Prélude
1
Oui je suis un nègre-tempête
Un nègre racine d'arc-en-ciel
Mon cœur se serre comme un poing
Pour frapper au visage les faux-dieux
Au bout de ma tristesse
Il y a des griffes qui poussent
Je fais sauter mes ténèbres
En mille matins de lions.
La foudre sur vos toits, c'est moi !
Le vent qui brise tout, c'est moi !
Le virus qui ne pardonne pas, c'est moi !
Les désastres à la Bourse, c'est moi !
De bon cœur mon soleil signe tous vos fléaux !
Je suis une petite fille
Qui traverse un torrent de fiel
Chaque matin pour se rendre à l'école !
Et tel le pasteur noir qui remue
Les cendres encore vives de son église
Je remue les légendes de ma vie
Je ne bâtirai pas de nouveau temple
Je fais sauter ma peur
Je fais exploser ma biologie
En pluie d'étoiles sur vos têtes
Vos chiens je suis venu les empailler
Je suis venu empailler vos lois féroces
Je vais garder dans l'alcool vos prières
Vos ruses vos tabous vos histoires de blancs !
Et la couronne d'épines dont vous êtes si fiers
Je la pose sur la tête de mon ours savant
Tous les deux nous monterons
Dans le prochain avion pour Londres
Paris Rome Madrid Lisbonne Bruxelles
Toronto Los Angeles Miami le Cap Sydney
Le monde verra ce que vous avez fait
De l'homme qui pleurait sous les oliviers !
2
Je ne reste plus assis sous un arbre
Dans l'attente de vos miracles
Le petit Christ qui souriait en moi
Hier soir je l'ai noyé dans l'alcool
De même j'ai noyé les Tables de la Loi
De même j'ai noyé tous vos saints sacrements
Ma collection de papillons ce sont les monstres
Que vous avez lâchés sur mes rêves d'homme noir
Monstres de Birmingham monstres de Prétoria
Je collectionne vos hystéries
Je collectionne vos tréponèmes pâles
Je m'adonne à la philatélie de vos lâchetés
Me voici un nègre tout neuf
Je me sens enfin moi-même
Dans ma nouvelle géographie solaire
Moi-même dans la grande joie de dire adieu
À vos dix commandements de Dieu
À vos hypocrisies à vos rites sanglants
Aux fermentations de vos scandales !
Moi-même dans ce feu de mes veines
Qui n'a jamais prié
Moi-même dans ce radium de ma couleur
Qui n'a jamais plié le genou
Moi-même dans cet arbre royal de mon sang
Qui n'a jamais tourné vers l'Occident
Des feuilles de soumission
Moi-même dans la géométrie de mes lions
Moi-même dans la violence de mon diamant
Moi-même dans la pureté de mon cristal
Moi-même dans l'allégresse de ranimer
Pour vous le volcan de ma nègrerie !
In Prélude, Journal d'un animal marin © Gallimard 1990, p.49 à 52
À la page 8, de ce même recueil, René Depestre écrit : « Entre un coup d'État militaire et un coup d'État poétique il y a la distance qui sépare la charogne d'un léopard du dernier mouvement chanté de la Neuvième Symphonie. Un coup d'État poétique peut fournir l'électricité, sans une panne pendant cent ans, à une ville de dix millions d'habitants. »
Je n'ose compter le nombre d'heures d'éclairage que nous devons à la force de son verbe.
Internet
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René Depestre, d’un exil à l’autre un article de Jacques Décréau dans La Pierre et le Sel
Contribution de Roselyne Fritel
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