Edmond Jabès a déjà fait l’objet, en 2012, dans la Pierre et le Sel, d’un beau portrait de la part de Jacques Décréau.
Voici quelques autres poèmes et aphorismes provenant de l’œuvre importante de ce poète.
En 1956, après la crise du canal de Suez qui l’oblige à quitter l’Égypte pour la France, l’exil va être un des éléments fondateurs des écrits d’Edmond Jabès, avec l’omniprésence du désert, son silence, paysage de son enfance.
Le prix du silence
Le
cri fait gicler la voix
comme
la pierre l’eau
puis se noie
Le cri est un couteau
pointu
privé de manche
Les mains le poursuivent comme
l’onde
l’illusion du rivage
et plongent
On
tue au fond de l’eau
Le sang beau lac anonyme est le prix
du
silence
In La Poésie contemporaine de langue française, Le Seuil le Sable, © éditions France Loisirs, 1992, p.166
****
Le pèlerin
Tu
ne marcheras jamais assez
pèlerin perceur d’horizon
La terre
apprise est une prison
Les barreaux sont les chemins comptés
Tu
ne rêveras jamais assez
La mer l’ennemi est déraison
Mais
le ciel le bleu ciel insaisissable
est un murmure contenu de
pierres
amoureuses dont le temps fait des bornes
Ibid
****
La jeune fille qui marche dans les yeux des cailloux, refuse à l’arbre sa ceinture pour ne pas créer de précédent. Toute branche est avare. Les fruits saignent autour de l’oiseau abattu. De la lune, on peut brûler la langue qui nous lèche indifféremment. On peut colorer ses cendres, on peut aussi les jeter au vent. Ce n’est pas moi qui me vengerai de la lune. Dans la mer, je trie ses rayons. J’élève ailleurs l’ombre de sorcière.
Ibid
La deuxième guerre mondiale, les abominations de la Shoah, la prise de conscience de sa judaïté, vont définitivement orienter son œuvre ; œuvre tourmentée, angoissée par le devenir de l’homme, et le silence d’un Dieu qui le heurte douloureusement, en dépit de son athéisme.
Au bout, qui t’attend ? – Personne. Qui te feuillettera, te déchiffrera, t’aimera ? – Sans doute personne. Tu es seul dans la nuit ; seul au monde. Ta solitude est celle de la mort. Un pas encore. Quelqu’un viendra peut-être, perforera le mur ; trouvera, pour toi, le chemin. Hélas ! Nul ne s’y hasardera. Le livre porte ton nom. Ton nom s’est replié sur soi-même, comme la main sur l’arme blanche.
****
Chanson pour le dernier enfant juif
Mon
père est pendu à l’étoile
ma mère glisse avec le fleuve
ma
mère luit
mon père est sourd,
dans la nuit qui me renie,
dans
le jour qui me détruit.
La pierre est légère.
Le
pain ressemble à l’oiseau
et je le regarde voler.
Le sang
est sur mes joues.
Mes dents cherchent une bouche moins vide
dans
la terre ou dans l’eau,
dans le feu.
Le monde est
rouge.
Toutes les grilles sont des lances.
Les cavaliers morts
galopent toujours
dans mon sommeil et dans mes yeux.
Sur le
corps ravagé du jardin perdu
fleurit une rose, fleurit une
main
de rose que je ne serrerai plus.
Les cavaliers de la mort
m’emportent.
Je suis né pour les aimer.
In Chanson pour le repas de l’ogre » (1943-1945)
****
Avant-dire (fragments)
Yaël *
L’arbre
est demeure d’oiseau et douleur de terre dont s’émeut
l’espace.
Ainsi, les feuilles ont des frémissements d’ailes
et leurs pleurs sont
de rosée.
L’un à l’autre étrangers,
seuls nous répondons.
(Que
le froid du feu soit la fermeture de la boucle, n’est-ce pas l’aveu
d’une impossible soudure à l’endroit de la mort ?)
Aveuglant
intervalle où le rêve expie.
À égale distance de la mort et de
la vie
Nous restons séparés
devant l’éternité.
****
Me
dégager des murs, me libérer de l’étau. Laissez mon sang
fleurir.
Composer un hymne aux jardins, aux oiseaux.
Ô rêves
et parfums chers à l’âme, vivre des ailes et des pétales du
mensonge ; abeilles empressées,
roses déjà nues.
Jouir
pleinement de mes faiblesses et de mes limites
La vérité est un
poignard, aux portes des nuits interdites.
Qu’il me soit donné
de me survivre dans ce qui germe et dans ce qui se délecte du
meilleur de la
plante.
(Tu
ne peux t’arrêter en chemin, homme d’écriture ; les
vocables te l’interdisent et le livre, ô
liures, ô
livardes, contre l’âme solidement te serre.)
Ton
pas Yaël, se rendra-t-il enfin à mon pas ?
In « La poésie contemporaine de langue française » © éditions France loisirs, 1992, pages, page 167/168
****
Le temps d’avant le récit
Yaël. Ses cheveux sombres. Ses yeux aux frêles gluaux. Ses mots secrets, mêlés d’insectes lucifuges
Sa voix venue au jour.
Le corps de Yaël, dans les mailles de l’aurore. Son cou nacré, présence irréprochable. Ses épaules, doux galets immergés. Ses seins cerclés dans le vif de l’eau. Ses mains maîtresses. Son ventre d’algue géante et rose. Les hanches étroites. Ses longues jambes de courant capricieux. Ses pieds anoblis.
Et les nuits et les jours qui sont réalité et antériorité voraces du regard.
C’est à travers l’ombre et la lumière que l’on peut approcher Yaël,
et recevoir sa parole ; car Yaël est parole d’univers : signes, couleurs, sons terrestres et célestes, chance du grain de sel et silence spiralé de la tour.
(Le songe est lecture intérieure d’océan)
Ibid – (Yaël 1967), page 168
*Yaël est un personnage féminin dans le livre des Juges de la Bible hébraïque, héroïne ayant tué Sisera capitaine des troupes du roi Jabin, et ainsi permis la libération d’Israël.
Edmond Jabès, poète du doute hanté, par l’évocation d’un Dieu absent s’exprime dans le Livre des questions :
L’incertitude de Dieu est pareille au flux et au reflux de la mer. Elle engendre la parole par laquelle l’homme proclame sa certitude.
L’écriture est alors pour lui le seul salut envisageable.
Il dit encore :
Je crois à la mission de l’écrivain. Il la reçoit du verbe qui porte en lui sa souffrance et son espoir. Il interroge les mots qui l’interrogent, et accompagne les mots qui l’accompagnent.
Le chemin qui reste est donc celui des mots, le sable de tous les livres.
Le livre n’est pas. La lecture le crée, à travers des mots créés, comme le monde est lecture recommencée du monde par l’homme.
Le poète sera invité au États-Unis, en Israël, en Italie, en Espagne pour participer à des colloques et présenter des conférences. Néanmoins, il fuira autant que possible les médias.
Après sa mort Edmond Jabès sera incinéré et ses cendres reposent au Père-Lachaise depuis le 8 janvier 1991.
Ses paroles, à valeur presque testamentaire, résonnent comme un grandiose et mystique « adieu au monde » :
Écrire maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour cessé d’exister ; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde.
Mais l’espoir résiste à cet « adieu au monde » :
Il reste toujours en quelque endroit discret, une flamme à l’affût du moindre fétu de paille et qui refuse obstinément de s’éteindre, ivre d’incendie.
Internet
Contribution de Hélène Millien
Commentaires