroulait un tableau vivant
et l'enfance au
retour en sortant sa boussole
tremblait comme l'aiguille
montrant
du doigt l'étoile « populaire »
ibid p.206
****
retouche au printemps
poussé
par la pluie dans son linge à jours
l'amour aux couleurs mal
posées.
épouse
dans
la fuite des trembles
l'enfance barbare
ibid p. 207
Si un autre des nombreux recueils de D. Boulanger intitulé Les dessous du ciel, s’apparente pour les titres et la forme au livre ci-dessus, il en est un peu différend dans le fond, un certain nombre de ces poèmes rappelant souvent ceux de Jean Follain, par la description d’un univers quotidien qui s’élargit en fin de texte sur l’universel. Ainsi que l’indique la note accompagnant ce recueil sur le site consacré à l’auteur : « Les dessous du Ciel forment un second album de 336 retouches; brèves notations, fragments de biographies semblables à un canevas de nouvelles. Retouche, c'est une modification à la touche : touches d'existence, brèves entrevues déconcertantes ou cocasses d'instants ou de souvenirs; la vie fait une touche sur le poète qui fixe et retouche sur le papier cet affleurement ou affleurement des sens, en y mettant du sien, humour, mémoire, émotion. Cette vision brusque, étrange , forme une sorte d'expérience profonde, souvent amère de la vie, selon la tradition des grands romanciers et donne parfois la clé des nouvelles, des romans et des poèmes de l'auteur. L'audace et l'humour servent d'antidote au désespoir partout sous-jacent et presque partout combattu. »
retouche à l’épouse
Cette
femme a dit aux enfants
que l'on peut m'oublier
comme la porte
par laquelle on est passé,
que l'on peut employer pour
m'appeler
d'autres prénoms que le mien,
que je ne sais plus où
je suis,
mais que je suis là
comme le mal qui fait parfois
besoin.
In Les dessous du ciel © Poésie/Gallimard, 1997, p. 115
****
retouche à l’état-civil
II portait une hotte remplie de petites femmes. Il arrivait que l'une jaillît par pression comme font les sardines au retour de la mer sur le dos des pêcheurs. Au sol la petite femme se développait d'un seul coup jusqu'à sa taille d'adulte. C'était une apparue. Les citadines qui se rendaient au marché, au thé, à l'homme, croisaient parfois le porteur de hotte. L'une d'elles alors profitait d'un coin de rue pour se résorber et sauter dans le panier. C'était une disparue.
Ibid p.119
****
retouche à l’étude
Par
le judas dans le plafond
le notaire observe son épouse
que vêt
la peau d'un tigre
elle chante un flamenco
pour des éphèbes
blancs
qui surprennent à leurs bagues
pierres de lune et
serpents
les yeux du Maître, là-haut.
Ibid p.122
****
retouche à la féminité
La
dame qui mourut à l'hôtel des Pigeons
quatre hommes aussi sont
partis de sa main
son mari le propriétaire
son ami le client
du vingt
le groom qui criait ciel au bas de l'escalier
le vieux
beau qui passait sur la chaussée
et s'arrêta devant
l'entrée
l’œil refait
car il trouvait belle cette femme
armée
pâle et vers lui tournant l'arme
avant de se
tuer,
ayant réglé les quatre âges.
Ibid p. 127
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retouche à une fête populaire
Dans les fossés du parc. Le saut-de-loup est tapissé de lierre et le lierre ressemble aux taches de vin dont certains se masquent dès leur naissance. Au fond des douves on joue à saute-mouton avec des tonneaux. Un homme à bonnet d'astrakan fait pleurer des femmes en tablier blanc, coiffées de bonnets à tuyaux Il montre sous sa veste à brandebourgs des trous laissés par la guerre.
Ibid p.131
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retouche à l’hôtel balte
Le couloir n'en finit pas. Des plaques de cuivre portent le nom de mes amis. À angle droit, au-dessus du tapis rouge, les toits de la ville font un tableau gris sur gris. Un cheval monte une rampe d'argent, vers la promenade aux arbres en quinconce.
Ibid p.160
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retouche à l’humeur
Pourquoi
ce malaise
devant la nappe sans tache
où le pot de cuivre et
l’œuf
équilibrent leurs deux crépuscules?
Aucune histoire
ne nous est contée
et nous voulions ces nourritures.
Mais
l’œuf et le pot sont dans un cadre
le cadre au Musée
et le
Musée ferme le soir
en souvenir des peines du peintre.
Ibid p. 162
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retouche au marché
Venus
des champs
les hommes se tiennent immobiles
et se regardent.
Le
tabac sent la Grande Armée.
Des voix crient les légumes
plus
fort que des victoires.
Une veuve sans âge a la marche d'un
coq.
Dans l’œil du cheval tient la ville.
Ibid p. 201
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retouche au musée
Celui qui vient avec une plume de bécasse abattue dans sa dernière chasse et qui la sort de son portefeuille pour la coller sur un oiseau en vol dans le ciel d'un tableau flamand s'éloigne à reculons, besogne faite. Il lui semble que la toile désormais lui appartient et qu'il l'a signée, et son plaisir est si fermé qu'il n'en dit mot, mais dans toutes les conversations il parle d'aile et de ciel, à l'étonnement de ceux qui l’écoutent
Ibid p.219
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retouche à la vieille fille
La
morte dans le salon fermé
un oiseau s'est posé sur ses mains
la
comtoise arrêtée
tremble au passage des trains
le bruit vient
de l'abîme
pareil aux orages de la défunte
si haute dans la
vie
et qui fermait les yeux
quand surgissait un enfant
dans
la fenêtre pâle.
Ibid p. 336
Ainsi, de retouches en retouches, ce poète, traverse le temps qui n’a point de bords, en créant, peu à peu et comme il le dit lui-même, une chose à la fois, dans sa vaste maison historique une œuvre imposante et éclectique, couronnée par une brochette de prix littéraires prestigieux.
Bibliographie poétique
-
Vestiaire des anges, (Retouches), © Éditions Grasset, 2012
-
L'Esplanade, (Retouches), © Éditions Grasset, 2010
-
Fenêtre mon navire, (Retouches) © Éditions Grasset, 2008
-
Oboles, (Retouches) © Éditions Grasset, 2006
-
Faubourg des fées, (Retouches), © Éditions Grasset, 2004
-
A dire vrai, (Retouches), ©), Éditions Grasset, 2002
-
Le tremble et l'acacia, (Retouches) ©, Éditions Grasset, 2000
-
Images, mes catins, (Retouches), © Éditions Grasset, 1999
-
De laine et de soie, (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1997
-
Les dessous du ciel, © Poésie/Gallimard, 1997
-
Taciturnes, (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1995
-
Hôtel de l'image suivi de Drageoir © Poésie/Gallimard, 1994
-
Sous-main, (Retouches) © Collection blanche, Gallimard, 1994
-
Etiquettes (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1993
-
À la courte paille (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1993
-
Automnales (Retouches) ©, Collection blanche, Gallimard, 1992
-
Intailles, © Poésie/Gallimard, 1991
-
Tchadiennes, © Poésie/Gallimard, 1989
-
Le porte-œufs (Retouches),© Collection blanche, Gallimard, 1989
-
Carillon (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1988
-
À la Marelle (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1987
-
Retouches, © Poésie/Gallimard, 1987
-
Intailles (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1986
-
Lucarnes (Retouches) © Collection blanche, Gallimard, 1984
-
Drageoir, © Collection blanche, Gallimard, 1983
-
Hôtel de l'image, © Collection blanche, Gallimard, 1982
-
Volière (Retouches), © Collection blanche, Gallimard, 1981
-
Œillades, © Collection blanche, Gallimard, 1979
-
Tirelire, © Collection blanche, Gallimard, 1976
-
Les Dessous du Ciel, © Collection blanche, Gallimard, 1973
-
Retouches, © Collection blanche, Gallimard, 1969, Prix Max-Jacob 1970
-
Tchadiennes, © Collection blanche, Gallimard, 1969
Internet
-
Sur Wikipedia, biographie et bibliographie.
-
Sur le site de Picardia, l’encyclopédie picarde, un ensemble complet sur le poète, scénariste et romancier.
-
Portrait de Daniel Boulanger paru dans Lire, le 1/04/1999
-
Extrait de l'émission Le Fond et la forme du 26/05/1972
-
Extrait de l'émission Radioscopie du 12/06/1978
Contribution de Jean Gédéon
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