Le poète Jean Tardieu a grandi dans une famille d’artistes. Son père était peintre et sa mère musicienne. Dès l’enfance il a humé « la bonne odeur de l’huile et des couleurs » et a baigné dans un environnement musical, nombre d’artistes, peintres et musiciens, fréquentant habituellement la maison familiale.
Dans Les portes de toile il évoque quelques grandes figures d’artistes, peintres ou musiciens, dont il admire le talent, comme Cézanne, Debussy, Manet, Corot, Satie, Klee, Ravel, Seurat. Ou bien encore De Staël, Vieira da Silva, Hartung, Bazaine, Kandinsky, Janine Arland et quelques autres.
Dans son ouvrage Le miroir ébloui il a réuni la plupart de ses « Poèmes traduits des arts », comme il les appelle. On y trouve l’ensemble de ses recueils consacrés aux peintres, depuis Une vie ponctuée d’images (1927–1938), en passant par Les portes de toile (1939–1969), jusqu’à La création sans fin (1970–1992).
À chaque fois, il s’agit pour Tardieu de « traduire en poésie quelques-unes des œuvres, célèbres ou moins connues, portées à la lumière du jour par l’arbre des arts créateurs aux branches innombrables », de Poussin à Max Ernst, et du Tintoret à Alechinsky.
S’adressant au lecteur, au début de son livre Le miroir ébloui (p.11), Jean Tardieu écrit :
Un miroir, voilà ce que nous sommes, lorsque nous prêtons une attention passionnée et émerveillée aux œuvres des arts créateurs.
Les formes, les couleurs et les sons qui nous fascinent ont produit sur nous un effet de choc, comparable à celui que rencontrent nos yeux lorsqu’ils sont éblouis par une lumière intense.
En pénétrant par effraction dans notre conscience, ils ont agi sur nous comme le soleil regardé trop longtemps : un vertige du regard qui nous dérange et qui nous comble en même temps.
En remuant la poussière de nos habitudes mentales, ils réveillent la splendeur des images, le murmure des rumeurs ensevelies au fond de notre mémoire obscure.
Ici se manifeste, dans toute sa puissance, le rôle fondamental des arts, qui est l’innovation incessante.
C’est une vocation essentielle qui remplace les conceptions académiques de l’Art, avec ses notions périmées de l’« imitation » du réel, de la domination d’une « beauté » conventionnelle et d’une « vérité » illusoire.
Au début de La création sans fin, Tardieu évoque l’œuvre du peintre Odilon Redon, dont les images, dit-il, « basculent dans un autre monde, insidieuse transposition du réel, qui peut aller de l’enchantement au malaise, du pressentiment à l’angoisse, voire à une vision surnaturelle, parfois proche de l’épouvante ».
La saisissante figure de femme intitulée Les yeux clos est un exemple de cette démarche, qui obtient un effet maximum de suggestion et d’étrangeté par les moyens en apparence les plus simples. On y retrouve le thème de l’œil, qui joue dans la cosmogonie de ce grand visionnaire qu’est Odilon Redon un rôle primordial.
… Ici l’œil a cessé de voir. Il est perçu de l’autre côté : il est vu ne voyant pas. Il est refermé (définitivement peut-être) sur les trésors perdus, les souffrances subies, les énigmes non résolues.
A peine modelé, comme une sculpture orientale, ce portrait est peint de teintes étalées, peu chargées de matière. Il nous atteint comme une présence et comme un souvenir.
Sans livrer son secret, il éveille dans notre regard un tumulte de questions. Ce comble de signification est obtenu par un comble de réserve, comme si le refus était l’accomplissement nécessaire de la plénitude.
Ces « yeux clos », c’est peut-être le visage de qui écoute le manque : on ne voit pas la musique, on la recueille en soi, on l’incorpore à l’être de son être.
C’est aussi le pouvoir d’ouvrir et de libérer, sous la voûte de l’œil fermé, les plus vastes espaces concevables.
Ce peut être enfin les yeux clos de la mort toute proche, de la mort dans la vie, quand,
au-delà des temps étroits, déjà gagnés d’un seul côté par l’ombre envahissante, le ciel continue à bleuir de toutes ses nuances.
De l’autre côté, une aurore venue d’ailleurs, pâle mais intensément lumineuse, baisse les paupières et se tait.
In La création sans fin, dans Le miroir ébloui, ©Gallimard, 1993, p. 163-164, extraits
Un peu plus loin, dans un texte qu’il intitule Portrait à la diable, Tardieu exprime avec force ce qu’il ressent à la vue des œuvres de son ami Pierre Alechinsky. En voici quelques extraits.
D’une écriture à une autre (mais la signature est la même), avec un tremblement très sûr qui fait respirer le trait, de boucle en boucle, de serpentins en lassos, un cobra barbu, en tournant sur lui-même et en n’obéissant qu’à son propre hasard, engloutit le temps et le monde, choses et gens, la vague et le bateau, l’homme et son ombre, après avoir ensalivé de couleurs gourmandes cette proie sans fin qui ne demande qu’à être dévorée et qui renaît toujours de ses métamorphoses.
L’allusion colorée est si plaisante, si aiguë et si gaie, que l’on n’a plus besoin de rien : rien d’autre que l’infini et ses étoiles filantes. Tout n’est que prétexte à repeindre la création dans cette course liquide des contours, ce graphisme inventif né d’une langue imaginaire, que répandent les tubes pressés à mort, les pinceaux de tout poil, les fusains, les encres délébiles, les caractères qui vont trop vite sur la page pour que l’on ait le temps de les déchiffrer (…)
Un mouvement sans fin ni cesse nous emporte la tête en bas en mélangeant sur la palette le vert acidulé des prairies vues en rêve, le sang violet des bêtes et des hommes, tous les bleus des lessives de l’horizon et de la mer, - et le noir, ce taureau, père et fils de l’écrit, si bien rôti au four de la mémoire, si tendrement sauvé de tout désastre, du moins tant que le vent ne souffle pas le feu vacillant tenu entre nos mains à demi refermées (…)
Voilà pourquoi, gagné par le délire, j’assiste, avec ravissement, au lâcher de mille millions de nuages bariolés, au défilé des oriflammes sans cortège, à tout ce qui s’abat sur la terre pour l’entortiller et la faire flamber sans douleur.
J’entends un air de flûte à bec qui, sans fin, revient sur ses pas, comme s’il voulait effacer tous les obstacles, tous les reliefs et tous les creux pour réduire l’univers à deux seules dimensions.
Rien ne finit et tout commence. On n’a même plus besoin de mourir.
Ibid., p.168 à 170, extraits
Jean Tardieu a toujours entretenu avec les artistes qu’il admire un rapport de réciprocité, pour une création partagée, à travers une démarche tout à fait originale, où il considère le poème comme une peinture à lire et le tableau une poésie à voir.
Ainsi, dans Poèmes à voir, à l’instar d’Apollinaire et de ses calligrammes, Tardieu laisse la poésie sortir des sentiers battus, pour déranger les habitudes et briser les poncifs. Cela produit une écriture « décomposée, éclatée en fragments épars, que l’esprit doit recomposer pour en faire un tout, perçu comme un tableau ».
Dans Jean Tardieu, l’image et les mots, une vidéo réalisée par Françoise Dax-Boyer et Jean-Paul Fargier, en 1991, on peut voir Tardieu lire des poèmes que lui ont inspiré des peintres comme Cézanne, Manet, ou Alechinsky…Avec une seconde partie consacrée aux Poèmes à voir, dans lesquels la typographie et la mise en page se révèlent déterminantes.
Et de nous faire cette confidence : « J’envie les idéogrammes de la Chine et du Japon, qui peuvent allier la beauté plastique du coup de pinceau au sens et au son qui s’en dégagent.
Ainsi un coup de gong répand ses ondes qui vont au loin s’élargissant ».
Jean Tardieu, qui aura écrit sa vie durant des textes et des poèmes sur les peintres, ne serait sans doute pas devenu l’un des grands novateurs de la langue française, s’il n’avait aussi obstinément erré de toile en page, avec la volonté de les confondre pour mieux s’y perdre et s’y retrouver.
Bibliographie
-
Poèmes à voir, © Gallimard, 1990
-
Le miroir ébloui, poèmes traduits des arts, 1927-1992, © Gallimard, 1993
-
Jean Tardieu, Œuvres, coll. Quarto, © Gallimard, 2003
-
Frédérique Martin-Scherrer, Lire la peinture, voir la poésie. Jean Tardieu et les arts, Paris, IMEC éd., octobre 2004 (288 p., 83 ill. coul., bibliographie, index. Textes inédits de Jean Tardieu)
Sur l’auteur
-
Jean Tardieu, comment parler musique ? de Claude Debon et Delphine Hautois, catalogue de l’exposition à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (septembre-novembre 2003)
Sur internet
-
Jean Tardieu, l’image et les mots, vidéo réalisée par Françoise Dax-Boyer et Jean-Paul Fargier, 1991, 25 mn (dont un court extrait consacré à Cézanne)
-
Jean Tardieu, un poète de l’insolite, sur la Pierre et le Sel (07/11 2011)
Contribution de Jacques Décréau
Commentaires