« Nimrod », un prénom qui vous singularise, en cette terre tchadienne d’Afrique. Un prénom biblique, dont la symbolique multiple fait de vous un rebelle, un puissant chasseur, un roi bâtisseur de tours, en référence au fondateur de Babel. Un prénom donné par un père, lui-même pasteur luthérien. Un prénom enfin, choisi par le poète, pour devenir désormais son nom d’écrivain.
Nimrod Bena Djangrang est né en 1959, à Koyom, au Sud du Tchad. Sa famille est issue de l’ethnie Kim, qui vit traditionnellement de la pêche. Les Kims, ce « peuple du bord de l’eau », sont très peu nombreux au Tchad, et leur appartenance à la confession protestante renforce leur isolement au sein d’une population majoritairement chrétienne et animiste au Sud, musulmane au Nord.
Après des études primaires et secondaires au Tchad, où Nimrod enseigne au collège de Koyom, de 1981 à 1983, la guerre civile, qui sévit depuis 1979, le contraint pour s’éloigner du tumulte à rejoindre la Côte d’Ivoire, afin de poursuivre ses études supérieures à Abidjan, tout en continuant d’enseigner dans les collèges et lycées de la ville. Puis pour mener à bien son doctorat en philosophie, il lui faut monter à Paris. En 1996, il obtient son doctorat, et devient rédacteur en chef de la revue Aleph, Beth, de 1997 à 2000. Il fonde la revue littéraire francophile Agotem, qu’il dirige de 2003 à 2005, aux éditions Obsidiane. Il enseigne de temps en temps dans des universités américaines. Il a également animé un séminaire à l’Université de Picardie – Jules Verne, à Amiens, où il réside désormais, la plaine picarde n’étant pas sans lui rappeler son plat pays natal, reconnaît-il.
Ayant quitté le Tchad au milieu des années 80, Nimrod est un écrivain exilé, qui a écrit tous ses livres en exil, la langue française étant devenue pour lui son véritable passeport. Elle est « la seule langue par laquelle je peux lire le monde et me lire moi-même », déclare-t-il dans une interview à RFI (10 avril 2011). Mais toute son œuvre nous parle de ce pays qu’il a quitté depuis bientôt 30 ans, de cette Afrique ancestrale et lumineuse, du Tchad de son enfance, ainsi que du traumatisme de la guerre civile, cette « grande turbulence », lorsque le Sud s’est trouvé au bord de la sécession, de 1979 à 1982.
À la demande de sa mère, il retourne au pays, pour s’occuper de la tombe de son père, assassiné par la milice, enterré au Nord, disparu en terre de mission, emporté par la grande tourmente qui secoua la région. Son père, souvent en déplacement, aura été le grand absent, durant son enfance. Mais les rares moments passés en sa présence l’ont marqué profondément, comme le souvenir de leurs parties de pêche, instants de bonheur complice et de communion inoubliables, comme il l’évoque à diverses reprises dans son dernier recueil, Babel, Babylone, publié en 2010 :
…Jours de haut hivernage, mon père répare le filet aux grosses mailles. Ce soir, nous pêcherons dans le fleuve solitaire.
Là-bas le ciel touche au rivage ; moi, je retiens mon souffle. J’inscris dans le vide sa courbure délicieuse et cruelle…
…Alors s’allume l’étoile du chercheur, l’étoile du pêcheur. L’angoisse me saisit à la poupe de la pirogue. Elle traduit la pensée d’être vu de si haut. D’être une eau prise dans le bruit du ciel.
Mon père rêve, sa main au bout du filet qui dérive comme une jauge.
La ville, au loin, les pensées déroulées au fil de l’eau. Nous ne cherchons jamais que l’intuition plénière – la plénière session des jeux enfantins…
…Les berges du fleuve déploient leurs charmes. À peine mystique. Les saules bleus n’améliorent en rien l’affaire. C’est toute colère et toute retenue pour qui voit avec des yeux de poète. Que la parure diamantine des eaux ne te distraie point de ta mission. Je ne sais rien du destin, j’ignore tout du bonheur, j’aime chanter malgré tout, fidèle à mon devoir. Sous mes pieds nus d’enfant joueur, nul besoin d’invoquer les sandales d’Empédocle. Je ne fuis pas ; d’ailleurs, il n’y avait rien à fuir. La détresse, compagne d’infortune, ne me quitte jamais. Le ciel est mon église, sa voûte, mon chant ; le bleu horizon, un agent de la plus haute indifférence. Puis survient un bateau, science sûre du tangage. Bateau rameur au bout du petit matin…
…J’ai foi au ciel et sa rumeur, j’ai foi en mon père. Car on ne moissonne jamais le poème que sur la rosée, on n’éclaire jamais la lune que par éclats.
Et il me dit, le père limpide : « Jette-là tes filets ! » L’onde s’irise, l’eau s’étoile, et mon père, levant les bras, multiplie le pain. Ce fut le bonheur au siècle dernier.
In Babel, Babylone, © Obsidiane, 2010, p.60, 71, 74, 75
Toute l’œuvre de Nimrod rend un bel hommage à ce père, homme du livre, qui est à l’origine de sa passion pour l’écriture. Mais elle accorde également une large place à sa mère, auprès de laquelle il a grandi, et qui lui a tout appris de la vie. Et son amour filial le ramène souvent au village natal, qu’elle n’a jamais quitté et dont elle préserve, au fil du temps, les valeurs, avec ses croyances animistes, en demeurant conforme à elle-même. Dans L’Or des rivières, elle est le personnage central de ce récit autobiographique publié en 2010, dont voici deux brefs passages :
C’est ma mère qui invente ce pays. Comme j’ai mis longtemps pour formuler cette idée. Elle est si simple pourtant. Dépouillé depuis toujours de la moindre de mes richesses, surtout lorsque j’ai eu dix-neuf ans – qui est l’âge de la guerre civile -, le pays n’a eu de cesse qu’il ne me pille. Ma mère incarne ce dénuement. Aux poètes tchadiens – présents et à venir -, je dédie cette parcelle de nudité que même la fraîcheur matinale dédaigne désormais. Il faut beaucoup d’imagination pour lui trouver un attribut maternel. C’est mon rôle à moi qui suis poète. Ma mère invente le Tchad.
In L’Or des rivières, © Actes Sud, 2010, p.33
Maman était au centre de la pièce, la lumière de la porte tombait sur elle…Je suis allé vers la vieille dame, je me suis accroupi au pied de son fauteuil. Son visage, devenu trop long à mon goût, avait pris l’apparence d’un masque africain, à ceci près qu’il était beaucoup plus vivant que la patine la plus réussie. Ainsi la parfaite immobilité du faciès de maman la rendait encore plus altière. Ses pommettes jadis si hautes et si aptes à traduire la surprise avaient fondu...
Dans ses yeux, la noirceur occupait le centre d’un blanc sans rivage. Il y avait là de la profondeur …Elle était en chute libre au sein de son propre visage. Pour la première fois, je réalisais que ce dernier était la lentille sensible où se recomposait l’image du monde…
Ibid p.49-50
À côté de ces deux figures tutélaires que représentent le père et la mère du poète, le reste de l’espace est occupé par le Tchad. Celui de l’enfance heureuse, que l’auteur fait revivre dans ses souvenirs. Et celui d’aujourd’hui, dans ce retour au pays natal, où la réalité est parfois proche du désenchantement. Le Tchad de son enfance c’est d’abord celui des bords de l’eau, avec les baignades et la pêche. C’est en même temps la splendeur sauvage et la misère de ce pays réduit à la poussière, et desséché par la canicule. C’est aussi le ciel étoilé, les scintillements de la voie lactée. Un sentiment de beauté et de tranquillité. Quelque chose d’unique, que Nimrod aborde avec émotion, mélancolie et nostalgie. Écoutons-le évoquer sa découverte du Sahel, lorsqu’il monte au Nord, pour aller se recueillir sur la tombe de son père :
J’ignorais tout du Nord ; le Sahel du haut Soudan, je ne le connaissais que de nom. Sa beauté géologique, sa nudité vouée à l’étendue, à la dévotion. Je connaissais bien la terre herbeuse pour l’avoir beaucoup contemplée ; je connaissais l’étoffe intime des collines et des coteaux ; je savais tout de la densité que produisaient sous le pas du marcheur la garrigue et les landes ; je connaissais les chemins de France, mais j’ignorais tout du faste d’où provenaient les grands taiseux du Soudan tchadien. Leur pays de bourdon et de strangulation, leur terre de transparence mortelle, je les admirais comme le fils aîné d’un rayon de soleil. Je ne savais pas encore traduire pour moi-même le secret de leur survie dans ce paysage de désolation ; je ne savais ni que faire ni que dire, hormis ces sensations de légèreté et d’absence à mon propre corps, qui m’enseignaient l’abandon et l’inertie, l’oubli et le sommeil…
Je commençais à comprendre les raisons du bonheur silencieux des gens du Nord…
Ibid p 64-65
Ce pays qu’il a quitté, mais qui l’habite toujours, il continue de l’aimer avec force, quoi qu’il advienne. Aussi proteste-t-il avec véhémence, lorsqu’il ne le reconnaît plus : « Où est mon pays ? ». N’Djamena, la capitale, est à ses yeux méconnaissable aujourd’hui. Ville-poubelle, engorgée de désespoir et de plastique. N’Djamena défigurée par la guerre, devenue comme une figure renaissante de Babylone, la grande prostituée de l’Apocalypse.
Sur les portes de Babel, j’ai gravé ma faim. Le poème
Est un enfant qui rêve ; c’est la grâce nourrie au lait.
Il est ville en Babel, Babel en ville. J’entends siffler
Les balles au-dessus de mes oreilles.
L’éclair invente-t-il une rime qui s’escrime à vaincre la Beauté,
À la convaincre de rester ? Mais où donc ? La terre est dévastée.
Ville vouée aux fantômes, ville vouée à l’aplomb du temps ;
Ville dévouée aux chiens, un sanglot pourfend mon âme.
Où est passé le soleil clair des fleurs, le rose des avenues ?
Où ai-je enfoui ma misère ?
In Babel, Babylone, p. 65
Colère et tristesse de l’exilé, qui se sent comme un étranger dans son pays natal. Mais aussi chant du poète, qui en réponse, construit avec ses poèmes sa propre Babel, comme l’y encourage la symbolique de son nom. Une Babel dont il se propose d’élargir l’espace aux dimensions du monde.
Dans la Postface de Pierre, poussière, réédité en 2004, Nimrod écrit : « Je m’efforce de faire émerger la beauté, d’où qu’elle vienne…Est écrivain celui-là qui parvient à réenchanter le monde…Je veux que mon chant devienne la substance d’un accord éperdu… ». Senghor, touché par la qualité de sa poésie, si élégante et lumineuse, fut l’un des premiers à l’encourager. En hommage, Nimrod lui a consacré dernièrement deux essais.
Nimrod était, en compagnie de Sylvie Kandé, l’invité de Fulvio Caccia, animateur de l’Observatoire de la Diversité Culturelle, et de l’association Poécité, au Centre Culturel des Lilas, le 9 mars dernier.
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Où est mon pays ? Je n’ai plus de pays
Nos diplomates m’ont vendu aux plus offrants
Et mon malheur est sans bornes
Me voilà condamné à l’exil, noyé dans l’océan des misères
Tourné détourné tel un tournesol au début de l’été
Mes yeux n’ont pas mûri, non plus ma peine
Je suis l’enfant dont le regard a séché
au bord du chemin , comme les blés
Dans la Beauce et comme la luzerne en Picardie
Je me suis adossé à la paille ; j’y ai roulé :
C’étaient des piqûres et du soleil jusqu’au fond
de mon âme. Ah, ces chagrins d’amour
dont on ne guérit jamais…
Ibid p. 27
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Je t’apprendrai ces pays avares en paroles
Où la langue s’attache au palais
Comme aux épines d’un verbe osseux
Je t’apprendrai ces contrées lourdes
De silence et d’espace, où le cri opère
Où midi patiemment milite
Vigilante étant la soif
In Passage à l’infini, © Obsidiane, 1999, p. 33
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Indicible pays. Je ne connais de terre plus élémentaire, ni de paysage plus dégradé. Soumis en permanence à l’érosion éolienne, ce n’est rien qu’un peu de poussière jetée sur lui comme un linceul. Quelquefois par sa verdure, un arbre (nim, terminalia, caïlcedrat) ranime en nous un espoir insensé. Le poète comprend alors que la terre fauve se déploie sur de grands gisements d’eau. Mais ils sont inexploités.
Si l’espoir gît quelques mètres sous terre, le ciel, lui, frappe par son étendue – la vacuité de son étendue. La soif est inscrite au ciel, et les étoiles s’en accommodent – nombreuses, remuantes. On pourrait les dénombrer toutes, tant l’œil les atteint où elles sont : dans ce reste de nuit qu’elles perforent comme un océan de confettis.
In Pierre, poussière, préface, version nouvelle, réédité avec En Saison, © Obsidiane, 2004, p.83-84
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L’azur en face
…Horizon soluble et insoluble, pays intime, quand tu me transperces, je sais que la moitié du chemin est fait. Je suis à la porte de ton royaume. Derrière moi, je ne perçois des caïlcedrats que leur profil…
Alors je m’engagerai sous les arbres. Ce sont des voûtes, des nefs, des cathédrales. La lumière s’y transforme en son, une mélodie roule dans les sphères où les branches sommeillent. Dans ce paysage chaud et délicieux, les sueurs ont l’attribut de l’oxygène : elles nous allègent. Ainsi, la possibilité de manger un fruit juteux, ne serait-ce que du bout des lèvres, vaut une promesse de Paradis…
In En Saison, © Obsidiane, 2004, p.66
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…Tu es fier d’un père aux jambes de rêve
C’est la route qui retient son souffle, qui s’essouffle,
Tout simplement…Ton éloge est à l’échelle de ton âge :
C’est un amour d’enfant qui voit passer les grands de ce monde
L’émotion emplit ta gorge…Tu attends qu’il parle encore,
Le père, qu’il allonge d’une coudée les paroles qui tracent
Leur chemin, de l’aube d’un aveu à l’aube d’une parole
Toujours tenue, quand tu t’endors au mitan des rosées
In Babel, Babylone, p 67
Bibliographie
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Pierre, poussière, poèmes, © Obsidiane, 1989, (épuisé). Prix de la vocation 1989
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Passage à l’infini, poèmes, © Obsidiane, 1999. Prix Louise-Labé
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Les jambes d’Alice, roman, © Actes Sud, 2001. Prix Thyde Monier de la Société des Gens de Lettres
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Tombeau de Léopold Sédar Senghor, essai, © Le Temps qu’il fait, 2003
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En Saison, suivi de Pierre, poussière, poèmes, © Obsidiane, 2004
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Le Départ, récit, © Actes Sud, 2005
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Léopold Sédar Senghor, cosigné avec Armand Guibert, coll. Poètes d’aujourd’hui, © Seghers, 2006
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Le Bal des princes, roman, © Actes Sud, 2008. Prix Ahmadou Kourouma, Prix Benjamin Fondane, Prix Édouard Glissant
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La Nouvelle Chose française, essai, © Actes Sud, 2008
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Rosa Parks, non à la discrimination raciale, essai, © Actes Sud Junior, 2008
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L’Or des rivières, récits, © Actes Sud, 2010
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Babel, Babylone, poèmes, © Obsidiane, 2010. Prix Max Jacob 2011
Sur l’auteur
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Nimrod, numéro spécial de la revue Autre Sud, n° 41, mars 2008
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Nimrod, numéro spécial du magazine Le Matricule des Anges, n° 91, mars 2008
Internet
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sur le site NdjamenaMedias, Nimrod présente son livre Le Bal des Princes
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sur le site e-litterature.net, un article sur son livre L’Or des rivières
Contribution de Jacques Décréau
J'ai découvert Nimrod à travers un article sur Télérama et ensuite sur France culture. J'ai lu 2 livre que j'ai offert par la suite à des amis tchadiens, et voici que des nouvelles de Suisse me disent que Nimerod a eu un prix à Lausanne. Qu'e, est-il? Si je me suis attaché à cet écrivain Tchadien c'est pcq j'ai vécu au Tchad , un pays que j'ai aimé ,où j'ai passé le meilleur de ma vie et je suis heureuse de trouver un écrivain qui en parle si bien.
Rédigé par : Blanc | 10 novembre 2016 à 16:01