Hors de l’Italie, Pier Paulo Pasolini, un de ses plus grands artistes et intellectuels du XX° siècle, est surtout connu comme cinéaste, dont les mises en scène ont été, plusieurs fois, couronnées par des prix prestigieux.
Mais il fut aussi romancier, essayiste, homme de radio et journaliste, et ses prises de position tranchées, centrées sur une gauche radicale, foncièrement anticléricale, ont souvent suscité des débats houleux.
Enfin, il fut également poète et comme ses pairs, Rimbaud ou Daumal, un poète précoce, ayant commencé, dit-on, à écrire des poèmes à sept ans et demi..
Il est né en 1922 à Bologne, d’une mère enseignante. et d’un père officier d’infanterie, personnage décrit comme brutal, autoritaire et politiquement orienté vers le fascisme. À son propos, il dira :
« Mon père, c'est difficile de parler de lui, parce qu'il était très différent de moi, et avec lui j'ai eu des relations très dures, les relations typiques entre un père et un fils quand ces relations sont dramatiques. Dramatiques, inconsciemment, pour des raisons que Freud expliquerait mieux que moi. Mais aussi pour des raisons objectives. Mon père était un homme un peu à l'ancienne, un officier et sa façon de penser était exactement à l'opposé de la mienne. Nous étions dissemblables idéologiquement, et de caractère. Mais au fond, il est peut-être injuste de dire ça. J'étais pour lui, inconsciemment peut-être, profondément un ennemi, et lui était profondément mon ennemi, inconsciemment. Mais ensuite c'est lui qui m'a presque poussé à choisir la voie que j'ai prise. »
In revue de poésie Diérèse, printemps été 2010, dossier Pasolini, p. 113, (extrait de La voix de Pasolini, film de Matteo Cerami et Mario Sesti.)
Cela explique, sans doute, leur mésentente persistante, l’attachement profond qu’il conservera toute sa vie pour sa mère et son orientation politique radicale de gauche, hors des carcans institutionnels, résolument tournée vers la défense des humbles et des laissés pour compte.
Inscrit à la faculté de lettres de Bologne, il fait de brillantes études, s’intéresse à la littérature, à la peinture et se passionne pour la philologie romane.
Début 1942, il publie à compte d’auteur un petit recueil de poèmes intitulé Poésie à Casarsa, où le jeune homme cherche sa voie poétique dans des textes lyriques, où en arrière-plan transparaissent ses émois et interrogations sur la sexualité. Ces textes, ainsi que l’ensemble intitulé Suite frioulane ont, d’abord, été rédigés en frioulan, dialecte parlé à Carsarsa, ville où vivait sa mère.
En voici quelques extraits :
L’enfant mort
Soir illuminé, l’eau monte
dans le fossé, une femme enceinte
chemine par le champ.
Je me souviens de toi, Narcisse,
tu avais la couleur du soir,
quand les cloches sonnent le glas.
In La meilleure jeunesse, Poèmes à Casarsa, trad. Nathalie Castagné, Dominique Fernandez © poésie/Gallimard, 1995, p. 25
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Dilio
Regarde, Dilio, il pleut
sur les acacias. Les chiens s’époumonent
sur le vert de la plaine.
Regarde, enfant sur nos corps
la rosée fraîche
du temps perdu.
ibid, p. 27
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Ô mes enfances
Ô mes enfances ! Je nais
dans l’odeur de la pluie
exhale des prairies
d’herbe vive… Je nais
dans le miroir du canal.
Dans ce miroir Casarsa
– comme les prairies de rosée –
de tout temps frissonne.
C’est là que, de piété, je vis,
lointain enfant du péché,
dans un rire inconsolé.
Ô mes enfances, le soir
colore l’ombre serein
sur les vieux murs : au ciel
la lumière éblouit.
Ibid. p. 29
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Le diable pécheur
rit dans mon œil.
Sonnez, cloches de mon village,
repoussez-le en arrière !
« Nous sonnons, mais toi, que regardes-tu
en chantant dans les prés ? »
Je regarde le soleil
des mortes étés,
je regarde la pluie,
les feuilles, les grillons.
Je regarde mon corps
de quand j’étais enfant,
les tristes dimanches,
la vie perdue.
« Aujourd’hui te revêtent
la soie et l’amour,
c’est aujourd’hui dimanche,
demain on meurt. »
ibid p. 37
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Pastorale de Narcisse
Hier en habits de fête
(mais c’était vendredi)
j’errais par les tendres
prairies et les champs brûlés.
Je tenais les mains
dans mes poches… Quatorze ans !
Corps fiévreux de beauté !
Je me touchais la cuisse
sous les plis limpides de l’étoffe.
Une voix chantait
dans l’ombre des peupliers.
In La meilleure jeunesse, Suite frioulane © poésie/Gallimard, 1995, p. 45
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Le jour de ma mort
Dans une ville, Trieste ou Udine,
le long d’une allée de tilleuls,
au printemps quand les feuilles
changent de couleur,
je tomberai mort
sous le soleil qui brûle
blond et haut,
et je fermerai les yeux,
laissant le ciel à sa splendeur.
Sous un tilleul tiède de verdure
je tomberai dans le noir
de ma mort qui dispersera
les tilleuls et le soleil.
Les beaux jeunes garçons
courront dans cette lumière
que je viendrai de perdre,
essaimant des écoles,
les boucles sur le front.
Je serai encore jeune
en chemise claire,
les cheveux tendres en pluie
sur la poussière amère.
Je serai encore chaud,
et courant sur l’asphalte
tiède de l’allée,
un enfant posera sa main
sur mon ventre de cristal.
ibid p. 49 et 51
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Mystère
J’ose lever les yeux
sur les cimes sèches des arbres,
vers le Seigneur invisible, mais sa lumière
ne cesse de briller immense.
De toutes les choses que je sais
une seule m’est présente au cœur :
je suis jeune, vivant, abandonné,
corps de désir consumé.
Je m’arrête un moment sur l’herbe
de la rive, entre les arbres nus,
puis je marche, j’avance sous les nuages,
et je vis avec ma jeunesse.
Ibid p. 53
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L’interdit
Tu m’as compris désormais,
et, non sans cohérence,
ô cynique innocent,
tu goûtes au fruit défendu.
Tu es un enfant immature
qui s’étonne encore
de trahir sa famille
dans ses ébats ingénus !
Non, tu ne te résignes pas
à te savoir pour toujours
relégué dans les ténèbres
où il n’y a pas de freins.
(Pense à l’un de
tes rêves… à Bologne, à Idria…
le rêve où ta mère
t’enfile tes pantalons…
Pense à ton précoce
chagrin d’enfant
absorbé dans l’azur délirant
d’océans asiatiques.
Mais aujourd’hui même, n’est-il pas vrai ?
en voyant à l’improviste
un corps, un chaud visage,
tu défaillais d’aveugle angoisse.)
C’est inutile : ne vois-tu pas
le blême compromis ?
Sois donc l’obsédé
qui écarte les remèdes.
L’interdit est dans ton cœur
et lui seul t’importe,
envoie donc promener
deux mille ans de pudeur.
In La meilleure jeunesse, Le rossignol de l’Eglise catholique © poésie/Gallimard, 1995, p. 75
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Himnus ad nocturnum
J’ai le calme d’un mort :
je regarde le lit qui attend
mes membres et le miroir
qui me reflète absorbé.
Je ne sais vaincre le gel
de l’angoisse, en pleurant,
comme autrefois, dans le cœur
de la terre et du ciel.
Je ne sais feindre ni calme
ni indifférence ou autres
exploits juvéniles
couronnes de myrte ou palmes.
Ô Dieu immobile que je hais
fais que jaillisse encore
vie de ma vie
peu m’importe comment.
Ibid p. 93
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XI
Je courais dans le crépuscule boueux,
derrière des escaliers défoncés, de muets
échafaudages, à travers des quartiers en eau,
dans l'odeur du fer, des nippes
réchauffées, qu'à l'intérieur d'une croûte
de poussière, au milieu de masures de fer-blanc
et de tuyaux d'écoulement, élevaient des murs
récents et déjà écaillés, sur un fond
de métropole décolorée.
Sur l'asphalte
défoncé, parmi les brins d'une herbe âcre
d'excréments et des esplanades
noires de boue — que la pluie creusait
en infectes tiédeurs — les files
compactes de cyclistes, des camions
de bois grinçants, se perdaient
de temps à autre, dans les centres de faubourgs
où l'on voyait déjà à quelques bars des cercles
de blanches lumières, et sous le mur
lisse d'une église s'étendaient,
vicieux, les jeunes.
Autour des gratte-ciel
populaires, déjà vieux, les jardins pourris
et les usines hérissées de grues immobiles
stagnaient dans un silence fébrile ;
mais un peu en dehors du centre où les lumières venaient
de se rallumer
à côté de ce silence, une rue
bleue d'asphalte, semblait toute plongée
dans une vie oublieuse et aussi intense
qu'ancienne. Les feux d'une lumière perçante,
quoique rares, brillaient,
et les fenêtres encore ouvertes étaient
blanches de vêtements étendus, palpitantes
de voix internes. Assises aux seuils
se tenaient les vieilles femmes, et pleins de fraîcheur
dans leurs bleus de travail ou des pantalons courts aux
allures
de fête, les garçons plaisantaient,
mais en se tenant embrassés, avec des compagnes
plus précoces qu'eux.
Tout était humain,
dans cette rue, et les hommes s'y tenaient
agrippés, de l'encadrement des portes au trottoir,
avec leurs pauvres vêtements, leurs lumières…
Il semblait que jusqu'au fond de son intime
et misérable habitation, l'homme
campât seulement, comme une autre race,
et qu'attaché à ce quartier, son quartier,
dans ce crépuscule graisseux et poussiéreux,
sa condition n'en fut pas une, mais une confuse
halte.
Et que celui qui traversait cette rue,
dépouillé de l'innocente nécessité,
perdu par les siècles de chrétienté
qui s'étaient perdus en ces gens,
ne fût qu'un étranger.
In Poèmes posthumes 1950/1951 © Poésie/Gallimard, 1995 p. 125
Dans l’ensemble suivant, intitulé Les cendres de Gramsci, Pasolini organise son texte en tercets qui s’emboîtent les uns dans les autres et roulent longuement, souvent sur plusieurs pages, comme une houle sur la mer. En voici un extrait :
Tableaux frioulans
Sans manteau, dans l'odeur de jasmin
je me perds dans ma promenade vespérale,
respirant — avide et prostré, jusqu'à
ne plus exister, à être fièvre dans l'air,
la pluie qui germe et le ciel bleu
qui plombe durement sur les chaussées, signaux,
chantiers, troupeaux de gratte-ciel, amas ;
de déblais et d'usines, pénétrés
d'obscurité et de misère…
Je marche sur une sordide boue durcie, et je rase
des taudis récents et délabrés, à la lisière
de chauds terrains herbeux... Souvent l'expérience
répand autour d'elle plus de gaieté, plus de vie,
que l'innocence ; mais ce vent muet
remonte de la région ensoleillée
de l'innocence... L'odeur précoce et fragile
de printemps qu'il répand, dissout
toute défense dans ce cœur que j'ai racheté
par la seule clarté ; je reconnais d’anciens désirs,
délires, tendresses éperdues
dans ce monde agité de feuilles.
Les feuilles des sureaux, qui sur les canaux
sortent de leurs tièdes et rondes branches,
parmi les filets rouge sang, parmi les balcons
jaunâtres et orangés que forment les joncs
du Frioul, alignés en perspectives dépouillées
sur le fond des crêtes dépouillées
ou en douces courbes le long des joyeuses
pentes des berges... Les feuilles
des peupliers arachnéens, amassés
sans un frisson en foules silencieuses
au fond des champs déserts de luzerne ;
les feuilles des humbles aulnes, le long des mottes
asséchées où le froment lève ses ardentes petites plantes
avec des tremblements déjà de bonheur ;
les feuilles de la mâche qui couvre, tiède,
la levée de terre sur les tapisseries d'or des vignobles. (…)
In Les cendres de Gramsci 1951/1956 © Poésie/Gallimard, 1995 p. 169
Dans l’important dossier de la revue de poésie Diérèse du printemps 2010, consacré à Pasolini figurent, notamment, une interview et de nombreux extraits inédits de son Journal en vers s’échelonnant de 1948 à 1953, dans lesquels le jeune poète se confesse et s’interroge sur le mystère que constitue sa propre vie, avec ses doutes et ses certitudes, en particulier celle , inéluctable, de sa mort.
Me perdre ou feindre : le devoir,
héritage céleste, lumière d'enfance,
resplendit sur mon corps dégradé.
Je me perds et je feins, et je me confie... objet
de mon mépris, et de mon pardon,
exemple vivant envié,
jeune dans l'image du jeune…
Le tricheur croit en sa chance !
J'entends se désagréger le tissu aimé
de ma vie : la violette gémit,
c'est la peur du soleil voilé
par les nuages, le singe gémit dans l'obscurité,
le garçon gémit sur le soudain
silence du jeu. Mais c'est avec joie
que je me désespère, que je crois, passion,
à ton hymne malade qui me chante
mort et jeunesse dans le sexe esclave.
In revue Diérèse printemps été 2010, Journal 1948 1949 p 21
****
Maintenant j'ai du dégoût pour le repentir,
non d'avoir péché, mais perdu.
Je n'ai pas assez manqué aux devoirs
du bien, à mon courage de garçon…
Voilà ma nausée de mort.
Nuits dans ma gorge, comme rampe
le ver, la vie consumée.
Le muet dément entre dans ma chambre :
son nom a toujours été Pier Paolo.
Il écrit sur ma chaise, il écrit. Je tremble
en le reconnaissant. Je ne l'aime plus.
Ibid. 35
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Étendue sans nom des croyants
enterrés dans le silence qui tremble déjà
à retrouver le bourdonnement quotidien,
étendue incarnée dans le quartier,
à écouter la voix d'une radio,
voix unique dans la scène muette
où elle prend la gaieté aveuglant le temps
au son mort d'une petite chanson,
recommençant le mouvement quotidien
vers le vrai vide qu'on attend.
Et déjà pâlit la nuit dans une clarté
qui griffe la cornée et réfléchit
une image de murs mutilés
qui pèchent dans l'ombre de la rue,
où le grondement familier et désolé
des voix et des charrettes, se dissipe
comme en l'enfermé d'une cour,
et déjà brûle la nuit dans une ombre
qui aveugle les yeux encore ouverts au
ciel de la rue abandonnée,
où le bourdonnement désaccordé se dissipe.
In revue Diérèse printemps été 2010, Journal 1951 : Rythme romain p. 61
****
Et le craquement du papier sur lequel j'écris,
soudain, alors que je m'arrête, nourri
par le son gracile des champs - je vis -
me dit, après des jours et des jours gaspillés
dans le jour toujours plus figé de la chair :
ce vide qui tout à coup creuse
dans les siècles, qui souffle dans la pièce,
odeur de cimetières abandonnés,
compte plus que mille corps contraints
dans des embrassements ou par des désirs épuisés,
plus que les pensées que mon monde
m'impose. Ah, solitude, combien je t'ai apprise !
Les cigales restent pour chanter le silence.
Les cigales qui scandent le désert.
Reste une épuisée élytre pour étourdir
la triste pénombre incendiée.
Dans la mare d'un serein ardent
coule avec ses gris changements
la journée. Une journée inutile.
In revue Diérèse printemps été 2010, Journal 1951 Poésie avec littérature. Journal p. 73
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, Pasolini est tué brutalement à coups de bâton et écrasé avec sa propre voiture sur la plage d’Ostie près de Rome. L’homicide est attribué à un jeune prostitué de dix-sept ans, appelé Pelosi. Il se déclare seul responsable de la mort du poète et il est condamné pour meurtre
Sa peine purgée, en 2005, au cours d’une émission de la R.A.I., il revient sur ces premières déclarations et déclare que l’assassinat a été commis par plusieurs individus sans plus de précisions, sinon qu’ils avaient des accents siciliens.Il ajoute que s’il a gardé le silence lors de son arrestation, c’est par peur d’éventuelles représailles.envers sa famille et ses proches, représailles qu’il ne redoute plus, les protagonistes de l’attentat étant tous morts.
Aujourd’hui, encore, de sérieux doutes planent sur les circonstances exactes de cette mort atroce, et sur ses motivations : querelle amoureuse terminée en tragédie ou crime politique ?
Certes, les prises de position radicales de Pasolini, dérangeaient beaucoup de monde dans les milieux d’extrême droite, qui lui avaient lancé des menaces de mort peu avant l’attentat, et son dernier film Salo ou les 120 journées de Sodome où il dénonce férocement les derniers moments du fascisme n’était pas de nature à calmer le jeu.
Une chose, cependant, est sûre et certaine : c’est qu’un soir de novembre 1975 ; la voix d’un grand artiste et poète italien a été brutalement murée pour toujours.
Bibliographie
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Poésies, 1943-1970, © Gallimard, 1990
-
Qui je suis, © Arléa, 1994 (traduit par Jean-Pierre Milelli)
-
Poèmes de jeunesse et quelques autres, trad. Nathalie Castagné, Dominique Fernandez © Gallimard, 1995
-
Poèmes oubliés, © Actes Sud, 1996
-
Dans le cœur d’un enfant, © Actes Sud, 2000
-
Je suis vivant, © Nous, 2001
-
Où est ma patrie, © Castor Astral, 2002
-
La Nouvelle Jeunesse, 1941-1974, © Gallimard, 2003
-
Le Dada du sonnet, © Les Solitaires intempestifs, 2005
-
C. suivi de Projet d'œuvre future, © Ypsilon Éditeur, 2008
-
Feuilles de langues romanes, © Ypsilon Éditeur, 2008
Internet
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Sur Wikipedia, une biographie détaillée
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Sur Bibliobs, un article de 2009, qui fait le point sur les circonstances de la mort de Pasolini
-
Sur rue 89, un article de 2010 un autre article sur le même sujet
-
Sur Page en français, une biographie complète,
Contribution de Jean Gédéon
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