« Mulâtresse ! ». Le mot cingle comme un éclair dans le ciel harmonieux de la jeune Sylvie.
Brusquement,
une comptine que chantaient autrefois les enfants du square à l’approche de la petite fille au visage lunaire et où revenait un nom inconnu mais burlesque,
si burlesque vraiment, qu’en le retrouvant sous une pile de souvenirs, au bas du meuble près des livres, j’ai bien failli en rire.
Autrefois, elle en restait interdite, la petite, bouche bée et bras mous.
Jusqu’au jour où, animé par la chanson, un des enfants lui jeta à la face un seau de sable bien tassé en prévision d’un pâté. C’est avec un papier fin, un papier-cigarette je crois, que ma mère a, des heures durant, retiré de mes yeux les écailles de sable.
-- À présent je vois (me suis-je alors dit)
D’abord ces mains de femme dont je connais par cœur le paysage.
Au bout de la table l’effigie d’un coq en ergots sur le couvercle d’une boîte ordinaire.
Les draps blancs là-bas qui claquent aux balcons de la cité.
Tant d’autres choses. Au fond, il ne me reste qu’une question, là, plus-que-lancinante
-- Ce nom burlesque qu’on me donne et que j’ignore mulâtresse
Ma mère, qui connaissait tous les mots du dictionnaire, m’a fixée un instant, puis a balayé ma question et les derniers grains de sable…
In Lagon, lagunes, tableau de mémoire, © Gallimard, 2000, p. 15-16
Mulâtresse, on le devient, quand on l’apprend si brutalement de la bouche des enfants. Mais cette découverte du racisme ordinaire va orienter très tôt le parcours et l’œuvre créatrice de Sylvie Kandé, à l’identité composite. Avec entre autres, un arrière-grand-père breton, qui apprit le français à l’armée ; un grand-père peul, qui fut l’un des premiers instituteurs sénégalais ; un grand-père limousin et une grand-mère malinké…Les étiquettes n’ont plus guère de sens, face à la richesse des rencontres et la complexité des lignages.
Il faut se rappeler qu’en ce temps-là on donnait de gros livres comme prix aux enfants sages. Un après-midi de juin, les familles étaient assemblées en grande cérémonie. Depuis l’estrade, la voix d’un commandeur, après une allocution grave, appelait les noms des lauréats par ordre de mérite (…)
Au nom du père, je me levais bien vite. Une houle légère agitait alors le peuple des maîtres et des parents qui voyaient, dans l’appel de ce nom hors raison alphabétique, un barbarisme incongru doublé d’une sorte de traîtrise.
-- Car comprenez-vous (m’avait expliqué la jeune C. sautant menu dans la cour de l’école) et mes parents sont formels sur ce point certaines alliances sont condamnées à ne produire que d’extravagants bicéphales
S’arrêtait pour ajouter avec un sourire charitable
-- Bien sûr tout cela n’est point votre faute
Reprenait ses jeux après avoir rajusté sa barrette.
Pour moi, je ne trouvais au rite de distribution des prix nulle occasion de pavane : cœur au manège tout simplement, pour avoir le devoir accompli. Car on m’avait dit
-- Pour vivre en paix tu ne laisseras aucun Blanc monter sur ta tête
et puis encore
« Va, cours, vole et nous venge »
Dans le fond de la salle, ces parents-là, fiers et vengés enfin, par une petite fille boulotte au visage lunaire, coiffée de deux tresses, et dont le sourire découvrait, entre l’éclat des dents, comme un écart.
Les marches de l’estrade craquaient et craquait l’Empire. Vaguement on applaudissait, avec le pressentiment qu’après le temps du fardeau viendrait celui des soupirs :
-- « Mais où sont les neiges d’antan ? »…
Ibid, p. 16-17
Sylvie Kandé, née à Paris, en 1957, d’une mère française et d’un père sénégalais, a vécu l’expérience d’une femme métisse née en métropole au milieu des tensions suscitées par la guerre d’Algérie et les indépendances africaines. Titulaire d’une maîtrise de lettres classiques en Sorbonne, sur l’image du Noir dans l’art et la littérature chez les Grecs du 5ème au 1er siècle av. J.C., elle choisit de consacrer son doctorat en histoire de l’Afrique à Paris VII à l’établissement de colons noirs en Sierra Leone au 18ème siècle et à la culture créole qui s’est développée à Freetown, du fait de leur arrivée. Son travail de recherche a été publié sous le titre « Terres, urbanisme et architecture ‘ créoles’ en Sierra Leone, 18ème- 19ème siècles » (l’Harmattan, 1998).
En 1987, elle s’établit aux États-Unis, à New-York, où elle réside actuellement. Elle enseigne dans plusieurs universités américaines, comme africaniste, spécialiste des nouvelles identités produites par la traite esclavagiste, les migrations et les relations entre l’Afrique et l’Occident. De 1994 à 2001, elle a construit le programme d’études francophones à New-York University. En 1997, elle a organisé un colloque international à NYU sur le métissage, dont les actes ont été publiés sous sa direction chez l’Harmattan (Discours sur le métissage, identités métisses, 1999).
En 2000, elle publie « Lagon, lagunes, tableau de mémoire », avec une postface d’Édouard Glissant. Un livre qui retrace son propre itinéraire, écrit dans une riche prose poétique, jouant sur tous les registres de la langue. Une écriture métissée, fragmentée, qui mélange volontiers les genres littéraires, théâtre, dessins, histoire et mythologies, prose et poésie pure. Car, écrit Édouard Glissant, « la mémoire est un maelström, ce n’est point par hasard ni jeu qu’elle essaie de faire tableau ». Bref, on est en présence d’une œuvre forte, qui évoque les étapes d’une conscience mise au ban des identités admises et cherche à retrouver les jalons d’une mémoire collective, à travers le temps et l’espace.
Avec « La quête infinie de l’autre rive », publié en 2011, Sylvie Kandé nous offre un magnifique poème de l’homme et de la mer. Une épopée en trois chants, qui nous embarque avec des hommes se lançant dans l’aventure périlleuse de vouloir atteindre, au-delà des mers, un monde différent. Un poème au souffle épique, qui chante paradoxalement une série de défaites et de naufrages. Ici il n’est point question de conquête, mais d’une quête d’un autre possible, comme un défi à dépasser toutes les formes de frontières, un défi lancé à la finitude et à la destinée.
Une épopée où l’on devine l’ombre tutélaire et bienveillante des plus grands poètes : À commencer par Homère chantant les périples et naufrages d’Ulysse. Saint-John Perse, bien sûr, avec « Amers », l’ampleur de ses vers et la richesse de son vocabulaire maritime. Ou encore Édouard Glissant, avec « Les Indes », où le poème s’achève lorsque « l’autre rive » est en vue…
On ne peut qu’être séduit par la beauté de la langue, sa musicalité, la richesse du vocabulaire, évoquant le monde médiéval, l’univers maritime, où l’on entend le rythme des rames et des vagues grâce à des constructions savantes de sonorités, avec effets d’écho et de ressac. L’on se trouve littéralement embarqué au milieu de ces fabuleux rameurs infatigables, à la lecture de cette œuvre grandiose.
Dans son Avant-propos, Sylvie Kandé présente « La quête infinie de l’autre rive », comme un « récit néo-épique, qui évoque les tribulations, triomphes et contemplations de ceux qui, par goût de l’aventure, soif de connaissance ou nécessité économique, se lancent en pirogue sur l’Atlantique. Hier, ils étaient des milliers, qui, sous la conduite d’Aboubakar II, alias Bata Manden Bari, mirent le cap sur l’Amérique ; aujourd’hui ils sont des dizaines de milliers, qui, dans l’espoir d’atteindre l’Europe, s’embarquent audacieusement sur l’océan. En filigrane, le texte s’interroge sur la possibilité d’une histoire autre, si les expéditions malinké avaient, avant Christophe Colomb, « découvert » l’Amérique ».
Ainsi commence le Chant I, qui évoque la première expédition envoyée par le grand empereur mandingue, Aboubakar II, au 14ème siècle, et qui se solda par un échec :
Ils rament désormais sans chanson ni ahan
Depuis combien de temps…savoir… combien de saisons…
depuis combien d’îles-mirages apportées par les vents
ramaient-ils repus de roulis et gavés d’embruns…
Mémoire brouillée de ce-que-c’est-que-d’avoir-les-pieds-sur-terre
et paupières en chamade
ils ne se soucient plus à présent que de la vague qui va
se dérobe
et revient
Paysans qui sur le tard s’étaient faits marins
ils cadencent leurs corps
pour fendre de la pointe gâtée de l’aviron
les mottes violettes de la grande savane salée
que nul sillon ne marque
où nulle semence ne lève
(Mais à dire la mer
peu siéraient les mots de la terre)
Au point de ce rêve
ils étaient une myriade
ni plus ni moins
qui passèrent en riant la barre de corail et ses fleurs vermeilles
n’en restent que trois barques en dérade
pleines mais pleines à chavirer
À pagayer leurs bras se sont faits pagaies
rivées dru à leurs torses noueux et bruns
et leurs pieds mangés de sel ne sont plus que moignons
qui ventousent au creux de la coque par le vif de sept plaies
Du vertige de leurs douleurs ils puisent encore la force de ramer :
oh le zèle hautain de ceux qui connaissent leur mort
approcher et préfèrent regarder au-delà du certain…
In La quête infinie de l’autre rive, © Gallimard, 2011, p. 17-18
Cependant Aboubakar II ne renonce pas à son projet, tant sa soif de connaissance est grande. Car « un seul désir le travaillait : savoir si le monde / avait bien la rondeur grenue d’une gourde / -- ou si plate comme une paume de paix / une terre unique souffrait qu’à son entour / l’océan entaille de son massif estoc / ses longs doigts de sable de craie et de roc » (p.46). Aussi prend-il la tête d’une seconde expédition, dix fois plus importante, dont personne ne reviendra, mais dont le Chant II propose sept fins différentes, permettant d’imaginer tous les possibles. Ainsi commence le deuxième Chant :
Ils auraient pu ramer jusqu’à demain
plongeant dans la houppée leurs longues pales en bois
et pelletant par tas et monceaux cette eau verte
qui obstinément revenait les sabouler
Leurs pognes crevassées font jaillir des joyaux :
gouttes de jade perles d’opale et d’un diamant le feu parfois
Pleurant de soif chacun fixe au loin un clapot
et songe à part soi : pour l’amour de nos aïeux
tâchons de faire force et de l’atteindre au moins
Mais au fur et à mesure qu’ils avancent
la vague change de ton de forme et de sens :
tantôt elle effleure l’étambot du bateau de tête
carole follement cloque puis éclate sous leurs yeux
tantôt elle fuit comme une bête sauvage
afin d’échever leurs savantes approches
Ah beaux amis qui m’écoutez qui dit
j’en fais mon affaire se corde pour l’esclavage
Sans plus de bravade ils éliront nos taiseux
une autre vague un autre remous
pour dire jalonner
cette vallée sans écho
cette fluide folie
cette immense absence de paysage
Quant aux piroguiers d’aujourd’hui
(le vrai est parfois détestable)
ils ne font que chicaner le flot
Godillant au gré de leurs foucades
ils chantent beaucoup pêchent un peu
Survient-il la moindre embardée…
le temps vire-t-il au gros…
À la sauvette nos caboteurs font demi-tour
imputant ce mauvais sort à leurs proches
et remettant déjà leur âme à Dieu
Puis ils lèvent haut les rames
échouent la barcasse toute vibrante sur le sable
et l’y abandonnent jusqu’à l’embellie
Sans mentir il n’y a plus de nos jours
de piroguiers qui connaissent bourlinguer…
Ibid, p. 43-44
Le Chant III se fait l’écho de tous ces Africains qui aujourd’hui s’embarquent audacieusement sur l’océan dans l’espoir de rejoindre l’Europe. En mettant en perspective cette quête contemporaine d’un Eldorado avec le voyage ancestral d’Aboubakar, Sylvie Kandé lui donne une autre dimension, une autre ampleur, un autre souffle, qui offre à chacun « la stature singulière d’une personne ».
À qui la faute si le poisson se fait rare
et nos multiples sorties d’autant plus vaines…
Les litanies des pêcheurs étaient interrompues
par les harangues de tardives commères
dont les ongles acerbes soupesaient l’exposé fretin
Tandis qu’elles reprochaient aux hommes
d’avoir démérité de la mer (…)
Un menteur montrait l’océan de sa main fine
en disant la flaque où j’ai mouillé mon pas
Plein aux as tu reviendras
avec des valises mais énormes
et un monceau de cantines
des Ray-Ban pour planquer tes intentions
et à la lèvre le mégot du mépris
On parlera de toi en ville
à te voir construire et doter
épouser baptiser et encore bâtir
Sans compter que de jour comme de nuit
jamais il ne désemplira ton domicile
de requêtes de louanges et d’invitations
On dressait justement une barque dans un endroit convenu
et comme de bien entendu il ne restait qu’une place
La chance prends-la aux cheveux : elle n’a pas ton temps
Alors j’ai pris la mer à la légère (…)
Ni pour le cuir ni pour les verres fumés
mais pour le geste qui donnait à chacun de nous
(nous autres ni chair ni poisson
tripaille laissée pour compte
sur le sable gluant du millénaire)
la stature singulière d’une personne
Ibid, p. 88-89
…on allait tout de suite comprendre
qu’on prenait pied sur un cayaco gâté
équipé vite fait de moteurs-façon
Une épave exhumée de la vase
pour les seuls moyens de la cause
et rafistolée sans rime ni raison
Qu’elle n’avait (cette guigne)
nul savoir des choses océanes
au rebours de nos pirogues d’antan
qui passaient la barre souples et crânes
et s’éloignaient avec un fier balan
Si c’était en plein jour qu’on avait largué
on aurait vu parmi nous assise de biais
la mort qui pour prendre moins de place
croisait les jambes en sainte-nitouche
Et minaudière avec ça
Ne vous dérangez pas pour moi
ce bout de banc à mon besoin suffira bien
elle avait extirpé un cure-dent de sa besace
Ah si le soleil n’avait pas manqué
j’aurais pu découvrir le pot aux roses :
c’est que peint sur la coque de notre sabot
entre deux frises et un envoi
le nom de Charon s’étalait
et en punition pour moins d’équivoque…
Ibid, p. 98-99
(Mais qu’est-ce qu’un voyage
sinon l’union du mirage à l’impatience…)
Et dire qu’on aurait pu ramer
nuques cassées et poignets en diligence
Dessiner de nos corps accolés une parfaite parabole
Faire trajectoire du décalage infime de nos gestes infiniment répétés (…)
Mais n’est-ce pas l’insistante sirène
d’un bateau-patrouille qu’on entend à distance…
Pas le temps de nous retourner
qu’il se range à nos côtés fulgurant comme la murène
et nous surplombe (muraille blanche redondante en bouées
radar mégaphone bastingage et cabine étanche)
terminant à sec notre vadrouille (…)
…il est donc temps à présent que la parole accoste
Ibid, p. 104-105 et 107
Le 9 mars dernier, à l’occasion du Printemps des Poètes 2012, Sylvie Kandé était, avec le poète d’origine tchadienne Nimrod, l’invitée de Fulvio Caccia, animateur de l’Observatoire de la Diversité Culturelle, et de l’association Poécité, pour une soirée de découverte de leur parcours et de leur œuvre, au Centre Culturel des Lilas. On peut lire sur le site TerangaWeb, une intéressante relation de cette soirée.
Bibliographie
- Terres, urbanisme et architecture ‘créoles’ en Sierra Leone, 18ème-19ème siècles, © l’Harmattan, 1998
- Discours sur le métissage, identités métisses : En quête d’Ariel, sous la direction de Sylvie Kandé, © l’Harmattan, 1999
- Lagon, Lagunes, tableau de mémoire, postface d’Édouard Glissant, collection Continents Noirs, © Gallimard, 2000
- La quête infinie de l’autre rive, épopée en trois chants, collection Continents Noirs, © Gallimard, 2011
Internet
- Un article de la revue Terres de femmes
Contribution de Jacques Décréau
Un bravo à Jacques Décréau et un bonjour depuis la Corse de Georges Guillain et de moi-même. J'ai demandé que soit mis en place sur TdF un hyperlien vers votre belle contribution.
Amicizia,
Angèle
Rédigé par : Angèle Paoli | 03 avril 2012 à 16:41
Magnifique découverte! Quel verbe, quelle amplitude, quelle richesse de vocabulaire alliée à une voix de houle marine, qui n'est jamais grinçante ni haineuse mais qui anoblit sans cesse sa quête d'un ailleurs, sa foi en l'existence d'un lieu autre où parvenir pour y être accueilli et reconnu en vérité! Magnifique relecture de tous les exils ! Merci.
Rédigé par : Roselyne Fritel | 02 avril 2012 à 10:41