La poésie « est au-dessus des règles et de la raison.
Elle ne pratique point notre jugement ; elle ravit et ravage. » Montaigne
Chaque jour un texte pour dire la poésie, voyager dans les mots, écrire les espaces, dire cette « parole urgente », cette parole lente, sa liberté dissidente. Pour se laisser ravir et ravager.
Le portail du jardin n’en a plus pour longtemps. C’est à peine si le loquet tient encore ; un montant en bois, rongé par des termites, se retient à la clôture qu’il est censé soutenir. Sous le portail, le sol est si usé par les orages d’été que même un gros chat pourrait s’y faufiler.
Mais il n’y a personne au portail à l’heure qu’il est. De la fenêtre du salon, la seule créature visible est une pie qui bat les secondes avec sa queue, perchée sur le fil téléphonique au-dessus de la haie. Nous sommes le 30 novembre 1973. Je guette l’entrée et j’attends.
Dans le jardin, le soleil s’écrase contre l’herbe déjà sèche, les longues feuilles courbées des agapanthes et le citronnier qui n’a jamais poussé. Encore une voiture qui passe, marbrée sous l’ombre des platanes. Elle ne s’arrête pas. Plus j’attends, moins il est là. Le porche, couleur sang de bœuf, s’assombrit malgré l’éclat de la lumière.
Je me replie à l’intérieur. Aucun bruit. La maison est astiquée, impeccable ; elle brille comme une jeune mariée. Ma mère a chargé la table de mets fins pour le petit déjeuner, fruits, fromages et confitures. Il est midi passé quand j’entends claquer des portières de voiture.
Il avance sur le sentier du jardin, les bras légèrement écartés. Sa veste frémit sur les bords, la terre une corde raide sous ses pieds, et la traversée difficile. Est-ce qu’après tout ce temps nous allons enfin nous rejoindre ? Mon père, et à son côté ma mère, pâle d’anxiété et de joie. Derrière eux le portail, refermé sur les valets de l’État.
Mon père, grandeur nature pour la première fois depuis tant d’années, bascule svelte et étranger dans nos vies ; mon père que j’ai remplacé vient maintenant m’embrasser. Je suis contre lui, enfoui dans sa bonne odeur d’olive et de cuir. Je suis avec lui sous le nectarinier ; son sourire est épanoui, mûr, le mien encore crispé.
Il entre par la porte et le parquet tangue sous son pas hésitant, irrégulier ; les murs se penchent, un pilon de cuivre vibre dans son mortier. Dans la cuisine il rencontre Jane, la femme noire, qui a été comme une mère pour ses enfants pendant tout se temps. Elle sait que c’est un adieu, mais la chaleur de sa présence n’en est pas altérée. On nous a donné trois jours pour plier bagage et prendre le large.
In Jardiner dans le noir, © Le Temps qu’il fait, 2007
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Contribution de PPierre Kobel
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