Le nom de Rutebeuf nous renvoie à un poète fort ancien dont seules les œuvres sont parvenues jusqu’à nous mais dont la vie, comme celles de Shakespeare ou Homère, est auréolée d’un halo d’incertitude.
Il serait né dans la première décennie du XIII ème siècle et mort vers 1290, sous le règne de Louis IX, à une époque de conflits et de soubresauts politiques où le pouvoir royal essaie de tempérer la tutelle de Rome. Tout juste sait-on, qu’il a été trouvère, avec une formation de clerc et les seuls détails sur sa vie personnelle qui nous soient parvenus sont ceux qu’il livre dans certains de ses poèmes.
Étant écrits en français médiéval et de nos jours de lecture difficile, sauf par les universitaires médiévistes, ils ont été traduits en langue moderne, préfacés et commentés par Jean Dufournet, professeur à la Sorbonne dans le recueil intitulé Poèmes de l’infortune chez Poésie/Gallimard, publié en 1986.
Tous les textes cités dans cet article en sont tirés.
Dans l’impossibilité de faire le partage entre ce qui ressort de la tradition de la complainte et le vécu du poète, les spécialistes sont partagés entre une interprétation naïve de ce qu’il raconte et un scepticisme total concernant ses aveux.
Son œuvre poétique, dont cinquante-six textes nous sont parvenus, rompt avec la tradition des auteurs de la poésie courtoise et mêle sous forme de complaintes, hagiographie, satire, polémique, réflexions personnelles et biographiques, parsemés de cris de colère, et parfois, de détresse.
Louis IX, fustigé par Rutebeuf à cause de sa piété qui sacrifie l’intérêt matériel de son peuple à un salut personnel menacé par l’imminence, croit-il, de la fin du monde, et sa cour composée comme de tous temps, de personnages plus ou moins arrivistes, fait l’objet, sous forme de métaphore, de la critique suivante :
La métamorphose de renart
Renart
est mort, Renart est en vie !
Renart est infect, Renart est
ignoble ;
et pourtant Renart est roi !
Voilà longtemps que
Renart fait la loi dans le royaume,
il y fait force expéditions à
bride abattue,
la tête en avant.
Le bruit de sa mort avait
couru,
et je l'avais entendu dire,
mais c'est faux :
vous
ne tarderez pas à vous en rendre pleinement compte.
Il est le
maître de tous les biens ,
de Monseigneur Noble,
de ses terres
et de son vignoble.
A Constantinople, Renart réalisa
tous ses
désirs,
car, ni dans les fermes ni dans les caves,
il ne
laissa à l'empereur
la valeur de deux navets;
mais il fit de
lui un pauvre diable,
c'est tout juste s'il ne l'a pas réduit
à
pêcher en mer.
L'on ne doit pas aimer Renart, :
car tout en
lui n'est qu'amertume :
c'est sa règle.
Renart a fait beaucoup
de petits
et nous en avons beaucoup chez nous
qui lui
ressemblent.
Renart sera capable de déclencher un conflit
affreux
dont le pays pourrait fort bien
se passer.
Monseigneur
Noble le lion
s'imagine que son salut
dépend de Renart.
Il
se trompe, par Dieu !
Il lui en adviendra plutôt, j'en ai bien
peur,
ruine et déchéance.
Si Noble voyait la situation telle
qu'elle est,
s'il savait les propos que l'on répand !
dans
la ville
— Dame
Raimbourc, dame Poufile,
qui font de lui le héros de leurs
bavardages,
avec dix commères ici, vingt là,
vont répétant
que c'est chose inouïe
qu'un grand ait jamais consenti
à se
prêter à un tel jeu.
Noble devrait bien se souvenir de
Darius
dont la cupidité lui valut d'être mis à mort
par ses
propres hommes.
Quand j'entends parler d'un vice aussi laid,
en
vérité, mon cœur frémit
de chagrin et de fureur
si
violemment que je ne sais que dire ;
car je vois que le royaume
dégénère
en empire. !
Qu'en pensez-vous, dites-moi
?
Monseigneur Noble tient à l'écart
toutes les bêtes de sa
cour
qui, ni les jours de liesse ni aux grandes fêtes,
ne
peuvent paraître
chez lui
pour la seule raison
qu’il
redoute que la vie
ne devienne chère (…)
p.50
C’est aussi l’époque où la papauté tend à prendre de l’influence sur le pouvoir royal et où les ordres mendiants, franciscains et dominicains bien en cour, s’implantent avec talent et se répandent dans le pays en faisant, notamment, de la concurrence à l’université parisienne en matière d’enseignement .
Rutebeuf comme son protecteur Guillaume de Saint Amour considère que ces moines sont hypocrites, avides de biens matériels et il écrit à leur sujet, plusieurs poèmes satiriques tels que celui-ci :
La discorde de l’université et des jacobins
I
Je
dois rimer d'une discorde ;
qu'à Paris a semée Envie,
chez
ceux qui louent miséricorde
et prêchent une honnête vie.
Leurs
discours sont remplis
de foi, de paix et de concorde,
mais à
les voir je me souviens
que dire et faire ne s'accordent.
II
C'est
des jacobins que je veux
conter et parler devant vous,
car
chacun nous parle de Dieu,
condamnant colère et courroux
qui,
disent-ils, blessent l'âme,
la détruisent et la corrompent,
mais
ils combattent pour une chaire
où ils veulent de force
enseigner.
III
Quand
sont venus les jacobins,
ils choisirent l'humilité ;
ils
étaient alors propres et purs
et aimaient la théologie.
Mais
Orgueil, qui élague tout bien,
les a remplis de tant d'iniquité
qu'ils ont, sous leur cape fermée,
renversé l'université.
IV
Chacun
d'eux devrait être un ami
sincère de l'université,
car
celle-ci leur a remis
de quoi bien s'établir ;
livres,
deniers, pains et demis
mais maintenant ils le lui rendent
mal,
car l'ingrat détruit les gens
qui l'ont servi le plus
longtemps.
V
Elle
aurait mieux fait, autant qu'il m'en souvient,
de ne pas les
élever si haut :
chacun d'eux fait son possible pour disloquer
la
troupe de saint Nicolas ;
l'université n'y gagne pas en
force,
ils ont entravé son essor
car il arrive qu'on loge en
sa chambre
quelqu'un qui jette le maître dehors,
VI
Les
jacobins sont venus
dans le monde
vêtus de robes blanches et
noires ;
en eux abondent toutes les vertus,
le croira qui
voudra.
Si par l’habit ils sont purs et propres,
Vous savez
bien, c’est la vérité,
Qu’un loup, sous une cape
fermée,
Ressemblerait à un prêtre. (…)
p. 206
Le protecteur de Rutebeuf, Guillaume de Saint-Amour étant banni, c’est pour le poète l’assèchement de ses revenus, les problèmes d’argent devenant pour lui une préoccupation constante et le sujet de plusieurs de ses complaintes satiriques.
Le mariage de Rutebeuf
En
l'an de l'Incarnation,
huit jours après la nativité
de Jésus
qui souffrit la Passion,
en l'an soixante,
quand les arbres
n'ont plus de feuilles et que les oiseaux ne chantent plus
j'ai
plongé dans une profonde affliction
celle qui m'aime du fond du
cœur.
Même le sot me traite de sot.
Maintenant, n'ayant plus
de trame, je n'ai plus qu'à filer,
et j'ai fort à faire.
Dieu
n'a pas créé d'âme si insensible
qui, à considérer mon
martyre,
n’oublie
que je lui ai causé du tort
et du tourment,
et n'accepte de
dire sans arrière-pensée :
« Tu es quitte, je te pardonne.
»
Car envoyer un homme en Egypte
est un châtiment moins rude
que celui que je subis.
Rien que d'y penser, je ne puis
m'empêcher de trembler.
On dit qu'un fou qui ne commet pas de
folies
perd son temps :
me suis-je marié sans raison ?
En
tout cas, je n'ai plus ni masure ni maison,
mais voilà encore
mieux :
pour combler de joie
les gens qui me haïssent à
mort,
j'ai épousé une femme
que je suis seul capable
d'aimer et d'apprécier,
et qui était pauvre et misérable
quand
je l’ai épousée.
Quel beau mariage,
car je suis maintenant
aussi pauvre et misérable
qu’elle !
Elle
n'est même
pas avenante ni belle,
elle
a cinquante ans dans sa corbeille,
elle est maigre et sèche :
je
n'ai pas peur qu'elle me trompe.
Depuis que Marie dans la crèche
mit Dieu au monde,
on ne vit un tel ménage.
Je suis au
comble de la joie,
on le voit à ma façon de faire.
On va
dire que Rutebeuf se débrouille mal,
bien qu'il soit rude à la
tâche :
on aura raison
puisque je serai incapable de me
procurer un vêtement.
À
tous mes amis je demande
de se consoler
et de s'en donner à
cœur joie ;
envers ceux qui leur apportent ces nouvelles,
qu'ils
ne soient pas très généreux !
Je n'ai rien à craindre
désormais des prévôts ni des maires.
Je crois que le très bon
Dieu
m'aime de loin :
je l'ai bien éprouvé dans ce
malheur.
Me voici où le marteau enfonce le coin,
et c'est
Dieu qui m'y a
mis. (…)
p.60
****
La complainte de Rutebeuf
Nul
besoin de vous rappeler
la honte dont je me suis couvert,
car
vous connaissez déjà l'histoire,
comment
j'épousai
récemment ma femme,
qui n'était ni avenante ni belle.
De là
vint le mal
qui dura plus d'une semaine,
car il débuta avec
la pleine lune.
Écoutez
donc,
vous qui me demandez des vers,
quels avantages j'ai
retirés
du mariage.
Je n'ai plus rien à mettre en gage ni à
vendre
il m'a fallu répondre à tant de besoins,
faire face à
tant de difficultés
que tout ce que j'ai fait est encore à
refaire
si bien que je renonce à tout vous raconter
cela
m’entraînerait trop loin (…)
p.71
****
La pauvreté de Rutebeuf
(…)La
cherté de la vie et l'entretien d'une famille
qui ne se laisse
mourir ni abattre,
ont mis à plat mes finances et tari mes
ressources.
Je rencontre des gens adroits à refuser
et peu
enclins à donner ;
chacun s'entend à conserver son bien.
La
mort de son côté s'est acharnée à me nuire,
ainsi que vous,
bon roi (en deux expéditions
vous avez éloigné de moi les gens
de bien)
ainsi que le lointain pèlerinage
de Tunisie, contrée
sauvage,
ainsi que la maudite race des infidèles. (…)
p.94
****
Le dit des gueux de grève
Gueux,
vous voilà bien lotis !
Les arbres dépouillent leurs
branches,
et vous n'avez pas de manteau ;
aussi aurez-vous
froid aux reins.
Que vous seriez bien dans un pourpoint
ou un
surcot à manches fourré !
Vous êtes si allègres en été
et
en hiver si engourdis !
Vos souliers n'ont pas besoin de
graisse,
car vos talons vous tiennent lieu de semelles.
Les
mouches noires vous ont piqués,
les blanches elles aussi vous
piqueront.
p.48
****
La complainte de Rutebeuf
(…)
Comme un malheur n'arrive jamais seul,
tout ce qui pouvait
m'arriver
m'est arrivé.
Que sont devenus mes amis
qui
m'étaient si intimes
et si chers?
Je crois qu'ils sont bien
rares :
faute de les avoir entretenus,
je les ai perdus.
Ces
amis m'ont maltraité
car jamais, tant que Dieu m'a assailli
de
tous côtés,
je n'en vis un seul chez moi.
Je crois que le
vent les a dispersés,
l'amitié est morte :
ce sont amis que
vent emporte
et il ventait devant ma porte ;
aussi furent-ils
emportés
si bien que jamais personne ne me consola
ni ne
m'apporta un peu de son bien.
Voici la leçon que j'en tire (…)
p. 70
****
Le guignon d’hiver
Vers
le temps que l'arbre s'effeuille,
qu'il ne reste aux branches
feuille
qui ne tombe à terre,
terrassé par la pauvreté
qui
de toutes parts m'assaille
en cet hiver
qui a bouleversé le
cours de ma vie,
je commence mon très triste dit
par un
pitoyable récit.
C'est peu d'esprit et peu de mémoire
que
m'a donnés Dieu, le roi de gloire,
peu de bien aussi,
et
froid au cul quand souffle la bise :
le vent me vente au visage,
le vent m'évente,
(…)
p.32
Les deux extraits ci-dessus ont été repris, arrangés et condensés par Léo Ferré qui en a fait une chanson qu’il a intitulé Pauvre Rutebeuf et dont voici un extrait :
Que
sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant
aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a
ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il
ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre
défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à
terre
Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la
guerre
Oh vent d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment
je me suis mis à honte
En quelle manière (…)
Cette chanson, interprétée par son créateur, et par une douzaine d’autres artistes, parmi lesquels Catherine Sauvage, Germaine Montero, Cora Vaucaire, Joan Baez, Hélène Martin, Marc Ogeret, Jacques Douai, a été amplement médiatisée à, partir de 1955, et a contribué à faire connaître et apprécier du grand public, ce trouvère du moyen âge dont l’œuvre serait, autrement, restée cantonnée dans le cercle étroit des médiévistes.
Bibliographie
-
Rutebeuf, Poèmes de l’infortune et autres poèmes, © Poésie/Gallimard, 1994
Internet
-
Sur le site Deezer, on peut entendre de nombreuses interprétations de la chanson Pauvre Rutebeuf.
Contribution de Jean Gédéon
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