En avril 2008, avec enthousiasme, Florence Trocmé souhaitait « faire péter Internet », modestement, en consacrant un article à l'indispensable livre de Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré. On remarquera le T majuscule de Techniciens et le s minuscule de sacré. Cette anthologie, dont la version française est due à Yves di Manno, n'a rien perdu de sa force quelques années après, et le corpus de textes rassemblés là, touche à l'universel dans ce qu'il a de plus fondamental en termes de recherche de soi et du monde. L'enthousiasme de Florence Trocmé fut partagé par nombre de ceux qui se plongèrent dans ce livre exceptionnel par son objet et par la résonance – recherchée par l'auteur – qu'il a sur la poésie contemporaine. Celle des surréalistes mais, bien au-delà, celle d'auteurs d'aujourd'hui.
Les quelques textes qui suivent ne sont qu'un infime reflet de cet ensemble.
POÈME
POUR LE VENT
[par Taliesin]
Devinez
qui est là.
Créé avant le déluge.
Un être puissant
sans
chair, sans os
sans tête et sans pieds
sans veines ni
sang.
Jamais il ne sera
ni plus vieux ni plus jeune
qu’il
ne l’était auparavant.
Sa forme ne suscitera
ni la mort ni
l’effroi.
Il n’attend rien
des autres créatures.
Grand
Dieu ! la mer a blanchi
quand il a surgi au tout début.
Grandes
beautés
de celui qui l’a créé.
À
travers champs, à travers bois
sans mains ni pieds.
Sans
vieillesse, sans âge.
Sans
la jalouse destinée
et il est contemporain
des cinq périodes
de chacune des cinq ères.
Et il est pourtant plus âgé
qu’elles
bien que cela fasse cinq cent mille ans.
Et il est
aussi large
que la face de la terre
et il n’était pas né
et on ne l’a pas vu.
Sur la mer, sur la terre
il ne voit
pas, n’est pas vu.
Il n’est pas franc
ne vient pas
lorsqu’on l’attend.
Sur la terre, sur la mer
il est
indispensable
il est illimité
il est sans égal.
Venu des
quatre régions
il ne donnera pas son accord au conseil.
Son
voyage commence
sur une dalle de marbre.
Il parle à voix
haute, il est muet.
Il est discourtois.
Il est véhément, il
est audacieux
en parcourant le pays des yeux.
Il est muet, il
parle à voix haute.
Il souffle en rafales.
Plus vaste sa
bannière
sur la face de la terre.
Il est bon, il est mauvais
il ne brille pas
il n’est pas tangible
car la vue ne le
voit pas.
Il est mauvais, il est bon
il est loin, il est là
il va semer le désordre.
Il ne réparera pas ses torts
et
restera sans péchés.
Il est humide, il est sec
il surgit
fréquemment
sous la chaleur du soleil
sous la froideur de la
lune.
[Pays de Galles]
In Les Techniciens du sacré, © José Corti, 2008, p.77
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UN
CHANT DES VENTS
[par Santo Blanco]
Sous
la mer s’ouvre une grotte
dans laquelle naquirent tous les
vents.
Lui,
naît sous la mer et s’élève
jusqu’où le soleil n’est
plus.
Mais dans la grotte réside une lumière
semblable au
soleil.
Il existe une autre entrée, lisse et glissante
et
aussi dure que la glace.
Lui, se tient debout, les bras étendus
et de chacun de ses doigts sort un vent.
Il souffle
d’abord le Vent Blanc
puis il souffle le Vent Rouge
puis il
souffle le Vent Bleu.
Et de son petit doigt
il souffle le Vent
Noir
qui est le plus fort de tous.
Le Vent Blanc vient du
nord
et il est très chaud.
Le Bleu vient du sud.
Le Vent
Rouge vient de l’ouest
à la mi-journée et il est doux.
Le
Vent Noir vient de derrière les montagnes
et c’est le plus
fort de tous.
Le tourbillon vient de l’est.
[Indiens Seri]
In Les Techniciens du sacré, © José Corti, 2008, p.258
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UN CHANT D’AMERGIN
Je
suis le vent qui souffle sur la mer
je suis la vague de l’océan
je suis le murmure des flots
je suis le taureau aux sept
combats
je suis le vautour sur les rochers
je suis une larme
que verse le soleil
je suis la plus belle des plantes
je suis
un sanglier pour le courage
je suis un saumon dans l’eau
je
suis un lac dans la vallée
je suis un mot de science
je suis
le fer de la lance au combat
je suis le dieu qui créa
l’étincelle dans l’esprit.
De qui vient la lumière quand a
lieu la rencontre sur la montagne ?
Qui détermine les différents
cycles de la lune ?
Qui nous montre l’endroit où le soleil va
s’étendre ?
[Irlande]
In Les Techniciens du sacré, © José Corti, 2008, p.372
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Les chants sont des pensées, exprimées par le souffle lorsque des forces puissantes traversent les individus & que la parole ordinaire ne suffit plus à les traduire. L’homme est alors entraîné, tel un bloc de glace dérivant au fil du courant. Ses pensées obéissent au flux d’une force - qu’il éprouve joie, crainte ou tristesse. Les pensées peuvent le submerger comme un déluge inattendu, lui coupant le souffle et faisant battre son cœur. Un phénomène semblable à une altération du climat le maintiendra dans cet état de dégel. Et il peut arriver que nous qui nous sentons si petits éprouvions plus encore notre petitesse. Et que nous ayons peur de nous servir des mots. Mais il peut aussi arriver que les mots dont nous avons besoin sortent d’eux-mêmes. Et quand les mots dont nous voulons nous servir viennent ainsi de leur propre chef - nous avons un nouveau chant.
[Déclaration de Orpingalik, esquimau Netsilik]
In Les Techniciens du sacré, © José Corti, 2008, p.372
Internet
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La page consacrée à J.Rothenberg par les éditions José Corti
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Une page avec de nombreux liens sur le site levure littéraire
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Un article de Auxemery dans la Revue des Ressources
Contribution de PPierre Kobel
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