Écrire c’est dessiner une porte sur un mur infranchissable, et puis l’ouvrir.
****
La douceur de ce poème était si grande qu’à la fin de ma lecture je n’avais plus de corps.
****
Le silence ce cadeau des anges dont nous ne voulons plus, que nous ne cherchons plus à ouvrir.
****
J’ai rêvé d’un livre qu’on ouvrirait comme on pousse la grille d’un jardin abandonné.
L’homme-joie
est son dernier livre publié en 2012 chez l’Iconoclaste.
C’est un petit bijou de prose poétique, agencé en dix-sept courts récits, séparés par des sentences dont certaines figurent en exergue et qui réconcilie avec ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, en ces temps moroses où les médias ne cessent journellement de mettre l’accent sur notre face noire. Bobin, lui, a pris, consciemment le parti-pris diamétralement inverse, en tournant le dos aux injonctions péremptoires et marchandes de ceux qui mènent le monde.
Après tout, dit-il, au cours d’un entretien qu’il a accordé en 2013 à François Busnel, à propos de L’homme-joie : « L’art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d’émerveillement et de sidération qui seul permet à l’âme de voir. Pour y parvenir ne faut-il pas d’abord trouver quelque part la force de tourner le dos aux grandes injonctions du monde moderne, c’est-à-dire à ces verbes que vous énumérez si bien : « acheter, envier, triompher, écraser l’autre… » Il s’agit juste de faire un pas de côté, mais ce pas de côté fait que vous arrivez au paradis. Un paradis qui ne se trouve pas ailleurs et demain, mais ici et maintenant. Je vais dire une banalité, mais le monde est d’une puissance terrible et mortifère. Chaque jour, chacun de nous l’éprouve. Après tout, nous ne sommes pas obligés d’obéir. (…)
(…)Nos pensées montent au ciel comme des fumées. Elles l’obscurcissent.. Je n’ai rien fait aujourd'hui et je n'ai rien pensé. Le ciel est venu manger dans ma main. Maintenant c'est le soir, mais je ne veux pas laisser filer ce jour sans vous en donner le plus beau. Vous voyez le monde. Vous le voyez comme moi. Ce n'est qu'un champ de bataille. Des cavaliers noirs partout. Un bruit d'épées au fond des âmes. Eh bien, ça n'a aucune importance. Je suis passé devant un étang. Il était couvert de lentilles d'eau — ça oui, c'était important. Nous massacrons toute la douceur de la vie et elle revient encore plus abondante. La guerre n'a rien d'énigmatique — mais l'oiseau que j'ai vu s'enfuir dans le sous-bois, volant entre les troncs serrés, m'a ébloui. J'essaie de vous dire une chose si petite que je crains de la blesser en la disant. Il y a des papillons dont on ne peut effleurer les ailes sans qu'elles cassent comme du verre. L'oiseau allait entre les arbres comme un serviteur glissant entre les colonnes d'un palais.(…)
In récit L’homme-joie p.13
(…)Je n'aime que les livres dont les pages sont imbibées de ciel bleu — de ce bleu qui a fait l'épreuve de la mort. Si mes phrases sourient, c'est parce qu'elles sortent du noir. J'ai passé ma vie à lutter contre la persuasive mélancolie. Mon sourire me coûte une fortune. Le bleu du ciel, c'est comme si une pièce d'or tombait de votre poche et qu'en l'écrivant je vous la rendais. Ce bleu en majesté dirait la fin définitive du désespoir et ferait monter les larmes aux yeux. Vous comprenez ?
In le récit L’homme-joie p.17
Bien sûr, les esprits imbus de leur supériorité intellectuelle ricanent parfois en moquant la mièvrerie de Christian Bobin, ce qui le fait bien rire : « (…) la réponse est très simple, dit-il, nous n’avons que ça. Nous n’avons que la vie la plus pauvre, la plus ordinaire, la plus banale. Nous n’avons, en vérité, que cela. De temps en temps, parce que nous sommes dans un âge plus jeune, ou parce que la fortune, les bonnes faveurs du monde, viennent à nous, nous revêtons un manteau de puissance et nous moquons de cette soi-disant « mièvrerie ». Mais le manteau de puissance va glisser de nos épaules tôt ou tard. Non, je ne suis pas mièvre. Je parle de l’essentiel, tout simplement. Et l’essentiel, c’est la vie la plus nue, la plus rude, elle qui nous reste, quand tout le reste nous a été enlevé. Je vais à l’essentiel. Je ne fais pas l’apologie de quelque chose qui serait simplet.(in entretien F. Busnel)
Et C. Bobin garde aussi, dans son musée intime, une place privilégiée pour les artistes, plasticiens, musiciens qu’il aime et qui contribuent à rendre sa vie plus belle.
(…)Une paix massive arrive comme devant un calvaire d'or. La vision de Soulages est plus puissante que la mort, elle l'arrête comme jadis on arrêtait un vampire avec une croix. Ce noir charpente mon cerveau, y tend ses poutres maîtresses dont le deuil n'est qu'apparent: le noir est l'éclair d'un sabre de cérémonie, une décapitation qui ouvre le bal des lumières. Ces œuvres appellent le grand air, leurs falaises réclament un vent furieux. Je ne suis pas devant l’œuvre d'un contemporain, mais devant le plus archaïque des peintres. Ses peintures sont des maisons zen, les trois quarts d'une maison zen dont le spectateur fait le quart restant. Un gardien noir en costume noir arpente la salle, mains dans le dos, martyr d'un temps sans aiguilles. Nous sommes seuls au milieu des bêtes divines préhistoriques dont le cuir goudronné est suant de lumière.(…)
In récit Soulages p. 29
(…)Ensuite plus rien n'arrive, que des disques avec le nom dessus. Un prénom vif et sec comme l'attaque d'une sonate — Glenn. Un nom plus sourd, la vibration maintenue du nom comme dans les profondeurs d'un adagio — Gould. Glenn Gould, renard des neiges, marmotte des sons. Il joue Bach, et encore Bach, et surtout Bach. Il pourrait à vrai dire jouer n'importe quoi: le charme serait toujours le même, la grâce d'un prince adolescent, le charme d'un départ sur la pointe des notes. Quand on parle, on campe dans sa parole. Quand on se tait, on campe dans son silence.
Quand on joue de la musique, on lève le camp, on replie sa tente et on s'éloigne dans le chant faible, délivré de la corvée de dire et de taire. On s'éloigne comme un jeune homme s'éloigne— sans savoir vers quoi, car sinon ce ne serait pas s'éloigner. Dans la musique on est comme dans l’amour : engagé sur le sentier de la vie faible. On va du point A au point B, d'une lumière à une autre. On est entre les deux, trébuchant dans le noir. Vivant d'incertitude et souriant d'hésitation, attentif à ce mouvement en nous de la vie frêle, oublieux du reste. (…)
In récit L’irrésistible p.39
Deux anges couillus descendus sur terre pour remettre de l'ordre: Menuhin et Oïstrakh dans un vieux film noir et blanc jouent un concerto de Bach. Les deux violonistes jouent si intensément qu'on dirait qu'ils ne jouent pas et ne font plus qu'entendre. Oïstrakh écoute son violon plus fébrilement qu'une mère guette la respiration de son nouveau-né. En smoking, ces deux employés du ciel soulèvent le monde comme on ramasse une pierre qui encombre le chemin, pour la jeter au loin. Leurs mains blanches s'envolent des manches noir corbeau. Menuhin ferme ses paupières sous le poids d'une pensée, lève son aristocratique visage vers le maître du silence tout là-haut dans les cintres. Je vois le bec de cygne de la main, je vois l’archet brutalement rejeté par les cordes qu’il caresse, je sais que Bach est fou, je l’entends, il est fou d’une folie d’angoisse. Sa musique se rue vers Dieu comme un enfant en bas âge se lance sur ses jambes novices, misant que la chute arrivera juste au creux des bras de la mère, dans leur demi-cercle accueillant. Et l’enfant poussé par des mains d’angoisse court sur l’abîme, recueilli à temps par les bras maternels du silence.(…)
In récit La main de vie p. 121
Mais si le poète, essaie sans cesse, avec son regard transcendé de côtoyer la merveille du monde, c’est peut-être aussi pour tenter de repousser dans les ténèbres la mort et sa douleur.
L’un des récits du livre, intitulé « Un carnet bleu » (p.65) est écrit sous forme d’une lettre manuscrite adressée à sa compagne « la plus que vive », décédée prématurément à l’âge de quarante-quatre ans d’une rupture d’anévrisme.
(…)Nous recevons la nouvelle de la disparition d'un être aimé comme l'enfoncement d'un poing de marbre dans notre poitrine. Pendant quelques mois nous avons le souffle coupé. Le choc nous a fait reculer d'un pas. Nous ne sommes plus dans le monde. Nous le regardons. Comme il est étrange. Le moins absurde, ce sont les fleurs. Elles sont des cris de toutes les couleurs. La moindre pâquerette cherche désespérément à se faire entendre de nous. Sa parole c'est sa couleur. Quand tu es morte, je suis devenu un drogué des fleurs. J'en mettais partout dans ma maison. Le monde, dont ta mort m'avait détaché, tournait lentement comme une boule noire dans le noir mais il y avait cette insolence colorée des fleurs, ce démenti jaune, blanc, rouge, bleu, rose au néant monocorde. Les religieuses dans les monastères savent l'importance explosive d'un bouquet de roses dans un pot de grès. Le poing de marbre s'est retiré de ma poitrine. Je suis revenu au monde comme l'enfant presse son visage contre la vitre. Le monde n'aime pas la mort. Il n'aime pas non plus la vie. Le monde n'aime que le monde. Il a donc repris toute sa place. Presque: je n'oublie pas ce que m'ont dit les fleurs en ton absence. Car j'ai fini par les entendre. La vie est à peu près cent milliards de fois plus belle que nous l'imaginons — ou que nous la vivons. Je vois la vigne vierge à la fenêtre. Des souffles colorés traversent le pré. Les fleurs sont les premières gouttes de pluie de l'éternel. (…)
In récit Un prince p. 57
Un autre récit, intitulé Le petit charbonnier (p.159) décrit la rencontre du poète avec un petit chat abandonné, trop tôt interrompue par la mort :
J'ai vu la mort éteindre deux yeux couleur de mirabelle. Ces yeux étaient ceux d'un petit chat noir à la maigreur franciscaine, sorti de la forêt qui entoure la maison où j'écris. Deux années d'enchantement ont suivi sa venue avant que la mort mette la main sur ce joyau. Dans la dernière heure, son corps adopte une souplesse de poupée de chiffon, ses yeux tiennent un peu jusqu'à ce qu'une sidération les écarquille et que leur couleur mirabelle inonde le monde. Son étonnement est alors d'un vrai penseur qui sent que quelque chose est sur le point de naître. Puis une lumière noire, liquide, luisante comme une laque couvre ses yeux. Quelqu'un dont le masque semble celui d'une divinité égyptienne me regarde à travers eux sans me voir — un juge si profond qu'il renonce à son jugement. Des royaumes de nuit me fixent, indifférents. Et tout prend fin. Une confiance, une douceur et une élégance ont ce soir-là à jamais disparu de l'univers. Quand je repense à cette soirée, un long éclair traverse mon cerveau et s'enfonce dans ses entassements blancs. J'avais eu le triste privilège de voir une innocence vidée en un instant de sa lumière. La grande vague noire lancée du fond des temps avait repris un des siens. Le chat avait rejoint la source de ses beaux yeux. (…)
(…) Quand il marchait sur la couverture brune du lit le petit chat laissait de minuscules bosses de lumière. Il a en un bond prodigieux sauté sur les genoux de mon père disparu. Je sais ce que c’est maintenant, un chat : c’est quelqu’un qui ressemble à un chat, qui vient et qui vous prend le cœur.
Il y a chez ce poète un côté mystique sans dogme et sans rites dont l’écriture, qui se frotte au plus près à la noblesse de l’homme, est une lumière qui irradie son lecteur, et mystérieusement le rend heureux.
Bibliographie partielle
-
L’homme-joie, © l’Iconoclaste, 2012
-
Un article très documenté sur la vie et l’œuvre de C. Bobin est paru le 09 mars 2012 dans La Pierre et le Sel.
Internet
-
Une longue interview entre le poète et François Busnel.
-
Un entretien sur France Culture : Laure Adler/ C. Bobin.
-
Un article dans le Monde des livres
Contribution de Jean Gédéon
Commentaires