Tout au long de sa vie Paul Éluard entretint des relations d’amitié avec de nombreux peintres. Quelques années avant sa mort, en 1948, il publia l’album Voir, un hommage reconnaissant à ses amis peintres, compagnons privilégiés du regard, qui pour la plupart illustrèrent ses écrits.
Avec Max Ernst notamment l’entente fut exceptionnelle, même si elle ne dura que quelques années. Mais c’est avec Pablo Picasso que la rencontre fut la plus forte. Les deux hommes se connaissaient depuis de longues années, éprouvant de l’admiration l’un pour l’autre.
De son côté, Picasso a toujours recherché la compagnie des poètes. Après avoir été très proche d’Apollinaire, de Max Jacob, puis de Reverdy, au début des années 1930 il souffre d’être privé de poète.
C’est ici l’occasion de rappeler que Picasso a écrit des centaines de poèmes. Lui-même se considérait comme un poète s’exprimant plus volontiers par le dessin, la peinture ou la sculpture. Son écriture poétique est belle à voir. Elle est avant tout plastique, visuelle, privilégiant le graphisme. Picasso se définissait d’ailleurs avec humour comme « un poète qui a mal tourné ».
En 1935, au moment où Éluard pénètre dans l’intimité de Picasso, ce dernier traverse une crise grave. Séparé d’Olga, Picasso s’est arrêté de peindre, et s’est mis à écrire des poèmes. Entre les deux hommes tout converge : un même goût pour la poésie, une même vision de la création artistique, un même style de vie.Le 8 janvier 1936 Picasso dessine un portrait d’Éluard qui montre à quel point le courant passe entre les deux artistes. Ce portrait lumineux servira de frontispice au recueil Les yeux fertiles. Picasso l’offre à Éluard au moment où celui-ci va partir faire une série de conférences sur son ami peintre à Barcelone, Madrid et Bilbao, à l’occasion de la première rétrospective Picasso en Espagne. À l’Institut français de Madrid, il parle de « Picasso peintre et poète ».
…À partir de Picasso les murs s’écroulent. Le peintre est devant un poème, comme le poète devant un tableau. Il rêve, imagine et crée. Et soudain, voici que l’objet virtuel naît de l’objet réel, et qu’il devient réel à son tour …
Je pense à ce tableau célèbre de Picasso, la Femme en chemise, que je connais depuis bientôt vingt ans et qui m’a toujours paru à la fois si élémentaire et si extraordinaire. La masse énorme et sculpturale de cette femme dans son fauteuil, la tête grande comme celle du Sphinx, les seins cloués sur la poitrine, contrastent merveilleusement – et cela ni les Égyptiens, ni les Grecs, ni aucun autre artiste avant Picasso n’avaient su le créer. Le visage aux traits menus, la chevelure ondulée, l’aisselle délicieuse, les côtes saillantes, la chemise vaporeuse, le fauteuil doux et confortable, le journal quotidien … Picasso a sorti le cristal de sa gangue….
De retour d’Espagne en mars 1936, Éluard présente à Picasso son amie Dora Maar, qui le trouble profondément. Cette jeune photographe va entrer dans sa vie et dans sa peinture. Quittant secrètement Paris pour Juan-les-Pins, Picasso se remet à peindre avec frénésie. Une vraie résurrection ! Et lorsque Picasso rentre à Paris par surprise, Éluard célèbre leurs retrouvailles dans son poème À Pablo Picasso, qui va devenir le point central de son nouveau recueil intitulé en hommage au peintre, Les yeux fertiles. Écrit le 15 mai 1936, en plein Front Populaire, durant les grèves, ce poème traduit la jubilation de leur amitié retrouvée.
À Pablo Picasso
Bonne
journée j’ai revu qui je n’oublie pas
Qui je n’oublierai
jamais
Et des femmes fugaces dont les yeux
Me faisaient une
haie d’honneur
Elles s’enveloppèrent dans leurs
sourires
Bonne journée j’ai vu mes amis sans soucis
Les
hommes ne pesaient pas lourd
Un qui passait
Son ombre changée
en souris
Fuyait dans le ruisseau
J’ai vu le ciel très
grand
Le beau regard des gens privés de tout
Plage distante où
personne n’aborde
Bonne journée qui commença
mélancolique
Noire sous les arbres verts
Mais qui soudain
trempée d’aurore
M’entra dans le cœur par surprise.
In Les yeux fertiles, dans La vie immédiate, © Poésie/Gallimard, 1967, p. 211-212
En réponse, Picasso rédige deux poèmes, les illustre et les dédie à Éluard.
En retour, Éluard compose le 3 juin 1936 son poème Grand Air, hymne printanier et panthéiste à une nymphe qui sort des ondes sous la pluie, en écho à la baigneuse gravée par Picasso quelques jours plus tôt. Éluard calligraphie directement son poème sur une plaque et l’envoie à Picasso.
Le lendemain, Picasso l’enlumine pour en faire une eau-forte qui illustrera Les yeux fertiles. On y voit une faunesse cornue et pensive réfléchir, avec un miroir, le soleil vers le soleil.
Grand Air
La
rive les mains tremblantes
Descendait sous la pluie
Un
escalier de brumes
Tu sortais toute nue
Faux marbre
palpitant
Teint de bon matin
Trésor gardé par des bêtes
immenses
Qui gardaient elles du soleil sous leurs ailes
Pour
toi
Des bêtes que nous connaissions sans les voir
Par-delà
les murs de nos nuits
Par-delà l’horizon de nos baisers
Le
rire contagieux des hyènes
Pouvait bien ronger les vieux os
Des
êtres qui vivent un par un
Nous jouions au soleil à la
pluie à la mer
À n’avoir qu’un regard qu’un ciel et qu’une
mer
Les nôtres.
Ibid., p 231
Cette amitié sans faille entre le peintre et le poète va se poursuivre durant 16 ans, jusqu’à la mort d’Éluard en 1952. Vacances passées ensemble à Mougins, rencontres fréquentes au Café de Flore, longues heures passées rue des Grands Augustins dans l’atelier du peintre. Nombreux recueils d’Éluard publiés en collaboration avec Picasso. Les deux amis passeront ensemble tout l’été 1951 à Saint-Tropez. « C’était un enchantement de les entendre discuter peinture et poésie », confiera l’un de leurs proches.
Après la mort d’Éluard Picasso n’aura plus d’ami poète. Il lui faudra désormais assumer seul les questions qu’il se posait sur le rôle et la signification de l’art. C’est ce qu’il fera durant plus de vingt ans.
En 1982, l’exposition « Paul Éluard et ses amis peintres » a commémoré au Centre Georges Pompidou le trentième anniversaire de la mort du poète.
Et en 2009, on a pu voir au Musée de la Poste une exposition intitulée « Picasso poète ».
Une citation de Jean Tardieu pour mettre une touche finale à cette série consacrée aux « alliés substantiels » :
Il y a diverses façons d’associer la poésie aux œuvres des peintres ou des musiciens. Souvent, dans les deux cas, l’écrivain et l’artiste ne savent plus très bien qui a « inspiré » l’autre, …dans un dialogue où l’un « parlait en couleurs » et l’autre « peignait en paroles ».
In Le Miroir ébloui, Poèmes traduits des arts, © Gallimard, 1993, p. 214
Cette première série d’articles sur le thème « Peinture et poésie » va se prolonger durant quatre semaines avec Roselyne Fritel, qui proposera une suite de « mises en regard », composée d’un ensemble de tableaux, de sculptures et de poèmes qu’elle a choisis pour nous.
Bibliographie
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Paul Éluard, Les yeux fertiles, avec un portrait et quatre illustrations de Pablo Picasso, © Guy Lévis-Mano, 1936 / repris dans La vie immédiate, © Poésie/Gallimard, 1967
Sur l’auteur
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Paul Éluard et ses amis peintres, catalogue de l’exposition, © Centre Georges Pompidou, 1982
Sur internet
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Paul Éluard, le dur désir de durer, sur La Pierre et le Sel (22/09/2011)
Contribution de Jacques Décréau
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