Ce dernier volet mettra en regard deux sculpteurs et deux peintres face à quatre poètes.
Ossip Zadkine fut le créateur de Projet pour la ville détruite de Rotterdam, bronze de 6,50 mètres élevé en mai 1953, sur le Leuvehaven, à Rotterdamau Pays-Bas, pour commémorer la destruction de la ville par les bombardements allemands, lors de la dernière guerre. Il en existe une maquette, de taille plus réduite, Torse de la ville détruite, photographiée dans le délicieux jardin du Musée Zadkine, au 100 bis rue d'Assas à Paris, où l'artiste vécut à partir de 1928 avec son épouse, Valentine Prax, également peintre. Elle accompagnera le poème.
Cette page montre à quel point le Paris artistique, du tout début du 20e siècle, et Montparnasse en particulier, furent un pôle d'attraction pour une majorité de jeunes artistes étrangers.
Ossip
Zadkine, né en 1890 dans l'actuelle Biélorussie, y arrive en 1910,
après un séjour en Angleterre et s'inscrit dans l'atelier de
sculpture des Beaux-Arts. Il
fréquente Brancusi, Apollinaire, Picasso, Bourdelle, Delaunay et se
lie d'amitié avec Modigliani.
Durant la Première Guerre mondiale, il s'engage, comme volontaire et est incorporé au 1er régiment étranger, comme infirmier brancardier. Fin 1916, affecté à l'Ambulance russe, il est gazé et finalement mis en congé illimité, en octobre 1917. Il sort très éprouvé de ce qu'il a vu et vécu de cette guerre. Pendant la seconde, il se réfugie aux États-Unis, où il mène une vie d'exilé jusqu'en 1945. Il enseigne par la suite à La Grande Chaumière jusqu'en 1959. Il achète ensuite une grande maison à Arques, dans le Quercy, qui devient le lieu de création d'un grand nombre de ses sculptures monumentales. Elle est aujourd'hui un musée.
Sa production graphique, moins connue que sa statuaire, mais très intéressante et créatrice, est exposée à certaines occasions à Paris, dans sa maison devenue le Musée Zadkine. Elle comprend gouaches, aquarelles, et dessins, dont, pour les derniers, des études de visages, réalisées sur n'importe quel type de papier, avec tout ce qui lui tombait sous la main même un stylo-bille, à la manière fébrile d'un Picasso. Signe d'une constante remise en question de sa création. Il écrit également des poèmes, édités en 1965 dans un livre de bibliophile, sous le titre Le Monde secret de Zadkine.
Il décède en 1967 et est enterré au cimetière du Montparnasse. À sa mort en 1981, son épouse Valentine Prax, lègue à la Ville de Paris, trois cents œuvres de son mari ainsi que l'ensemble de ses biens, dont leur maison et l'atelier de la rue d'Assas.
Anise Koltz, née en 1928 au Luxembourg, où elle vit encore, est l'auteur de Vie ancienne, mis en regard. Il est tiré de son avant-dernier recueil, Je renaîtrai, paru chez Arfuyen en 2011. Le dernier, Soleils chauves, est paru en 2012, chez le même éditeur. La Pierre et le sel lui a consacré un article, que vous pourrez consulter.
Le corps souffrant de la sculpture de Zadkine, présente une certaine analogie avec celui du mari d'Anise Koltz. Médecin à Luxembourg, durant la dernière guerre et ayant soigné des résistants, il fut arrêté et torturé par la Gestapo et laissé pour mort. Il survécut, mais mourut prématurément des séquelles des traitements subis.
Vie ancienne
Un
ange dévore ma poitrine
voilant la lumière
de ses ailes
sans
apaiser ma fièvre d'infini
Il me parle d'une vie ancienne
qui
purge en moi
une peine non expiée
In Je renaîtrai © Arfuyen, 2011
L’œuvre suivante L'homme qui chavire, 1950, est celle d'un sculpteur, contemporain de Zadkine, mais d'origine suisse, Alberto Giacometti, né en 1901 dans le canton des Grisons, fils de peintre, peintre et sculpteur lui-même dès sa jeunesse, il arrive à Paris en janvier 1922. Il fréquente l'atelier d'Antoine Bourdelle à l'Académie de la Grande Chaumière à Montparnasse.
Aussitôt adopté par les surréalistes, il expose avec eux et adhère officiellement au groupe en 1931, dont il sera exclu par Breton, en 1935. En 1941, il regagne la Suisse jusqu'à la fin de la guerre. De retour à Paris, en 1945, il est rejoint par Annette Arm, sa future femme, en 1946. Il dessinera et sculptera inlassablement son buste, cherchant à en saisir l'acuité de son regard, comme il l'a toujours fait avec son frère Diego.
D'une extrême exigence envers lui-même et envers sa production, il n'hésite pas à tout détruire à la fin d'une nuit ou d'un mois de labeur. Passant d'une alternative à l'autre, comme si ses modèles tentaient de lui échapper, en se miniaturisant à outrance, il se trouve dans l'urgence de les agrandir outre mesure pour leur éviter de disparaître. C'est le cas de L'homme qui chavire.
Fortement marqué, comme nombre d'artistes de l'époque, par la découverte du cubisme et de L'art nègre, il l'est aussi par la découverte de la statuaire étrusque lors d'une exposition à Paris, en 1955. Ses personnages filiformes datent de cette période. Voir l'actu-poème écrit à ce sujet sur la Pierre et le Sel.
Grâce à Pierre Matisse, fils du peintre, installé comme galeriste à New York, Giacometti a les moyens de faire fondre, dans son atelier du 14e à Paris, de grands bronzes tels que celui-ci. Sa rencontre avec les époux Maeght, par la suite, et l'amitié qui les lie lui ouvre les portes de leur galerie parisienne, en 1951. Au moment de la création, à Saint-Paul-de-Vence, de la Fondation Maeght, il cède au prix de la fonte nombre de très grandes sculptures, dont l'Homme qui marche, qu'on peut y admirer encore.
Il représente la France à la Biennale de Venise en 1956. Comblé d'honneurs et de Prix, il continue cependant à vivre dans le caravansérail de son atelier, devenu sa tanière, que partage avec lui son épouse Annette.
Il meurt en 1966, dans un hôpital cantonal suisse, à Coire. Son corps est enterré auprès de ses parents, dans les Grisons. Une Fondation Alberto et Annette Giacometti, dont le siège est à Paris, existe en Suisse.
Extrait du Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, le poème choisi, Et elle est debout la négraille… paraît en 1939, édité par Présence Africaine.
Point n'est besoin de présenter longuement Aimé Césaire (1913-2008), agrégé de Lettres, poète et homme politique, originaire de la Martinique, il fut très longtemps maire de Fort-de-France. Un très bel article, paru sur La Pierre et le sel, rend compte de l’œuvre du poète et du combat politique de toute une vie.
Le choix de L'homme qui chavire, plutôt que de L'Homme qui marche pour accompagner un tel cri de révolte d'Aimé Césaire, est tout à fait délibéré. Cet homme de bronze, qui vacille, exprime à la fois la plus grande détresse et la plus fougueuse énergie, celle du désespoir, qui permet in extremis de se dresser face à l'atrocité de son destin.
Sculpture et poème s'accordent à merveille et se font écho bien au-delà des mots. Jacques Dupin, poète en charge de la présentation des Écrits de Giacometti, parus en 1990 aux éditions Hermann à Paris, en apporte la preuve avec cette phrase :
« Et Alberto Giacometti, on le sait, a pris le parti d'aller, de se perdre, de marcher en aveugle de la lucidité, avec en vue, très loin, dans le faisceau de sa lampe de mineur, le point de non-retour, et la lumière qui déchire... »
Aimé Césaire n'aurait eu aucun mal à se retrouver dans ce choix de vie.
Et elle est debout la négraille…
la
négraille assise
inattendument debout
debout dans la
cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans
le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre
debout et
non point folle dans sa liberté et
son dénuement maritimes
girant en la dérive parfaite
et la voici :
plus inattendument
debout
debout dans les cordages
debout à la barre
debout à
la boussole
debout à la carte
debout sous les étoiles
debout
et
libre
In Cahier d'un retour au pays natal - © Présence africaine
L’œuvre suivante, moins connue peut-être, est celle d'un artiste chinois T'ang Haywen, né en Chine en 1927. Jeune garçon, il quitte son pays avec sa famille pour vivre à Saïgon, d'où il se rend en France, en 1948, pour étudier la médecine. Une fois à Paris, T'ang renonce à ses études et décide de se consacrer à la peinture. Initié très tôt à la calligraphie par son grand-père, il donne des cours de calligraphie dans son modeste atelier situé dans le 14e, tout en continuant à peindre.
À partir des années 60, il peint à l'encre et au pinceau traditionnels des diptyques dans une économie de gestes tout orientale et une charge spirituelle décuplée, peinture, philosophie et écriture alors en accord parfait avec son être profond. Dans la culture chinoise, peinture et écriture ne font d'ailleurs qu'un.
En 199l, il est hospitalisé et décède soudainement. Connu d'un cercle étroit d'admirateurs, son œuvre laissée sans héritier identifié, aurait dû revenir à l'État et risquait de rester à jamais inconnue du public. Grâce à l'obstination de quelques proches et collectionneurs, qui retrouvèrent un membre de sa famille, il n'en fut pas ainsi. Quatre expositions de ses œuvres eurent lieu, après sa mort. La première, Le Tao de la peinture eut lieu au Musée océanographique de Monaco en 1996. La seconde, en 1997, au Musée des Beaux-Arts de Taipei et la troisième, en 1999, au Musée de Pontoise dans le cadre de la manifestation, Maîtres de l'encre, en association avec deux autres créateurs chinois, Chang Dai Chien et Zao Wou Ki. La dernière, eut lieu, en 2002, au Musée Guimet à Paris, superbe exposition accompagnée par la sortie d'un livre Les chemins de l'encre, paru aux Éditions de la Pointe, d'où est tirée, à la page 105, ce diptyque en couleur, de 1975.
T'ang s'était converti au catholicisme en 1981 et avait pris le prénom de François. Son corps fut incinéré selon la tradition chinoise, lors d'obsèques célébrées aux Missions étrangères, à Paris et ses cendres reposent dans le cimetière de l'abbaye de Fontgombault dans l'Indre, où il aimait séjourner et peindre, réfugié dans une tour. Elles partagent la tombe d'un moine de cette abbaye, qui avait les deux mêmes initiales que lui : « FT ».Wurtherings Heigts, dont voici un court extrait, est un poème de (1932-1963). Ces quelques vers s'accordent magnifiquement au paysage intérieur de feu et de sang, peint par T'ang.
Wutherings Heights (extrait)
Les
horizons m'encerclent comme des fagots
Qui penchent, disparates,
et pour toujours instables.
Il suffirait d'une allumette pour
qu'ils me réchauffent
Et que leurs lignes fines
Rougissent
l'air
Lestant le ciel pâle d'une couleur plus sûre,
Avant que
les lointains qu'elles fixent ne s'évaporent.
Mais ils ne font
que se dissoudre
Comme une succession de promesses, à mesure que
j'avance.
In Quelqu'un plus tard se souviendra de nous - © Poésie/Gallimard
Son titre, évoque Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë. Il nous offre l'incandescence poétique de cette jeune Américaine, fille d'exilés d'Europe de l'Est, qui fut l'épouse du poète anglais Ted Hughes, dont elle eut deux enfants, avant de se suicider à la suite de troubles psychiques.
Poésie/ Gallimard a édité plusieurs de ses recueils, traduits par Valérie Rouzeau, dont nous vous conseillons la lecture. L'article, publié à son propos par Esprits Nomades, indiqué plus bas, vous en donnera un échantillon.
Le dernier peintre de cette série, alliant arts plastiques et poésie, sera Fabienne Verdier dont le parcours très particulier mérite toute votre attention.
Fabienne Verdier, jeune Française, née en 1962 à Paris, obtient, après son diplôme de l'École des beaux-arts de Toulouse, la première bourse chinoise d'études, accordée dans le cadre d'un jumelage entre Chongquing et Toulouse. Ayant suivi des cours de chinois aux Langues Orientales à Paris, elle rejoint l'Institut des Beaux-arts Arts en Chine, en septembre 1983. Elle va passer 10 ans, là-bas, “s'inculturant” par choix, par force, et par ruse dans ce pays. Voici ce qu'elle en dit dans le livre d'art, édité par Albin Michel en 2007, sous le titre Entre ciel et terre : « ma formation fut redoutable, longue et douloureuse. J'ai raconté tout cela dans Passagère du silence, le récit de mon parcours initiatique en Chine pendant dix ans ».
Ces propos sont transcrits par Charles Juliet, et sont parus également en poche chez Albin Michel, sous le titre Entretiens avec Fabienne Verdier. Je cite :
« Il faut bien trente ans de pratique acharnée pour ressentir l'amorce d'une libération du corps et du mental à l'œuvre. Je découvre seulement ces premières saveurs inestimables dans l'acte de peindre.
(…) Je me sens si proche de ce petit buste humain sur un socle en bronze de Giacometti, de cet homme solitaire marchant toujours d'un point à un autre sous la pluie, en marge totale des préoccupations dominantes, des modes de son temps...Il erre pleinement, sans but, et j'aime ça. Après cette longue errance et une inspiration profonde, l'esprit délié, nourri par la réalité du jardin, je suis prête pour l'expiration profonde et la transmission possible au pinceau. La peinture, c'est une belle histoire de respiration. »
Il faut savoir qu'elle utilise toute une gamme de techniques et de pinceaux de son invention, qu'elle peint debout, au-dessus d'une toile immense, étalée sur le sol et que ses encres sont savamment préparées à partir de secrets de la calligraphie chinoise. Elle trouve l'inspiration, l'élan et la pureté du geste au plus profond d'elle-même après le lâcher-prise intérieur dont elle a parlé plus haut et n'hésite pas, à la manière de Giacometti, à détruire et brûler le support, si elle estime le geste et le tracé inabouti.
Prenez le temps de regarder la
vidéo indiquée et surtout allez « rencontrer » son
œuvre, car il s'agit d'une rencontre bouleversante. Grâce au fruit
d'une longue ascèse de l'artiste, elle nous ouvre un univers
spirituel, à ne pas manquer.
Le tableau choisi, Ligne espace temps, figurait dans sa dernière exposition à la Galerie Jeanne Bucher à Paris, d'octobre 2009 à janvier 2010, le voici rapproché d'un poème de Pascal Riou, tiré de son recueil Cordélia des nuées, paru chez Cheyne en 1991.
L'auteur né en 1954, à Aix-en- Provence, agrégé de lettres modernes, enseigne en classes préparatoires à Avignon. Aux éditions Cheyne, où sont publiés une dizaine de ses recueils de poésie, il a dirigé pendant près de 10 ans, aux côtés de Marc Leymarios, la collection D'une voix l'autre, qui promeut les écrits d'auteurs méconnus du public. Le poste est occupé actuellement par Jean-Baptiste Para.
Pascal Riou est actuellement directeur adjoint de la Revue Littéraire Conférence.Sa biographie signale aussi qu'il est profondément chrétien, ce qui le rapproche de la démarche spirituelle de Fabienne Verdier.
Puis
se levèrent les terrasses, une à une, établies dans la patience
des siècles. Et la terre ne fut plus que l'ostentation pudique de
son sol, des rides des hommes au regard voilé par la sueur du jour,
puis rien qu'une droiture sous l'invisible buée des nuits.
Terre
griffée, terre bercée d'un invariable amour !
Tu nous
ressaisis dans la défaillance
et le doute
quand les montagnes
se sont écroulées
où nous avions marché;
Extrait de Cordélia des nuées, Pages 12 et 13
C'est ainsi que s'achève le cycle Peinture et poèmes en regard, La Pierre et le Sel espère vous avoir transmis, au cours de ces deux derniers mois, cette passion des alliances entre différents arts. Vous pouvez télécharger l'ensemble des articles de ce cycle au format PDF.
Internet
-
Le musée Zadkine à Paris
-
La page consacrée à Césaire sur le site d'Île en île
-
Un article complet consacré à Sylvia Plath par Gil Pressnitzer dans Esprits Nomades
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Le site de Fabienne Verdier
-
Le site de la revue littéraire Conférence
Contribution de Roselyne Fritel
De Rodin à Giacometti, en passant par T'ang Haywen et Fabienne Verdier, chaque artiste façonne un univers singulier, nourri par ses expériences et ses influences. Les poèmes qui les accompagnent résonnent comme des échos poétiques, révélant la complexité des émotions humaines et la quête spirituelle de l'homme face à son destin. Cette rencontre entre les arts nous offre un véritable voyage sensoriel et intellectuel, où chaque œuvre nous invite à contempler et à méditer sur la condition humaine et l'essence même de la création artistique.
Rédigé par : Culturalia | 13 mai 2024 à 09:31