Deux ciels s'épousent à la césure des mers
de l'un je reconnais la langue goémonière
de l'autre les voix ouvertes à qui suit ses chemins
de l'un les pierres debout les nuits de grande lune
de l'autre les vallées qui puisent dans la chaîne
de l'un ce fleuve cette île le vent fort ce matin
la pâque du clocher qui sonna pour les miens
le père parti trop tôt la mère dans la violence
d'un novembre d'orage
le chant d'un coquelicot tremblant sur son corsage
de l'autre ce Noël flamboyant de soleil
d'amour de joie têtue d'étreintes enfantines
cette petite fille surgie sous ses ombrages
riant sous le manguier
où ses frères jouent à vivre dans d'autres paysages
il est des monnaies-plumes
des monnaies-coquillages
papillons notous et passereaux
dents poils de roussette et sapi-sapi
cauris couteaux fibres de cocos
deux pays s'étreignent là où je me rassemble
ce cahier est sans retour
In Ton ventre est l'océan © Éditions Bruno Doucey 2011, p.58
À celui qui l'approche Anne Bihan offre le havre de son sourire et la douceur résolue de son regard, où flotte plus d'un océan.
Née en 1955, de parents bretons ayant des attaches dans L'île d'Arz en Morbihan, elle a grandi près de l'estuaire de la Loire puis dans le port de Saint-Nazaire. Le climat social, qui règne dans cette ville ouvrière, marque profondément son adolescence. Les rencontres qu'elle y fera influenceront définitivement ses choix.
En mai 1989, elle aborde aux rivages de la Nouvelle-Calédonie, revient un temps en Bretagne, puis début 1993 quitte la France et s’installe sur la côte Est de la Grande terre calédonienne. Après sept années passées en brousse, elle vit actuellement à Nouméa, pour des raisons professionnelles.
Journaliste de formation, Anne Bihan écrit un premier récit, en 1980, où elle tente de déchiffrer le sens de certains souvenirs. Miroir d'îles, paraît chez Arcane 17, en 1983.
Elle en fera un vivier de mots et d'images fortes, que l'on retrouve plus tard dans sa poésie, comme nos poignets vendangés, ou la pâque d'un clocher.
« ...Il survient aux murs, dans ton île, la chose la plus merveilleuse qui puisse leur arriver. Ils se métamorphosent en arbres, lierres, vigne vierge. Accueillant même les fleurs. Pas un dans ce labyrinthe de ruelles et d'impasses qui n'ait sa touffe de géranium, de chèvrefeuille, d'herbes simplement, de fleurs de ruines.»
Extrait in Miroirs d'îles © Arcane 17, 1984, p.21
Ayant approché le théâtre en comédienne amateur à Saint-Nazaire, elle y rencontre Christophe Rouxel. homme de théâtre et metteur en scène, qui suscite d'elle ses premières pièces théâtrales. Conscients l'un et l'autre de la dimension sociale et politique de cet art, ils joignent leurs efforts pour que naisse à Saint Nazaire, en 1985, le Théâtre Icare, compagnie que continue de diriger, sur place et dans le même esprit, Christophe Rouxel.
Ainsi peut-on lire, sur le site internet des Activités culturelles de Saint Nazaire, à propos de cette compagnie, ceci :
La plupart du temps, les œuvres choisies mettent en lumière des personnages et des situations à la marge ou à la périphérie entre survie et espoir, révolte et folie, dans le questionnement continu de l'amour et de la politique. Les lieux investis pour ces créations sont toujours insolites : une cave pour « la dernière bande » de Samuel Beckett, l'ancienne gare, la base sous-marine et la Place de l'industrie pour « Port Nazaire » de Anne Bihan, (...)
Anne Bihan poursuit en Nouvelle-Calédonie une œuvre de dramaturge, écrit une dizaine de pièces entre 1997 et 2003, dont neuf ont été créées en divers lieux, par Isabelle de Haas et sa troupe Pacifique et Compagnie.
De son expérience des années de brousse, à Houaïlou, sur la côte est de la Grande-Terre, en Nouvelle-Calédonie, naît une nouvelle, L'odeur des sorghos, que l'on trouve actuellement dans une publication collective, Nouvelles calédoniennes, parue aux éditions Vents d'ailleurs, en 2012.
Il y avait eu ce soir d'incendie où, blotti dans sa chambre transformée en camp retranché, avec son frère et la petite sœur née un jour de mai sous les auspices d'un immense arbre du voyageur, il avait pour la première fois partagé sa certitude native que les histoires sauvaient de la peur les bouts d'hommes qu'ils étaient. Dehors, ses parents rejoints par Jamie avaient lutté longtemps, sabres d'abattis à la main, pour tenir à distance les flammes qui, léchant une nuit de plus la montagne, arrachaient une puissante odeur de goménol aux niaoulis enroulés dans leurs peaux protectrices.
Extrait in Nouvelles calédoniennes, L'odeur des sorghos © Vents d'ailleurs 2012 p. 116
Il se dégage de cette nouvelle une atmosphère qu'on pourrait penser “exotique” mais il en est tout autrement. L'auteur s'applique à observer et transcrire les différences de pensée entre Canaques, ex-colons et Européens présents dans l'île et le délicat exercice de cohabitation, qui en découle. Nous en faisant ressentir les limites, elle exprime sa quête d'une autre voie.
Savoir « se tenir entre » est une expression, qui frappe et revient dans tous les propos d'Anne Bihan, sur la vie et l'avenir en Nouvelle-Calédonie.
Deux citations, tirées de L'odeur des sorghos, témoigneront de sa finesse d'analyse envers la situation et ses personnages.
Le premier, jeune blanc, grandi en brousse et l'ayant quittée, revient pour le mariage d’un ami d'enfance ; il se sent étranger sans l'être tout à fait, ni anonyme ni reconnu, condamné à se tenir entre .
Le second, vieille femme kanak, s'étonne de sa présence en ces lieux retirés: ces blancs, tout de même, quelle drôle d'allure ils avaient, toujours allant vers on ne savait où, avec une certitude dont elle avait vite appris qu'elle n'était bien souvent que d'apparence.
L'attitude d'ouverture et de respect qu'elle préconise mènerait à la juste distance à tenir pour que s'établisse entre les différentes cultures un possible et durable dialogue.
De la même manière, sa poésie bénéficie de cette empathie et du sens de la nuance.
Ainsi, s'ouvre son recueil Ton ventre est l'océan :
Temps venu
de se déprendre
habiter l'évidence de n'être
ni l'un ni l'autre oser
se tenir entre
t'assembler par-delà.
In Ton ventre est l'océan © Éditions Bruno Doucey 2011 p.11
Suit Amer I et ses variations. Riche d'ancêtres bretons et d'une enfance fluviale et portuaire, elle s'adresse aux amers, repères indispensables à toute navigation et comme la poésie, étonnants chemins de vie. Elle y évoque mers, fleuve, îles de l'enfance avec une sensualité, agréable à partager.
Amer I
…elle a toujours été là, dans le mouvement du fleuve, a toujours été par tout temps son horizon, son infini, à la démesure du ciel, pas de première fois, mémoire vide, juste le récit familial du bébé de deux mois dans l'été 1955 qui prend le bateau pour aller jusqu'à l'île ; et son odeur – iode, goémon, marée – sûrement a pénétré en premier le corps par les narines, cela sent ressent tout à cet âge ; ou alors c'est avant déjà bien avant, écrit dans l'immensité bleue des yeux du père, peut-être dans sa voix entendue à travers la paroi de son ventre à elle, qui toujours en rêve…
Ibid p.13
Mûriront par la suite, sésames du voyage, les poèmes Amer II, Amer III.
Elle y apprend résolument à se tenir entre à jamais debout sur les fissures les gouffres, femme entre à jamais, et seul compte à la toute fin l'enlacement des mondes…
Pour tout îlien, l'enracinement n'est que provisoire, entre tous les partir, l'horizon est toujours ouvert par besoin d'eau vive, mais la nostalgie de “l'autre terre” demeure chevillée au corps.
L'île n'en finit pas
d'ouvrir ses impasses à d'autres horizons
où de longs doigts de lierre écartèlent les murs
de son corps ponctué de sel et de brisants
tu guettes des nuées
la partance têtue.
Ibid p.22
Il semble qu'il fasse beau
sauf
ce geste d'abandon d'une branche
obstinée à la noirceur la nudité
sauf
ce résidu d'ailes broyées resurgi
de la terre en travail
sauf
ce halètement du souffle
qui convainc de l'inavouable.
Ibid p.24
L'inavouable pèse, ciels, pierres, saisons, dont vaillamment Anne Bihan se garde, tout en préparant le grand départ, afin qu'un jour naisse ce recueil couleur d'océan, comme s'il fallait autant de sel et d'eau entre elle et sa douleur pour en guérir.
Un vol de paupières obscurcit l'horizon
bleus les yeux du père sève des regards
sa mort livre au noir
tu cherches sous les pierres l'étoile
abolie.
Ibid p.29
Il est des jours sans rives
des jours de paupières sur le ciel bleu
que les oiseaux la nuit
transpercent
dans l'angle mort de l'ombre.
Ibid p.32
Ne plus savoir s'il a fait froid
si les nuits étaient amères
si dans les rues sourdes
on était de bois
de peur
et le jour finissant
ou dans la ferveur d'une aurore
farouchement
s'en remettre à la lumière
du désastre .
Ibid p.33
Vient enfin l'arrachement.
Départ
d'entre les murs les tombes
les meubles
les saisons
Dans le grand jardin la mère
à l'abandon.
Ibid p.36
Décalage
dans le ciel courant l'heure du soleil cherche à te rattraper
la nuit craque d'impossibles blancheurs éclairs d'orages
l'avion bat cœur chaud sous l'aile métallique le temps
d'en bas
croît nous saisit s'éloigne
l'enfant dit :
nous irons plus vite que le jour dans la grande nuit.
Ibid p.37
Un autre univers s'ouvre fait de graines, plumes et coquillages à apprivoiser
Se glisser
entre les mâchoires d'un soleil-parure
écorces poils dents plumes
porcelaines murex et bois flotté
sous l'abondance cérémonielle et composite
des couvre-chefs
lentement tresser l'organique parade
le fil sans fin d'une autre parole.
Ibid p.51
Anne Bihan va s'employer à reconnaître la radicale étrangeté de l'autre, oser l'ignorance, guetter le sens à la racine du geste et prendre le risque de l'espérance comme elle l'exprime si bien dans un poème à la page 55 du même recueil et par la suite :
Traquer traduire
la diverse parole
S'ouvrir aux souffles
du grand dehors sous l'arbre-éventail
à l'irruption du voyageur
empruntant l'allée latérale son pas
os peau muscles ligaments
sans hâte et sans désir d'exploits
à accomplir
s'ouvrir
à rouge et vert ce vol de perruches
ébouriffant l'aube de lignes
éphémères.
Ibid p.57
Il en résulte soudain l'orient d'une aube, l'autre langue en approche.
Notre connaissance de l’œuvre rejoint ici le premier poème, notre point de départ.
À vous lecteur de vous l'approprier d'un geste, de vous pénétrer de sa musique dans le respect profond de celle, qui si bien s'offre et se révèle dans un abandon quasi christique.
Être ni l'un ni
l'autre juste le fil tendu entre
les rives juste l'élan
ténu entre les formes singulières
du même la langue plurielle
et composite une jambe
inattendue lancée à l'oblique
d'un ciel de traîne
être la voix blanche qui
tourne et tourne encore longe
le mur des fous des fissurés
estropiés crucifiés ramasse
à la une et derrière la porte insonore
des chambres aseptisées
des mots savants des phrases ordinaires
se résout à l'incertaine parole
des songes
oser traverser la Ligne où les oiseaux de haut vol
s'écartèlent
être ni l'ombre ni
portée la lumière où noires
et rondes et blanches vibrent
les cendres sonores de nos cris
partagés mais la fragile pesanteur
de l'amour et la grâce de nos désirs
peuplées de bras de bouches de chevelures
inconcevables et somptueuses
être chaîne et trame de la
natte promise où assis debout bruisse
le monde et la joie reconquise
des simples des pauvres des affligés
des affamés nommer la soif et l'eau la peine
et la miséricorde le doux
et la douleur de ce qui en nous
guette l'infinie présence
de la source
et mains vides s'avancer vers la montagne où l'Enfant
au semblable
s'abandonne.
Ibid p.60/61
Bibliographie
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Miroirs d'îles © Arcane 17, 1984
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Ton ventre est l'océan © Éditions Bruno Doucey 2011
-
Nouvelles calédoniennes © Vents d'ailleurs 2012
Internet
Contribution de Roselyne Fritel