La démocratie prend parfois des détours inquiétants quand quelques décennies suffisent à détruire la mémoire d’un passé qui devrait nous servir encore de leçon. Face à cela, la poésie…
Walt Whitman
Je suis le poète du corps…
Je suis le poète du corps, je suis le poète de l’âme,
M’accompagnent les plaisirs du ciel, les plaisirs de l’enfer,
Ceux-là que je greffe en moi en quantités accrues, ceux-ci que je traduis dans une langue neuve.
Je suis le poète de la femme autant que de l’homme,
Je dis qu’il n’est pas moins grand d’être femme que d’être homme,
Je dis qu’il n’y a rien de plus grand que d’être la mère de l’homme.
Je chante le chant de l’orgueil qui dilate,
Assez d’abaissement, assez d’humilité,
Je montre que la croissance est la vraie taille.
Qui croyez-vous dépasser ? Êtes-vous le Président ?
Pas de quoi pavoiser ! Tout le monde vous rejoindra un jour, vous distancera !
Moi je marche aux côtés de la nuit tendre qui descend,
J’appelle la terre, j’appelle la mer à demi noires.
Viens plus près nuit aux seins nus, plus près magnétique nuit nourricière !
Nuit des vents du sud, nuit des rares grandes étoiles !
Nuit dodelinante, folle nuit d’été nue.
Et toi voluptueuse terre aux souffles frais, souris !
Terre des arbres liquides qui sommeillent !
Terre du couchant enfui, terre des montagnes aux cimes de brume !
Terre des déluges vitreux que verse la pleine lune à peine lisérée de bleu !
Terre du gris limpide des nuages plus clairs, plus lumineux pour l’amour de moi !
Lointaine terre aux coudes de plongeuse, terre riche en fleurs de pommiers!
Voici venir ton amant, souris !
Tu m’as prodigué, donné ton amour, alors je te prodigue le mien !
Mon indicible amour passionné.
In Walt Whitman, Feuilles d’herbe, © Grasset / Les Cahiers Rouges, 1989, p.54
Traduction de Jacques Darras
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Pour l’Est comme pour l’Ouest
Pour l’Est comme pour l’Ouest,
Pour l’homme de l’État côtier, pour l’homme de la Pennsylvanie,
Pour le Kanadien tout au nord, pour l’homme du Sud que j’aime,
Ces pages fidèles vous dépeignant à mon image, en chacun les mêmes germes,
Car j’ai confiance que le but majeur de nos États est de fonder une amitié superbe, inouïe, exaltée,
Que je vois promise depuis l’origine, cachée en chacun de nous.
In Walt Whitman, Feuilles d’herbe, © Grasset / Les Cahiers Rouges, 1989, p.162
Traduction de Jacques Darras
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Pied sûr, cœur léger, j’attaque la piste ouverte…
Pied sûr, cœur léger, j’attaque la piste ouverte,
Suis libre, en bonne santé, le monde est devant moi,
La longue piste brune s’étire où je veux qu’elle me conduise.
À partir d’aujourd’hui je n’attends plus la bonne fortune : la bonne fortune c’est moi !
J’ai fini de me plaindre, j’ai fini de tergiverser, j’ai fini d’avoir besoin de ceci ou cela,
Terminé le petit monde des récriminations, des bibliothèques, des critiques chagrines,
Sans faiblesse ni grief, j’avance à découvert sur la piste.
Pour moi la terre me suffit,
Pourquoi voudrais-je les constellations moins éloignées ?
Elles sont où elles doivent être, j’en suis sûr,
Conviennent à ceux qui les habitent.
(Sur terre, donc ! épaules chargées du délicieux fardeau,
La vieille charge d’hommes et de femmes qui partout m’accompagnent,
Impensable, je le jure, pour moi, de m’en débarrasser,
Empli d’eux comme je suis et qui à mon tour les comblerai !)
In Walt Whitman, Feuilles d’herbe, © Grasset / Les Cahiers Rouges, 1989, p.187
Traduction de Jacques Darras
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George Oppen
Populiste
moi-même j’ai rêvé de leur peuple, j’en suis
je pensais qu’ils me regardaient que je les regardais
qu’ils
regardaient le soleil les nuages car les villes
ne m’appartiennent plus image images
de l’existence (ou chant
de moi-même ?) et les routes car la lumière
dans le rétroviseur n’est pas
mortelle mais lumière
d’autres vies même si heurtant un rocher je parle
du rocher s’il me faut dire quelque chose quelque chose
s’il me faut parler de moi splendeur
des routes secret
des sentiers car un mot comme une sphère
de verre enclôt
le mot qui
ouvre et
m’ouvre je suis fatigué
pour le moment
de la peur laissons parler la magie
des nouveaux nés nous qui avons apporté l’acier
et la pierre à maintes
reprises
dans les villes dans ce mot dans cet aveugle
mot doit se dire
et redire la parole magique
des nouveaux nés en route
vers le nord le nord
populiste lentement au lever du soleil le clapotis
des eaux
basses les langues
des anses scintillent
comme de la fourrure à marée basse toute cette
enfance enviait la rumeur
de l’océan
à travers les basses terres poèmes jetées structures
téméraires et les vies les vies
ingénieuses le tumulte
des vents depuis les pâturages
les clôtures vagabondes
des ranches la solitude
des jeunes ouvriers dans les structures a touché
touché les lourds outils outils
entre nos mains dans la campagne
tonitruante lumière de
la naissance lumière
sauvage du paysage page
magique magiques les
nouveau-nés parlent
In George Oppen, Poésie complète, © José Corti, 2011, p.312
Traduction d’Yves di Manno
Internet
- George Oppen dans La Pierre et le Sel
- Fiche Wikipédia de Walt Whitman
Contribution de PPierre Kobel
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