C’est un tout petit livre, moins de cent pages, mais une perle précieuse écrite comme un poème en prose poétique et un hymne à la vie, bien utile, en ces temps de morosité récurrente entretenue à satiété par les médias qui nous modèlent.
L’ouvrage imaginé par l’auteure se présente comme une lettre adressée à un correspondant, complètement envahi par ses obligations professionnelles. « Vous escamotez, dit-elle, chaque jour ce qui fait le sel de la vie. Et pour quel bénéfice, sinon la culpabilité de ne jamais en faire assez ?
« Commençant à fournir quelques grandes pistes au début, poursuit F. Héritier, je me suis vite prise au jeu et me suis interrogée sérieusement sur ce qui fait et continuera à faire, j’en suis certaine le sel de la mienne.
C'est donc une énumération qui suit, une simple liste, en une seule grande phrase, qui est venue ainsi toute seule par à-coups, comme un grand monologue murmuré. Il s'agit de sensations, de perceptions, d'émotions, de petits plaisirs, de grandes joies, de profondes désillusions parfois et même de peines, bien que mon esprit se soit tourné plutôt vers les moments lumineux de l'existence que vers les moments sombres, car il y en a eu. À de petits faits très généraux dont tout un chacun aura pu éprouver un jour la réalité (je parle alors de façon neutre, c'est-à-dire selon l'usage français au masculin) j'ai mêlé progressivement des souvenirs privés, durables, fixés en images mentales fortes pour toujours, instantanés fulgurants dont l'expérience peut être, je le crois, transmise en quelques mots (je parle alors au féminin). Il faut voir dans ce texte une sorte de poème en prose en hommage à la vie. » […]
[…]... chuchoter au téléphone, prendre des rendez- vous des années à l'avance, se pâmer devant le port de Robert Mitchum, la démarche de Henry Fonda, le sourire de Brad Pitt, la beauté romantique de Gène Tierney ou de Michelle Pfeiffer, l'ingénuité de Marilyn Monroe, la grâce d'Audrey Hepbum, savourer une coppa del nonno à Florence, soupirer d'aise, flâner dans les rayons d'un grand magasin, rouler en Jeep sur des pistes défoncées, manger à mains nues à croupetons autour du plat, partager une noix de kola ou une barre de chocolat, avoir peur au cinéma, lire des polars ou de la bonne science-fiction, prendre sans vergogne la plus belle pêche du plateau de fruits, sortir avec précaution des bigorneaux de leur coquille, manger dans un vrai routier sur une nappe à carreaux, faire tinter des verres de cristal, assister à un beau match de rugby, jouer à la belote ou au rami ou au yams ou aux petits chevaux ou aux dominos, être mauvais joueur avec de mauvais joueurs, protester véhémentement pour une broutille, refuser de traiter avec les colériques (enfants compris et s'offrir le luxe à ceux-là de leur faire les gros yeux dans les magasins), s'offrir aussi le luxe des taxis réservés à l'avance et contempler les files d'attente aux stations (suave mari magno...}, avoir un parapluie quand il faut et assez grand pour plusieurs, marcher d'un bon pas, traîner des pieds dans les feuilles mortes, sourire tendrement à la photo de sa grand-mère, écouter les hulottes la nuit et les grillons le jour, faire un bouquet de fleurs de talus, regarder glisser les nappes de brouillard, suivre la course d'un lièvre à travers champs ou celle de Trintignant autour du port de Nice, essayer de saisir le moment où l'on s'endort, sentir le poids de son corps recru de fatigue dans le lit, être reçu à un examen, dormir sur l'épaule de quelqu'un, participer à une liesse populaire, voir un beau feu d'artifice, écouter la Callas ou gémir le vent ou crépiter la grêle, […]
On se trouve donc là dans le domaine des sensations intimes partagées par chacun selon son propre itinéraire, à un moment ou l’autre de sa vie.
La lecture des premières pages de ce livre peut faire craindre une rapide lassitude face à une telle énumération au long cours, mais, pour peu que l’on persiste, on se trouve rapidement, ému, par un effet miroir, face à un sentiment de déjà vu, rencontré et ancré profondément en soi-même au cours de sa propre vie. Et c’est le partage entre l’auteure et ses lecteurs de ces sensations communes, intimes qui nous façonnent en profondeur qui font tout le sel de nos vies et de cet ouvrage.
Françoise Héritier est anthropologue, professeur honoraire au Collège de France et directeur d’études à l’E.H.E.S.S.
Bibliographie
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Le Sel de la vie © Odile Jacob, 2012
Internet
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Wikipedia, une biobibliographie
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Un entretien avec F. Héritier sur le Sel de la vie
Contribution de Jean Gédéon
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