Étroite la gorge de ronces
brûlée de sel et de braises
tu t'enivres du seuil
enfiévré de mots et de pétales
collés à ta bouche
limpide et glacé
ce gué était-il illusion
et l'écorce un leurre
à tes doigts engourdis
iras-tu assoiffé de transparence
rejoindre la nuit du miroir ?
L'onde s'épuise
sans défaire son reflet
In La nudité des pierres © Al Manar 2013, p.12
Cécile Oumhani est poète, nouvelliste et romancière, ainsi que maître de conférences à l'Université Paris 12. Née à Namur, en Belgique, d'une mère écossaise ayant grandi en Inde et d'un père français, elle vit actuellement en France, mais a beaucoup voyagé. Elle maîtrise avec aisance plusieurs langues, dont l'arabe et a tissé des liens étroits avec les pays du bassin méditerranéen et la Tunisie en particulier, dont elle a épousé un ressortissant.
Elle aime dire d'elle-même : « j'ai grandi entre les langues et je continue à vivre entre les langues. » Langues et pays, qui donnent chair à son engagement.
Sur le mur blanc
un arbre cent fois dessine
la parole de la terre
procession d'épopées perdues
son chant a tant voyagé
il n'est plus que souffle
entre de larges étoiles d'ombre
Ibid p.19
C'est bien ce souffle fragile que tout poète se donne mission de recueillir. Dans un entretien accordé en 2007 à Encres vagabondes, Cécile Oumhani justifie ainsi son ancrage dans l'écriture :
Enfant je ressentais déjà très fortement la présence d'autres lieux, d'autres personnes que j'aimais beaucoup ailleurs très loin. Et on ne pouvait pas se voir, ni se téléphoner ou encore s'envoyer des courriels… Au moment où j'ai ressenti la tristesse de l'éloignement, j'ai découvert la force des mots que l'on écrit.
Cécile naît dans une époque où les distances sont tangibles et les séparations physiques parfois douloureuses ou initiatrices de rêves. Les satellites n'ont pas encore envahi le ciel, on voyage par paquebot, un câble téléphonique sous-marin relie les continents, réservé aux affaires et aux nouvelles extraordinaires, pour le reste, une naissance ou une mort, le télégramme fonctionne et la poste est fiable et rapide. Les hommes échangent donc des lettres, beaucoup de lettres, accompagnées parfois des photos en noir et blanc, seuls témoins de leur vie. Voici ce qu'elle en dit à Rodica Draghincescu :
Ces enveloppes qui arrivaient dans la boîte aux lettres étaient un événement. On se réunissait autour de la table pour les lire. C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec la moitié de ma famille, grandissant un pied dans une réalité palpable, ordinaire, l'autre dans ce que je rejoignais à travers des mots écrits et quelques photos. (…) L'écrit était une moitié de ma vie, de mon histoire familiale et j'ai, dès ses années, éprouvé la magie des mots, leur pouvoir d'émotion, les images qu'ils suscitaient en moi, leur écho qui continuait de se réverbérer dans ma rêverie.
Quant aux poètes de demain, on peut s'interroger sur l'actuel support de leurs rêves.
Sa mère est artiste peintre, mais elle, Cécile, ressent très tôt l'envie d'écrire un livre qu'elle rédige sur un cahier d'écolier, ce sera un conte qu'elle illustre maladroitement.
Puis, elle lit énormément, en français comme en anglais, acquiert un riche vocabulaire et devient une amoureuse fervente des librairies, sa manière, dit-elle, « de franchir la barrière des langues et de conjurer la blessure de l'éloignement du lieu et des êtres.»
Par la suite, elle écrit de la poésie pour « une approche du silence des choses » et aussi des romans « pour rejoindre les préoccupations de l'humain, les préoccupations des humains dans le quotidien ». Elle en use comme d'autant de moyens pour atteindre et explorer ce qui nous échappe et nous dépasse :
« L'écriture est exploration des contrées obscures qui sommeillent au fond de nous. La mémoire en est partie prenante. Il y a une vraie lutte à mener pour exhumer ce qui est enfoui, ce que la mémoire a gommé, voire occulté. Je suis fascinée de voir combien ce qui vient s'inscrire sur la page peut aussi changer ce que l'on est, la manière dont on perçoit le monde. Ce combat pour tirer de l'obscur ce qui est enfoui est un combat avec soi-même, pour devenir soi-même.
(…) La page est ainsi devenue un lieu à part entière, un lieu qui transcende l'exil, ainsi que le temps et l'espace. Je crois qu'on écrit toujours un peu parce qu'on éprouve une forme d'exil, un exil intérieur, la souffrance de se sentir autre parmi les autres. On écrit pour marquer une trace là où il n'y a que la transparence, l'invisibilité de ce que l'on ressent et que les autres n'entendent pas, ne voient pas. »
Extrait de l'entretien accordé à Encres vagabondes en novembre 2007
D'un abord aimable, mais réservé, Céline Oumhani s'affirme avec force, quand elle écrit.
Le jour te laisse
orphelin des courbes
en deuil d'une heure évanouie
le globe clair d'un fruit
à la pointe de tes doigts
rouge flamme
chair vive
au faîte de tes épaules
sa chute tranche le silence
lame sablée d'attente
long fil d'écaille
sombrent les saveurs
aval de couleur
au vaste chuchotement
d'un monde enseveli
de passage en traversée
tu as partagé le sel avec les vagues
et gravé de nouveaux cercles
aux astrolabes
coutumier
des sentiers de crêtes
où tout ciel aboli
renaissent les sirènes
tu as transcrit
l'alphabet de leurs songes
assisté par les goélands
transfuges de mondes anciens
ta as pactisé avec les djinns
et remonté
le cours du fleuve
où la nuit inconsolable
pleure les étoiles
tu l'as prise sous ton aile
et vous avez rejoint
les campements
du poète nomade
où l'aube déniche
parmi les braises
de vos étapes
des calligrammes
de sable et de verre
In La nudité des pierres © Al Manar 2013, p.13/14
Au fil de tous ses recueils, elle ne cesse de plonger avec une audace renouvelée dans un monde obscur et sensuel, en voici quelques exemples :
Retrouver la source des mots. L'intimité
avec le lit caché de nos jours. L'autre
de l'ombre. L'autre éperdu. Source vive,
eau multiple aux rives obscures.
*
Le ciel, aire du passé
Murmure à notre conscience endormie.
*
Retenir la trace sombre
Le legs de nos visiteurs muets.
*
Où es-tu ?
Dans ces cortèges d'étoiles mortes
Qui éclairent nos nuits.
*
Et le sol...à nos pas lourds
Tant d'histoires perdues
In Demeures de mots et de nuit © Voix d'encre 2005, illustrations de Myoung-Nam Kim
****
Les oiseaux habitent en nous
avec nos morts
À tire-d'aile
ils défrichent le silence
voix coutumières
d'obscurs chemins de plantes
creusés loin
entre passé et présent
In Cités d'oiseaux Éditions de la lune bleue 2011, avec les monotypes de Luce Guilbaud
****
Démêler l'opacité du monde
dans l'heure immobile
nos rêves de couleur
accrochés comme des fruits
bruissent doucement
sous les feuillages
les corolles s'ouvrent
et déjouent les strates de la nuit
sur la paume du temps
les effets inversés
de notre vision chétive
oser trancher les racines
aux nœuds du passé
et dans les miroitements
d'un destin fragmenté
rêver un autre jour
boire en plein ciel
au vol que trace l'oiseau
In La nudité des pierres © Al Manar 2013, p.25
Pèlerins de contrées perdues, nous allons, promis à la nudité des pierres, dit alors le poème de la page 30, qui donne son titre au recueil, tandis que nous allons, rejoindre la brèche où se mêlent passé et présent.
Cette constante dans son œuvre, elle l'évoque longuement dans un autre entretien, accordé à Rodica Draghincescu, poète et romancière roumaine, installée en France. Ce long entretien de 16 pages, publié en 2008 par Terres de Femmes, est, comme celui d'Encres vagabondes, accessible sur le net.
Notre parole jaillit au cours d'une longue et complexe histoire, sur un chemin sinueux que nous devons ouvrir à mains nues dans l'obscurité et la souffrance. (…) Écrire renvoie pour moi au cœur de ce que vivre veut dire, à la quête d'une clarté dans l'ordonnancement labyrinthique du présent. La page est ce territoire où rejoindre les marges, où entrapercevoir peut-être, par instants, ce qui peut faire sens. L'écriture n'est donc pas pour moi un supplément, mais une nécessité pour ne pas perdre pied.(...) En tout cas, elle est liée à ce chatoiement des langues et des cultures que ma mère m'a transmis avec ces failles, ces interstices qui apparaissent dès qu'on est dans une position d'entre-deux.
Ce chatoiement, si bien illustré par Diane de Bournazel, en charge de la couverture du recueil précédent, est bien le fruit d'une quête intense. Nourri de sincérité et d'émotion, il illumine la lecture de La Nudité des pierres.
Sensibilité et empathie caractérisent tout autant les romans de Cécile Oumhani. Elle est celle qui s'exprime au nom d'autres femmes, d'autres cultures, avec l'attention, l'écoute et la finesse d'analyse, qui lui sont propres.
Cette plongée en terre romanesque, elle l'a dépeinte, en 2004, dans un essai intitulé À fleur de mots, la passion de l'écriture, paru aux éditions Chèvre-Feuille étoilée et orné, en couverture, de la reproduction d'une toile de sa mère, Femme au bouquet :
Quand approche le moment où je vais écrire un roman, c'est un territoire que j'aborde, des confins qui se dessinent peu à peu au fond de moi. Un lieu s'impose, des personnages surgissent et me visitent au creux de la nuit, m'accompagnent au quotidien, se font incongrus et nécessaires. Et qu'on le veuille ou nom, que ce temps soit état de grâce ou de douleur, il arrive et je ne pourrai l'éviter.
Il existe, selon elle, un lieu secret et une langue propre à l'écriture d'un roman et il arrive qu'un roman naisse après un poème. Écrire, brûler...une passion aussi...Au-delà des branches du grenadier...une veine arabe court dans mes romans, écrit-elle dans ce même livre.
Une odeur de henné, son premier roman paru en 1999, débute dans un village du Maghreb. L'héroïne animée d'un souffle de révolte, qu'accompagne une quête profonde d'identité féminine, s'engage dans une démarche originale et difficile à concilier avec une tradition ancestrale, où l'homme domine. Trouver sa propre voie relève alors du combat intérieur.
Ce souffle perdure dans son roman L'atelier des Strésor, paru en 2012. Inspiré par un tableau figurant dans la résidence d'écrivain, qu'elle fit à Marly-le-Roi, le récit se déroule dans le Paris de la fin du XVII siècle, entre un père peintre et sa fille, qui deviendra, grâce à son enseignement, l'une des premières femmes à être acceptée à l'Académie royale de peinture et de sculpture.
Dans Tunisie, Carnets d'incertitude, paru fin 2013, l'auteur, riche d'une connaissance intime et respectueuse des habitants de ce pays, relate ses impressions, inquiétudes et questionnements au fil des événements qui accompagnent la dernière révolution tunisienne, à distance d'abord puis durant son séjour sur place.
De ses nombreux contacts poétiques à l'étranger, en Irlande ou dans les pays de l'est de l'Europe, Cécile Oumhani témoigne avec ferveur dans l'entretien publié par Terres de femmes.
J'ai ressenti ce souffle poétique, l'acuité que prenait le langage, la musique des mots quand cela est vécu dans l'intensité du partage. Ce sont des occasions et des lieux où la poésie s'incarne avec une puissance presque palpable. Ces expériences sont pour moi inoubliables. Non, les poètes ne sont pas devenus inutiles, quelles que soient les difficultés qu'ils rencontrent pour se faire entendre. Ils sont porteurs du cœur des mots.
Quelle plus belle conclusion que celle-ci ? J'aimerai ajouter cette nuance supplémentaire, qu'elle prend la peine de préciser dans ce même article, et à laquelle j'adhère pleinement.
Il n'y a pas de vraie poésie qui ignore le malheur, ou alors elle serait comme un tableau dont toute lumière serait absente. Pas plus qu'il n'est de véritable poésie qui n'ait connu l'émerveillement, car elle serait un tableau qui ignorerait la couleur. Je dirai simplement que lors de la traversée de moments d'épreuve, j'ai souvent ressenti la lecture d'autres poètes comme un salut, un apaisement presque physique. Car les mots peuvent avoir une telle présence !
Bibliographie partielle
Poésie
-
Demeures de mots et de nuit © Voix d'encre 2005<item 1>
-
Cités d'oiseaux © Éditions de la Lune Bleue 2011
-
La nudité des pierres © Al Manar 2013
Essai
-
À fleur de mots © Édition Chèvre-feuille étoilée 2004
Romans
-
Une odeur de henné © elyzad 2012
-
L'atelier des Strésor © elyzad 2012
-
Tunisie, Carnets d'incertitude © elyzad 2013
Internet
-
Article sur Terres de femmes
-
Article d'Encres vagabondes
Contribution de Roselyne Fritel
Très bel article, chère Roselyne Fritel, qui
témoigne très justement du travai de Cécile
Oumhani et , au-delà de son travail, de ce qu'elle est
profondément
Brigitte Gyr
Rédigé par : Brigitte Gyr | 12 mai 2014 à 07:43