Alors que Télérama publie un hors-série Octobre 1917 l’insurrection culturelle qui montre quelles répercussions a eues la révolution bolchévique, quelles désillusions après les espoirs enthousiastes qu’elle avait soulevée dans les milieux artistiques, on retrouvera ci-dessous la voix de quatre poètes emblématiques de ce bouleversement. Maïakovski se tire une balle en 1930, Marina Tsvetaïeva se pend en 1941, Mandelstam meurt dans les camps du Goulag en 1938, Anna Akhmatova meurt en 1966 après avoir subi durant la plus grande part de son existence la censure du régime. Quatre voix qui malgré la répression refusèrent de se taire et nous rappellent que la poésie a vocation à refuser les portes fermées.
Vladimir Maïakovski
150 000 000 (extrait)
« Voix humaines,
voix de bêtes,
cris de rivières,
chantons vos louanges dans les cieux.
Chantez tous et écoutez
le requiem solennel de l’univers.
Vous, venus de jadis
affamés au long d’années,
annonçant la nouvelle du paradis d’aujourd’hui,
vous,
qui aux millénaires avez donné
à chanter,
à boire,
à manger.
Vous, femmes,
nées pour porter écharpes
d’hermine,
vous parant le corps de hardes,
tombées à demi mortes
en attendant le pain
au long de queues sans fin.
Vous,
légions de gosses aux lésions osseuses,
hordes de jeunes tordues par le jeûne,
ceux qui ont vécu jusqu’à l’âge,
et ceux
qui n’ont pas vécu jusque-là.
Vous,
les bêtes,
saillant des côtes,
oubliant l’avoine mangée par les hommes,
travaillant, traînant quelqu’un ou quelque chose
jusqu’à ce que les coups à jamais vous assomment.
Vous,
fusillés sur les barricades de l’esprit,
pour que les jours d’aujourd’hui se chantent,
qui captiez l’avenir d’une ouïe inassouvie
peintres,
chanteurs
et chantres.
À vous qui,
au milieu de vapeurs et fumées,
avec votre vie tenant à un fil,
parmi le fer rouillé et les pignons grinçants,
travailliez quand même, —
à l’ouvrage quand même.
À vous les paroles des gloires immortelles,
qui ne fanent jamais, chaque année fleurissant,
gloire à vous qui êtes nos martyrs,
millions d’Ivan vivants,
Ivan de briques1
et autres Ivan ! »
La parade universelle se dispersait sans heurts, —
les malheurs d’autrefois n’émeuvent pas les âmes.
Les années
avaient
orchestré le chagrin dans le calme,
et l’avaient lancé comme un chant dans les airs.
L’écho des voix bourdonne encore
qui parlent des morts
de regrets étemels.
Et déjà
les gens
par les artères lustrées
prolongeaient la minute épanouie de gaieté.
Et vas-y, roule, sur un air d’ovation,
fleuris, terre, moissonne et sème.
Elle est pour toi
la sanglante Iliade des révolutions.
Ces années de disette sont ton Odyssée.
1920
1 Désigne les usines de Russie.
In À pleine voix – Anthologie poétique 1915-1930, © Poésie/Gallimard, 2005
Traduction de Christian David
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Marina Tsvetaïeva
La vie ment inimitablement :
au-delà de l’attente, au-delà du mensonge…
Mais au tremblement de toutes les veines
tu peux reconnaître la vie !
Comme couchée dans l’orge : une cloche, l’azur…
(Comment ! couchée dans le mensonge !) - la chaleur, le mur...
Bredouillement, à travers le chèvrefeuille, de cent dards…
Réjouis-toi donc ! - Il appelle !
Et ne me reproche rien, mon ami.
Nos âmes sont ensorcelées dans
nos corps, et déjà le front s’égare dans le rêve.
Car - pourquoi as-tu chanté ?
Dans le livre blanc de tes silences,
dans l’argile sauvage de tes « oui » -
j’incline doucement la fondrière du front :
car ma paume est la vie.
8 juillet
In Linda Lê Marina Tsvétaïeva – Comment ça va la vie ?, © Jean Michel Place, 2002, p.53
Traduction de Henri Deluy
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Ossip Mandelstam
Gluants les bourgeons, leur serment,
Et une étoile file :
– Ne te hâte pas, prends ton temps,
Dit la mère à sa fille.
Une moitié du ciel : « Attends »
À l’oreille lui glisse ;
Puis c’est un bruissement roulant :
Moi, je voudrais un fils…
Alors je serai baptisée
Par une autre existence,
Pendant que sous mon pied léger
Un berceau se balance.
Droit et sauvage, mon mari
Se fera doux, docile ;
Comme en un livre noir, sans lui,
Le monde effraie, hostile…
Clin d’œil de l’éclair. Mais voici
Qu’à mi-mot il s’arrête ;
Le frère a froncé les sourcils,
Et gémit la sœurette.
Le vent de velours, grand-ailé,
Siffle et rejoint l’ensemble :
– Que le gosse ait un front vaste et
Aux deux parents ressemble.
Puis le tonnerre à ses voisins :
– Nul tilleul, qu’on le dise,
Ne peut se marier sans qu’au moins
Les merisiers fleurissent !
De la solitude des bois,
Des sifflements approchent :
Les oiseaux font de Natacha
Les plus flatteurs éloges.
Et aux lèvres sont si poisseux
Les serments qu’à vrai dire,
Dans un bruit de galop les yeux
Se hâtent de périr.
Déjà tous pressent Natacha :
– Lumineuse douceur,
Marie-toi donc pour notre joie,
Oui, pour notre bonheur !
2 mai 1937
In Les Cahiers de Voronej, © Circé, 1999
Traduction par Henri Abril
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Anna Akhmatova
Troisième
Vivre dans cette maison faisait très peur,
Et rien, ni la chaleur de la cheminée,
Ni le berceau de notre enfant,
Ni le fait que nous étions tous deux jeunes,
Et tous deux débordants de projets.....
.......................................et que la chance
Pendant sept ans ne nous a pas quittés –
N’atténuait ce sentiment de peur.
Et j’avais appris à m’en moquer,
Et je laissais une goutte de vin,
Des miettes de pain pour celui qui la nuit
Grattait à notre porte comme un chien,
Ou nous épiait par le soupirail quand
Après minuit, nous tâchions de ne pas voir
Ce qui se passait de l’autre côté du miroir,
Ni quel pas lourd faisait gémir les marches
De l’escalier obscur qui semblait
Demander grâce d’une voix plaintive.
Et tu disais, avec un étrange sourire :
« Mais qui transportent-ils dans l’escalier ? »
Maintenant que tu es là où l’on sait tout,
Dis-moi, qu’est-ce qui vivait dans cette maison,
A part nous ?
1921. Tsarskoïe Selo
In Élégies du Nord, © Interférences, 2015, p.18
Traduction de Sophie Benech
Internet
- Dans La Pierre et le Sel :
- Marina Tsvétaïéva, l’oiseau-Phénix, une contribution de Jacques Décréau
- Poème en regard : Ossip Mandelstam et Edvard Munch, une contribution de Roselyne Fritel
- Ossip Mandelstam, poète indocile et irréductible, une contribution de Jean Gédéon
- De quelques poèmes d’amour d’Ossip Mandelstam
- Un jour, un texte : Anna Akhmatova
Contribution de PPierre Kobel
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