Je suis une forêt souterraine, suis seule à y avoir accès.
Y ai déposé mes armes pour couper tout ce qui pousse vierge. Je suis la seule à y voir clair.
Rien de nouveau ne m’arrivera. Je suis un terrain vague en perspective. Ne sais ce qui m’arrivera.
Elle parlait ainsi car le jour l’avait quittée. Elle parlait ainsi trompée par ses rêves. Elle parlait tout le temps, enfouie dans la nuit qui l’a maintenait éveillée. Elle parlait ainsi au soleil sépulcral.
Tu me pousses vers l’extérieur de toi-même, de moi-même. Tu me pousses hors du refuge. Tu me caches la face du ciel. Je suis obligée de me voiler la face.
Je suis une forêt génitale. Toi et moi s’accouplons en secret. Personne ne peut soutenir notre regard. Le juste s’échappe tout le temps. Seul ce qui est faux reste. Le juste n’en a pas le temps, il n’a qu’un temps ; tu es l’immédiat.
Je crie aux abois dans ma forêt tropicale. Je n’en connais aucun fruit. Tous y poussent à une vitesse vertigineuse. Je saute de liane en liane, m’entortille, suis prise comme un rôti de bœuf . Je me surexploite. Suis prise dans le feu de l’action. Tout crame en moi, jusqu’à ma langue de bois.
(extrait) in Langue de bois mort, © Maison de la poésie Rhône-Alpes 2011
D’emblée le lecteur est plongé dans l’univers trouble, cruel, excessif et souvent poignant de l’auteur. Sous le tranchant aigu des mots se cache une blonde et fragile jeune femme, qui a commencé sa carrière comme performeur et a pratiqué la poésie sonore. On peut l’entendre au Café poésie, animé chaque mois par Patrice Cazelles, à la Maison du Citoyen, à Fontenay-sous-Bois, en Val de Marne ; elle intervient aussi dans des spectacles, pour des lectures, avec Dominique Bertrand en particulier. Ses talents de comédienne ajoutent à la force de ses mots et leur donnent chair.
Fervente lectrice de Roberto Juarroz, – voir l’article rédigé par elle à propos de ce poète pour la Pierre et le sel – Blandine Scelles a commencé à écrire en 2009, soit des poèmes, ou des pièces poétiques de théâtre, soit des textes politiques ou des portraits, qu’elle a réunis, en vue d’une publication, sous le titre Poèmes, en 2012.
L’auteur aborde volontiers des sujets philosophiques, mais elle le fait avec le langage de la rue. Elle met en pièce la grammaire, tord les mots pour leur faire dire autre chose, joue des consonances.
Elle en décuple l’intensité dramatique, que gestuelle et diction accentuent.
Ainsi langue de bois mort s’entend langue de bois mord ; dégage devient dégât-je et intellectuel, à proscrire, se change en interlectuel. Une façon de s’engager personnellement. Là réside la grande originalité de son écriture.
Elle utilise des minuscules, même après le point, comme s’il s’agissait d’un mode d’expression mineur, où la pensée, bien qu’élaborée, naîtrait maladroitement, ce qui surprend doublement.
Cet autre mode d’expression, elle l’invente au fur et à mesure du récit. C’est là sa grande originalité. La mise en voix tient de la performance.
Je l’ai tué
je l’ai tué, il ne pensait pas comme moi. je lui parlais de liberté et il ne me croyait pas. il prenait toujours des exemples à côté de la flaque. moi, j’y ai mis les deux pieds dedans, ça a éclaboussé partout. ça n’a pas été facile, croyez pas, il résistait comme autre, mais moi j’étais sûre de mon coup.
j’ai frappé droit dans le mur, entre les deux yeux. il ne l’a pas vu arriver. en fait il n’avait jamais vu arriver les coups et celui-là lui a été fatal. en général c’est fatal pour les autres mais là c’était son tour. les tours ça tourne. il me dit que l’histoire ne s’est pas passée comme par cœur je l’ai apprise mais qu’est-ce que ça change aujourd’hui qu’on en est là, là où on en est et pas ailleurs ? qu’est-ce que ça change de savoir si c’est lui ou elle qui a fait ci ou ça. moi je vois ce que je vois et ça me suffit pour savoir ce qui me concerne. je n’aime pas les entourloupes à chercher, que eux se débrouillent avec les eux que ça intéresse. moi je reste en dehors de tous eus et ça me rend la liberté, je me sens libérée sans par rapport à eux, je n’y laisse pas ma tête s’y prendre. mais là qu’on en parlait, que le silence se remplissait de plus en plus, j’étais mal à l’étroit de sa pensée, au bout de son impasse, dans l’impensé, dans une histoire autant apprise par cœur mais sans cœur. il y a des moments où il n’y a plus rien à se dire tellement on parle à quelqu’un de vivant on ne sait pas comment, tellement on évolue dans dans un autre monde, on utilise une autre langue, où tellement l’intelligence est loin dans les neurones qu’elle n’arrive pas à faire surface dans les mots. c’est dur de voir quelqu’un se noyer dans ses manques. d’ailleurs au début, c’est ce que je voulais faire de l’aider à s’en sortir à les en sortir de leur torpeur les neurones, je voulais y faire une brèche pour y amener la lumière, mais ça fumait déjà trop là-dedans que moi j’étais asphyxiée. j’étais si froide moi comparée à son état, si froide tellement il n’y avait pas eu de voyage interlectuel entre nos deux lecteurs du monde. c’est qu’il me montrait son monde comme si c’était le mien, mais n’en voulais pas. moi je suis bien comme je suis dans mon monde. confortable, me sens forte et libre. la vérité me saute aux yeux quand je me sens prête, parfois je les garde plissés plusieurs jours ou années. mais lui voulait me maintenir les paupières allumées. je lui ai mis un bon coup, son crâne s’est ouvert en deux. je n’aurai jamais cru que c’était si simple. au début, avec la fumée, j’ai pensé à ma bagnole et puis les deux yeux se sont disjoints et on enfin pu se diriger dans des directions différentes, plutôt que de loucher sur la même chose pour se convaincre que l’histoire n’est pas comme ça. il accédait à une double histoire puisque ces deux yeux étaient libres l’un de l’autre. il a pris sa tête entre ses deux mains et a pleuré d’un coté et ri de l’autre. j’ai compris qu’il avait vu le passé et l’avenir en même temps. je ne sais pas ce qui l’a fait pleuré si c’est l’un ou l’autre. je ne sais ce qui l’a fait rire, mais en tous les cas quand j’ai rouvert les yeux, c’est sûr qu’on y voyait plus clair tous les deux. lui avait fait le choix de mourir et moi de vieillir.
Ibid Poèmes
Comme quoi débattre de la liberté est un risque, mais y survivre reste possible, sous certaines conditions.
Il existe un petit livre, écrit par Blandine Scelles et illustré par Ruta Jusionyte, édité en 2012 et tiré à 150 exemplaires, par Le Réalgar éditions, il mérite d’être cité pour la belle harmonie dramatique entre le texte et les images. L’auteur s’y révèle sous les traits d’une mère aimante mais débordée par sa progéniture.
elle. n’en veut pas. elle. n’en voulait pas. sans, portait bien. maintenant elle. embrassés. les as. pesants. copieux. remontant sein dans leur gorge. elle. crie dents. n’en veut voulait pas. dans ce silence déchaussé.
ils, les enfants. aimantés. jusqu’à la moelle. carnivores. ils, trop limpides, trop innocents, trop bien pensants. trop sûrs. de leur amour. en fusion. boufferont jusqu’au dernier souffle. sa chair. à bout de course.
elle, assaillie, n’en veut n’en voulait pas. atterrée. pourtant, regard en contraire. apaisé. à terre. adhère.
ils, les enfants. grimpés, accrochés. sur cet amour. sur la tangente. tracée furtivement.
pour eux par qui ?
molle odeur fraîche. ils, les enfants. elle, mère porteuse. ne les posera pas. plus. à terre. qu’en terre. ne les déposera qu’en terre, quand elle ne sera plus que terre.
(extrait) in Terre d’enfants © Le Réalgar éditions 2012
Merci à Blandine Scelles d’oser aborder aussi de tels sujets. Merci d’oser exprimer des sentiments, qu’une mère se refuse à formuler.
On se demande parfois comment vivre avec une telle violence intérieure. Grâce à elle, nous vient une sorte de compassion, –mot à comprendre comme la manière d’être avec– femme avec, compagne avec, mère avec, toutes les femmes du monde.
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Poèmes manuscrits de Blandine Scelles
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Terre d’enfants © Le Réalgar éditions 2012
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Langue de bois mort © Maison de la Poésie Rhône-Alpes 2011
Internet
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Les Parvis poétiques : une vidéo avec Blandine Scelles
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Blandine Scelles sur La Pierre et le Sel, à propos de Roberto Juarroz
Contribution de Roselyne Fritel
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