Dans une conférence que Roberto Juarroz donne au sein du Centre International de Recherche et Études Transdisciplinaires, en 1994 au Portugal, il se réfère à Emerson « disant que l'homme est seulement la moitié de lui-même, l'autre moitié étant son langage. » et Wittgenstein " Les limites de mon langage sont les limites de mon monde et les limites de ma réalité ". Par le langage, le poète Juarroz, opère ce travail d’accéder à la liberté vis-à-vis du monde et de sa réalité, soit des représentations du monde qu’il se fait et qui le limitent. Au fil de ses 15 recueils tous intitulés Poésie verticale, et des trois livres entretiens Poésie et création, Poésie et réalité, Fidélité à l’éclair, Roberto Juarroz réitère sa place de créateur du langage et du monde, se mettant quotidiennement à la place d’un Adam à qui dieu – de dos – demande de nommer les animaux.
« Périodiquement,
il
faut faire l’appel des choses,
vérifier une fois de plus leur
présence.
Il faut savoir
si les arbres sont encore là,
si
les oiseaux et les fleurs
poursuivent leur invraisemblable
tournoi,
si les clartés cachées
continuent de pourvoir la
racine de la lumière,
si les voisins de l’homme
se
souviennent encore de l’homme,
si dieu a cédé
son espace à
un remplacement,
si ton nom est ton nom
ou déjà le mien,
si
l’homme a terminé son apprentissage
de se voir de
l’extérieur.
Et en faisant l’appel
il s’agit de ne
pas se tromper :
aucune chose ne peut en nommer une
autre.
Rien ne doit remplacer ce qui est absent. »
In Douzième Poésie verticale, traduit par Fernand Verhesen, © Éditions Orphée La Différence, 1993, p.29
Roberto Juarroz nait le 5 octobre 1925 à proximité de Buenos Aires en Argentine, son père est chef de gare, il vit « dans l’atmosphère des trains longue distance, chargés (…) de l'esprit du voyage et de l’aventure (…), dans la nature (terre simple et dénudée, des champs immenses, le silence assourdissant, des arbres, de nombreux oiseaux, les animaux, la pluie, le vent, et sans fin le ciel, la mer, etc.) et la religion (l'église catholique, des prières, des livres de dévotion, les prêtres et les religieuses, l'école religieuse, etc.). J’étais un enfant solitaire entre maladie et famille nombreuse. »
À l’adolescence, il découvre, par la lecture, l’écriture poétique. La mort de son père lui fait quitter « l’église et ses paillettes ». Il garde un rapport à la mystique qui se déploie tout au long de son œuvre.
« IV
... entre la table et le vide
il y a une ligne qui est la table et
le vide
où peut à peine cheminer le poème
...
sur ces
bords
nul ne peut survivre longtemps,
et dieu lui-même, qui
est un autre bord,
ne peut être dieu longtemps. »
In Poésie verticale 1, traduit par Fernand Verhesen, © Éditions Le Cormier (écrit en 1929, publié pour la première fois en français en 1962)
****
« (…)
Qu’intercaler alors entre la rose et la lumière,
entre la
nuit et l’amour,
entre un homme et la mort,
entre la vie et
ce matin transmué en souvenirs ?
Que mettre entre ce
qu’est une chose
et cela qu’elle n’est pas,
pour qu’elle
puisse l’être ?
Comment tamiser la distance
entre
nous et l’absence
pour trouver à la fin notre présence ? »
In Quinzième Poésie verticale, traduit par Jacques Ancet, © Éditions José Corti, 2002, p55
Vers 17 ans, Roberto Juarroz devient bibliothécaire. à 25 ans, il se marie, a une fille, se sépare, se fait expulser de son travail pour des raisons politiques (sous le régime de Pérón), voyage dans l’Amérique latine et à New York, retrouve son travail (qu’il garde 20 ans), puis va à l’université de Buenos Aires étudier les lettres et la philosophie, qu’il poursuivra grâce à une bourse à la Sorbonne à Paris durant une année. Rencontre avec Laura, la compagne de sa vie. De 1971 à 1984, il devient directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation de la faculté de philosophie et de lettres de l'université de Buenos Aires. Il fut aussi critique de cinéma (1956-1958) et critique de littérature (1958-1963), puis expert de l'Unesco dans de nombreux pays d'Amérique centrale. En 1993, Roberto Juarroz sait qu’il est atteint d’une maladie incurable, il sait aussi qu’il n’arrivera pas à achever son œuvre poétique.
« J'avoue que je n'ai jamais été très enclin à écrire ma biographie. (…) La vie est pour moi un accident, un mélange de hasard et du destin. (…) je ne peux m'empêcher d'avoir certaines allergies concernant ma propre biographie. » (1986)
« Nous
bougeons entre les signaux incomplets
dont nous ignorons le
sens.
Nous ne savons pas qui les a tracés
ni si nous pouvons
les effacer.
(…)
Des signaux qui nous marquent
le temps,
strict labyrinthe vers rien.
Ou peut-être vers une
sortie
qui n’a pas de signaux. »
In Quatorzième Poésie verticale, traduit par Silvia Baron Supervielle, © Éditions José Corti, 2010, p161
Il publie son premier recueil Poesia vertical en 1958 puis lance la revue Poesia=poesia avec son ami Mario Morales. Durant 7 années, 20 numéros sont diffusés faisant entendre les écritures d’auteurs sud-américains dont Octavio Paz, Antonio Porchia, Laura Cerrato et des traductions de poèmes de René Char, Antonin Artaud et Paul Éluard.
« Nous voulions défendre, avec ce titre-manifeste, l’idée que la poésie n’est égale qu’à elle-même, qu’elle ne peut être politique, sociologique ou philosophique. » (entretien avec Jacques Meunier, in Lettre françaises, 1993)
Approchant le monde par le langage, l’homme se heurte avec douceur, tendresse ou parfois douleur, à ses propres limites. Tout au long des « Poésies verticales », dans chaque poème, le lecteur est amené, par un double mouvement se résolvant dans un ultime déplacement, à éprouver le vertige de l’illimité.
« les mots montrent le haut et le bas, le recto et le verso, la lumière et l’obscurité, de chaque chose. »
Le lecteur quitte le monde de la dualité, qui est simple projection du langage sur le monde. Par le retournement du langage sur lui-même, par le redoublement de la projection sur elle-même, le lecteur fait l’expérience de l’absence même de projection. Renversement de l’être en tant qu’objet de ses perceptions ou de ses créations symboliques, vers l’être sujet composé de vide, d’ « infini sans nom », de « mystère », soumis à ce que Roberto Juarroz nomme « verticalité de la transcendance ».
« chercher l’autre extrême,
…l’extrême qui n’existe pas. »
Le sujet surgit, comme libéré d’un poids impensé, impensable, impossible, indicible.
« Il
est des messages dont le destin est la perte,
des mots antérieurs
ou postérieurs à leur destinataire,
des images qui viennent de
l’autre côté de la vision,
des signes qui pointent plus haut
ou plus bas que leur cible,
des signaux sans code,
des
messages enrobés dans d’autres messages,
des gestes qui butent
contre la paroi,
un parfum qui régresse sans retrouver son
origine,
une musique qui se déverse sur elle-même
comme un
escargot définitivement abandonné.
Mais toute perte est le
prétexte d’une rencontre.
Les messages perdus
inventent
toujours qui doit les trouver. »
In Poésie verticale, traduit par Roger Munier, Éditions Fayard, 1989
Bibliographie en français
-
Poésie verticale (Poesía vertical, 1958), Poésie verticale II (Segunda poesía vertical, 1963), Poésie verticale IV (Cuarta poesía vertical, 1969), Onzième poésie verticale (Undecima poesía vertical), traduits par Fernand Verhesen, Éditions Le Cormier, 1962, 1965, 1972, 1989 (rééd. Éditions Lettres vives, 1990)
-
Poésie verticale, 225 poèmes, traduit par Roger Munier. Paris, Éditions Fayard, 1980. - rééd. 1989
-
Poésie et création (Poesia y creación, 1980), dialogue avec Guillermo Boido, traduit par Fernand Verhesen. Éditions Unes, 1987, - rééd. Corti, 2010
-
Quinze poèmes, Poésie verticale, par Roger Munier, Éditions Unes, 1983 (rééd. 1986), 1991
-
Nouvelle poésie verticale, traduit par Roger Munier. Paris, Éditions Lettres vives, 1984
-
Dixième poésie verticale (Décima poesía vertical, 1987), traduit par François-Michel Durazzo. Paris, Éditions José Corti, 2012.
-
Poésie verticale, traduction collective de l’espagnol, relue et complétée par Jacques Ancet, J. L. Clavé, Claude Esteban, Fernand Verhesen et Saúl Yurkievich, préface de Jean-Louis Giovannoni. Luzarches, Éditions Royaumont, « Les Cahiers de Royaumont » n° 9, 48 p. / fonds repris par les Éditions Creaphis, Grâne.
-
Poésie et réalité (Poesia y realidad, 1987), discours d'intronisation, traduit par Jean-Claude Masson, Éditions Lettres vives, 1987
-
Fidélité à l’éclair, Conversations avec Daniel Gonzáles Dueñas et Alejandro Toledo (La fidelidad al relámpago. Una conversación con Roberto Juarroz, 1990), traduit par Jacques Ancet, Éditions Lettres vives, 2001
-
Douzième poésie verticale (Duodécima poesía vertical, 1991), présentation de Michel Camus, édition bilingue, traduit par Fernand Verhesen. Éditions La Différence, « Orphée », 1993,
-
Treizième poésie verticale (Decimotercera poesía vertical, 1993), édition bilingue, traduit par Roger Munier, Éditions José Corti, 1993
-
Fragments verticaux (Fragmentos verticales, 1997), Quatorzième poésie verticale (Decimocuarta poesía vertical, 1997), traduit par Silvia Baron Supervielle, Éditions José Corti, 1994 (rééd. 2002), 1997
-
Quinzième poésie verticale (Decimoquinta poesía vertical), édition bilingue, traduit par Jacques Ancet, Éditions José Corti, 2002
Internet
-
Le site Roberto Juarroz (en espagnol)
-
Ciret :ROBERTO JUARROZ , Quelques idées sur le langage de la transdisciplinarité
-
Sur Esprits Nomades : Roberto Juarroz, Le vertige vertical comme miroir du vide
-
Ciret : hommage de Basarab Nicolescu
-
Lettre de Michel Camus sur Roberto Juarroz
-
Éditions Corti
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Lecture de ses poèmes sur France Culture
Contribution de Blandine Scelles
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