« Alors que tant de poètes ont l’air de regarder le monde comme s’il n’était fait que pour eux, Tzara était si proche des choses que ses poèmes ont aisément l’allure d’un entrecroisement de soliloques qui jailliraient de toutes parts. L’on n’est pas sûr, quand on les lit, que ce soit le poète qui parle plutôt qu’une goutte de sang, un tronc d’arbre, une lampe électrique ou un caillou. »
Michel Leiris, In préface de Hubert Juin au recueil L’homme approximatif , © Gallimard.
Tristan Tzara est décédé en novembre 1963. Un mois auparavant, il accordait à Madeleine Chapsal, alors jeune journaliste à l’Express une interview, à l’occasion de la réédition des manifestes Dada.
« De Tristan Tzara, écrit-elle, je ne savais qu’une chose : il a redoublé une syllabe et il est devenu célèbre (…) Quand quelqu’un dit «Dada» nous pensons aussitôt « Tzara ». Quant à ce que recouvrait réellement le mot «Dada», je ne le savais qu’approximativement. J’ignorais tout de Tzara lui-même, son origine, sa vie et s’il était encore vivant… J’enquêtai : Tzara où est-il ? A ma surprise, on me répondit : tout près. En fait, il habitait rue de Lille, dans l’immeuble qui jouxtait celui de Jacques Lacan ! Quelques jours plus tard, j’y étais. Tzara me reçut dans sa chambre, non loin de son lit. Ses yeux étaient bordés d’un cercle bistre, sa voix faible, et au premier instant, je me sentis gênée d’être venue déranger un homme si manifestement atteint. Mourant. Mais Tzara m’encouragea d’un sourire et il me pria de m’asseoir avec beaucoup de douceur. Très vite j’eus le sentiment qu’il se foutait éperdument de sa mort.(…) J’entrepris de lui parler de ce qui allait lui survivre, son œuvre. Tout de suite, je sentis à quel point son esprit demeurait vivant et en mouvement. »
La journaliste est conquise par le charme et l’érudition de cet homme qui, au cours de cet entretien va retracer pour elle le cours d’une vie riche en rebondissements.
Il est né en 1896 en Roumanie sous le nom de Samuel Rosenstock, dans une famille bourgeoise qui a réussi dans l’industrie pétrolière. Intelligent et d’esprit curieux, il est bon élève et s’intéresse très tôt à la littérature.
Durant ses années de lycée, il commence à éprouver ses talents d’organisateur et d’entraîneur en créant une revue de poésie avec l’appui financier de son ami Marcel Janco, et l’aval des représentants de la nouvelle poésie roumaine. Les textes qui y sont publiés sont dans la veine romantique et ces premiers essais seront très vite reniés par leur auteur.
Dès 1913, en effet, Samuel prend un virage radical sous le pseudonyme de Tristan Tzara et commence à écrire des textes plus personnels qui préfigurent ceux qui seront publiés plus tard par les dadaïstes.
En 1914, son certificat de fin d’études en poche, il s’inscrit à l’université de Bucarest, commence à trouver ennuyeuse cette vie provinciale sans fantaisie, et se décide à couper les ponts avec sa famille pour rejoindre son ami Janco qui a déjà tenté sa chance à Zurich.
À cette époque de début de conflit mondial, Zurich est devenu le refuge de jeunes proscrits, aventuriers de tous acabits, objecteurs de conscience et bolcheviques russes. Parmi eux, Hugo Ball, allemand déserteur, et agitateur professionnel. Il fonde un cabaret littéraire, qui se fera connaître sous le nom de cabaret Voltaire. Très vite, le succès est là, avec des soirées débridées, où se succèdent chansons, poésies, danses endiablées, scènes de Tabarin. Et comme le note Hugo Ball : « Une ivresse indéfinissable s’est emparée de tout le monde. Le petit cabaret risque d’éclater de devenir le terrain de jeu d’émotions folles. Nous sommes tellement pris de vitesse par les attentes du public que toutes nos forces créatives et intellectuelles sont mobilisées. »
Et comme l’indique François Buot dans sa biographie de Tristan Tzara : « On oublie trop souvent de le dire, mais toute l’aventure dada a commencé par une fête, avec une formidable envie de danser, de hurler, et de ne plus dormir . Combien de fois nos jeunes gens finiront épuisés, mais grisés sur la scène du Cabaret. Et comme un tel tapage ne peut jamais s’arrêter, ils terminent souvent en petit comité dans la chambre de l’un d’entre eux. »
Et au milieu de ce joyeux charivari se dessine un mouvement littéraire radical qui va au fil du temps essaimer un peu partout, en Europe et même aux États-Unis et dont Tzara sera le promoteur. En 1916, sous l’impulsion de Tzara, une revue intitulée Dada I sort des presses. On y trouve des articles littéraires et poétiques. Cependant, dès son troisième numéro, Tzara y donne libre cours à ses convictions anarchistes en publiant son manifeste Dada 1918, qui prône le nettoyage par le vide, la destruction complète des valeurs officielles politiques et artistiques et leurs remplacement par un art nouveau, ouvert à la véritable utopie. Avec ce manifeste, qui a un énorme retentissement, Tazra a réussi ce qu’il souhaitait : devenir le maître d’œuvre et le phare du mouvement Dada.
En 1920, la paix revenue, Tzara débarque à Paris, trouve refuge pour quelques temps chez Picabia et commence à montrer toute l’étendue de son savoir-faire en matière d’organisation et d’agitation.
Ses liens avec le Surréalisme et Breton vont n’être, le temps passant, qu’une suite de scènes d’amour et de ruptures, entre ces deux personnalités antagonistes, l’une autoritaire et dictatoriale, et la seconde, jalouse de son individualisme et se voulant toujours au premier rang. Et finalement, c’est Tzara, le temporisateur, qui va prendre la tête du Surréalisme après la fin du mouvement Dada et il continuera d’être un rouage essentiel du parisianisme de l’époque. Comme le décrit Alice Halicka dans son livre de souvenirs, Hier, « C’était un tout jeune homme de petite taille, très myope, arborant monocle. On le voyait beaucoup au Bœuf sur le Toit et à Montparnasse en compagnie d’Allemandes androgynes et d’étrangères excentriques comme Nancy Cunard ».
La poésie restera toute sa vie sa passion première, et dans les années 1930, il continuera de prôner en matière de poésie pratiquement les mêmes règles qu’au temps du Cabaret Voltaire : « La poésie, précise-t-il, ne pourra donc devenir uniquement une activité de l’esprit qu’en se dégageant du langage et de sa forme. »
Et il a d’autres passions, notamment, la mythologie et comme Jacques Chirac, plus tard, les arts primitifs, africains, océaniens et amérindiens. Collectionneur, il se constitue un remarquable ensemble de statuettes et de masques.
Et il restera fidèle jusqu’à la fin de son existence à ses convictions politiques, toutes proches du parti communiste, malgré les soubresauts doctrinaux imposés, un temps par les soviétiques à l’encontre du surréalisme.
Et voilà la boucle presque bouclée : Madeleine Chapsal frappe, juste avant sa mort, à la porte d’un vieil homme fatigué, qui a construit une œuvre poétique importante, d’une originale modernité, et inventé les fondements de la poésie contemporaine.
Son recueil intitulé L’homme approximatif en donne un bon exemple. En voici de larges extraits.
I
(…) quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière
nos nerfs sont des fouets entre les mains du temps
et le doute vient avec une seule aile incolore
se vissant se comprimant s’écrasant en nous
comme le papier froissé de l’emballage défait
cadeau d’un autre âge aux glissements des poissons d’amertume
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les yeux des fruits nous regardent attentivement
et toutes nos actions sont contrôlées il n’y a rien de caché
l’eau de la rivière a tant lavé son lit
elle emporte les doux fils des regards qui ont traîné
aux pieds des murs dans les bars léché des vies
alléché les faibles lié des tentations tari des extases
creusé au fond des vieilles variantes
et délié les sources des larmes prisonnières (…)
je parle de qui parle qui parle je suis seul
je ne suis qu’un petit bruit j’ai plusieurs bruits en moi
un bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide
aux pieds des hommes pressés courant avec leurs morts
autour de la mort qui étend ses bras
su le cadran de l’heure seule vivante au soleil (…)
je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous
In L’homme approximatif, © Gallimard, Poésies, 1968, p.21, 22, 24
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II
homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres
amas de chairs bruyantes et d’échos de conscience
complet dans le seul morceau de volonté ton nom
transportable et assimilable poli par les dociles inflexions des femmes
divers incompris selon la volupté des courants interrogateurs
homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin
avec un cœur comme valise et une valse en guise de tête
buée sur la froide glace tu t’empêches toi-même de te voir
grand et insignifiant parmi les bijoux de verglas du paysage
Ibid. p.28
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III
que nous lie aux ventres de nos mères
à ceux auxquels provisoirement nous donnerons l’amère vie
nous promenant aux environs de charmes fleuris
ne pouvant casser le noyau
et tandis que la creuse sonnerie emplit nos horizons d’alarme
tu lèches la chair du fruit et à l’intérieur il y a le mystère
tu berces le rythme des minutes pour laisser passer le temps du mystère
passer le temps et que la mort te surprenne sans trop d’embarras sans yeux trop ouverts
combler de frayeur chaque minute sans interruption ni hâte
je bois l’aigre terreur de ce que je ne comprendrai jamais
bonheur dans des grains de lys que j’ai enterré sereinement (…)
Ibid. p.33
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IV
filtre la fleur passoire de clairière
la fraise tourne son œil gras à l’intérieur matelassé des lèvres
et l’index du pistil touche l’incrédule plaie du ciel
saccagé par les attaques nocturnes des loutres
étendu auprès de nous où les louches équilibristes se laissent tomber dans le filet
au saule sont accrochés les harnais de la tristesse
que les longues journées d’automne ont graissées avec caresses de hamac (…)
(…) gardien des immatérielles masures du repos
bouteille sur la vague enceinte de monstrueuses immortalités
tu portes enfermée dans le secret de tes entrailles la clé des immenses coïncidences
tu ne laisses pénétrer aucune convoitise par les craquelures remuantes de la tribu des fruits
mais l’éternelle agitation nous est lumière commune
et d’âge en âge nous enchaîne à des rêves constellés d’épis
paix sur le dehors de ce monde renversé dans le moule des unanimes approximations
et sur tant d’autres et sur tant d’autres
Ibid. p.39,45
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V
de tes yeux aux miens le soleil s’effeuille
sur le seuil du rêve sous chaque feuille il y a un pendu
de tes rêves aux miens la parole est brève
le long de tes plis printemps l’arbre pleure sa résine
et dans la paume de la feuille je lis les lignes de sa vie
(…)
Ibid. p. 47
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VI
(…) flétrie de la synthèse l’insoumise tonique
et fleurie en boucles libre de peau
haute en taille de mur
hante la mort quotidienne ma journée est frêle insomnie
rit de face et pleure à l’envers (…)
Ibid. p.55
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VII
(…) l’arbre vit en toi et tu vis à son ombre
des cercles concentriques fuient avec le temps
le cœur une pierre lourde que les noyés s’attachent
te tient au fond des inexprimables correspondances
à peine bougeant parmi les erreurs
les liens épais – ô lents rameurs de suie
entrez par la fenêtre – la nuit vieille de masques
laisse toutes les nuits entrer en moi sa longue jeunesse
qui ne perdra plus pied sur ce sol ennemi
j’ai pris son goût un peu salin
et j’ai perdu ses voies secrètes
l’amour ouvert comme une tombe
tant d’hommes patients les portent en eux jusqu’à la tombe
tant d’autres ombres
les plantes crispées et dans les herbiers tant d’autres vies trop longues nuits
font tinter leurs rimes de délire
et tant d’autres et tant d’autres
qui saurait les lire et les redire
qui n’ont pu mourir ni vivre
Ibid. p.65/66
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VIII
(…) les routes sourdes perdaient leurs ailes
et l’homme grandissait sous l’aile de silence
l’homme approximatif comme moi comme toi et comme les autres silences
Ibid.p.72
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IX
(…) mais à quoi bon les larges flaques de complaintes marécageuses
le soleil ne connaît que sa grasse incandescence
riant de toutes ses bouches d’or de flammes
il se lève (…)
Ibid.p.77
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XII
le temps laisse choir de petits poucets derrière lui
il fauche les fines molécules sur les prairies d’eau
il dompte les poches d’air traverse leur jungle
il coupe le ver de la vague et de chaque moitié s’illumine un papillon
dans le volcan il se faufile le long d’une note de violon
il boucle le cours filant du verre dans les fines heures de transparence
là où nos sommeils bousculent la chantante nourriture de lumière (…)
Ibid.p.97
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(…) maigre puits moulin tourné par l’âne funéraire
l’enchevêtrement des couronnes de détresses
les mains de l’escalier roulant
déversent des hommes qui s’aplatissent et s’engouffrent en piles transparentes
dans le détroit sans fin et sans augure
l’ouragan a retiré sa loterie de leur nuit
a retiré les étoiles de leurs yeux
et les cloches de la nuit il les a renversées dans la mer
et les mers aussi il les a renversées
voilà ce que nous savons des mers renversées dans le puits du ciel
Ibid. p.111
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matin matin
matin scellé de cristal et de larves
matin de pain cuit
matin de ventaux en folie
matin gardien d’écurie
matin d’écureuils et de polisseurs de vitres fraîches à la rivière
matin qui sent bon
haleine attachée aux stries de l’iris
Ibid. p,127
- Vingt-cinq poèmes, 1918. rééd. 2006, Éditions Dilecta.
- Le Cœur à barbe, 1922.
- Mouchoir de nuages, 1924.Sélection, Anvers
- Sonia Delaunay, 1925.
- De nos oiseaux : poèmes, 1923.
- L’Arbre des voyageurs, 1930.
- Essai sur la situation de la poésie, 1931
- L’Homme approximatif, 1931.
- Où boivent les loups, 1932.
- L’Antitête, 1933.
- Grains et Issues, 1935.
- La main passe, 1935.
- Ramures, 1936.
- Sur le champ, 1937.
- Midis gagnés, 1939.
- Ça va, 1944.
- Entre-temps, 1946.
- Le Cœur à gaz, 1946.
- Terre sur terre, 1946.
- Le Surréalisme et l’Après-guerre, 1947.
- Le Poids du monde, 1951.
- La Face intérieure, 1953.
- À haute flamme, 1955.
- La Bonne Heure, 1955.
- Parler seul, 1955.
- Le Fruit permis : poèmes, 1956.
- La Rose et le Chien, 1958.
- Juste présent, 1961.
- Lampisteries, précédé de Sept manifestes Dada, 1963.
- Œuvres complètes, Flammarion, 1975-1982, 5 volumes.
Internet
- Wikipedia, une bio, bibliographie
- Les premiers chapitres de la biographie consacrée par François Buot à Tzara, L’homme qui inventa la révolution dada, © Grasset, 2002
- Voir et entendre Tristan Tzara
Contribution de Jean Gédéon
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