« Le peu de temps qu’il te reste à gémir sur ton sort, hâte-toi d’en rire jusqu’aux larmes » écrivait le poète Louis-René Desforêts.
Rire pour ne pas se prendre au sérieux, rire pour moquer, pour provoquer, pour jouer, mais toujours pour aller de l’avant. « Oui, tous les rires sont dans la poésie, sauf le vulgaire et le mesquin, car même s’il rit, le poète reste poète : questionneur, rebelle et éveilleur de conscience. » écrivait Jean-Pierre Siméon en 2008 en présentation du Printemps des poètes dont le thème était En rire(s).
Jacques PRÉVERT
LA PROMENADE DE PICASSO
Sur une assiette bien ronde en porcelaine bien réelle
Une pomme pose
Face à face avec elle
Un peintre de la réalité
Essaie vainement de peindre
La pomme telle qu’elle est
Mais
Elle ne se laisse pas faire
La pomme
Elle a son mot à dire
Et plusieurs tours dans son sac de pomme
La pomme
Et la voilà qui tourne
Dans son assiette réelle
Sournoisement sur elle-même
Doucement sans bouger
Et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz
Parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait
La pomme se déguise en beau fruit déguisé
Et c’est alors que le peintre de la réalité
Commence à réaliser
Que toutes les apparences de la pomme sont contre lui
Et
Comme le malheureux indigent
Comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n’importe quelle association
bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité
Le malheureux peintre de la réalité
Se trouve alors être la triste proie
D’une innombrable foule d’associations d’idées
Et la pomme en tournant évoque le pommier
Le Paradis terrestre et Eve et puis Adam
L’arrosoir l’espalier Parmentier l’escalier
Le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l’Api
Le serpent du jeu de Paume le serment du Jus de Pomme
Et le péché originel
Et les origines de l’art
Et la Suisse avec Guillaume Tell
Et même Isaac Newton
Plusieurs fois primé à l’Exposition de la Gravitation Universelle
Et le peintre étourdi perd de vue son modèle
Et s’endort
C’est alors que Picasso
Qui passait par là comme il passe partout
Chaque jour comme chez lui
Voit la pomme et l’assiette et le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
Dit Picasso
Et Picasso mange la pomme
Et la pomme lui dit Merci
Et Picasso casse l’assiette
Et s’en va en souriant
Et le peintre arraché à ses songes
Comme une dent
Se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
Avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
Les terrifiants pépins de la réalité.
In Paroles
****
Jean COCTEAU
Odile
Odile rêve au bord de l’île
Lorsqu’un crocodile surgit
Odile a peur du crocodile
Et lui, évitant un « ci-gît »
Le crocodile croque Odile
Caï raconte ce roman,
Mais sans doute Caï l’invente,
Odile alors serait vivante,
Et dans ce cas-là, Caï ment.
Un autre ami d’Odile, Alligue,
Pour faire croire à cette mort,
se démène, paye et intrigue.
D’aucuns disent qu’Alligue a tort.
In Le Potomak, 1924
****
Odile CARADEC
Dents provisoires
Ô poésie !
pourvu que les auditeurs ne s’aperçoivent pas
que j’ai de fausses dents
ils pourraient en déduire
que mon poème est incomplet
qu’il lui manque le velouté de la nature naturelle
l’assaisonnement furtif
qui fait les vrais poèmes
un poème sans toutes ses dents est un poème bancal,
mais, j’en suis sûre, vous savez bien étant mortels
que toutes dents sont provisoires
In Chant d’ostéoporose, © Éditinter, 2000
****
Tristan TZARA
Pour faire un poème dadaïste
Prenez un journal.
Prenez des ciseaux.
Choisissez dans ce journal un article
Ayant la longueur
Que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article.
Découpez ensuite avec soin
Chacun des mots
Qui forment cet article et mettez-les
Dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure
L’une après l’autre
Dans l’ordre dans lequel elles ont quitté le sac.
Copiez consciencieusement.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voilà « un écrivain infiniment original
Et d’une sensibilité charmante
Encore qu’incomprise du vulgaire. »
In sept manifestes dada, éd. Pauvert, 1924
****
Henri MICHAUX
Mes occupations
Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi non. J’aime mieux battre.
Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l’agrippe, toc.
Je te le ragrippe, toc.
Je le pends au portemanteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le décroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe.
Je le salis, je l’inonde.
Il revit.
Je le rince, je l’étire (je commence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’introduis dans mon verre, et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : « Mettez-moi donc un verre plus propre. »
Mais je me sens mal, je règle promptement l’addition et je m’en vais.
In L’espace du dedans, © Poésie/Gallimard
****
Julos BEAUCARNE
Le chapeau
Le chapeau inusité de nos jours
a connu jadis une vogue extraordinaire
d’où vient cet abandon actuel du chapeau ?
Tout simplement parce que le chapeau
empêche le cheveu de respirer.
Le cheveu transpire sous le chapeau
et la transpiration ne peut s’évaporer
à cause de la cloche qui est comme une serre
et maintient la chaleur du soleil sur le sommet
du crâne qui dès lors transpire.
Il n’est pas rare de voir des chapeaux s’envoler
sous la pression de la vapeur produite par la
respiration du crâne du penseur.
N’est-ce pas pour cela que Rodin a représenté
le penseur sans chapeau ?
Un penseur qui aurait un chapeau c’est impensable.
In Le Virelangue, © Actes sud, 1992
Contribution de PPierre Kobel
Commentaires