Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Gleenewerck de Crayencour, autrement dit et pour faire plus court, Marguerite Yourcenar, dont elle a créé le pseudonyme en malaxant les lettres de son patronyme, Crayencour, est née en 1903 à Bruxelles dans une vieille famille bourgeoise.
N’ayant pas connu sa mère décédée dix jours après sa naissance, elle a été élevée par sa grand-mère paternelle et par son père, personnage original, extravagant, anticonformiste, mais très cultivé, qui sera tout au long de sa vie pour sa fille, un pédagogue, un confident, un ami et un soutien sans faille et admiratif pour son talent littéraire.
En 1921, celui-ci finance à compte d’auteur, son premier recueil de poésie Le jardin des chimères, qu’elle avait écrit deux ans plus tôt à l’âge de seize ans. Il s’agit d’un poème dialogué, inspiré de la légende d’Icare, que Marguerite Yourcenar qualifiera dans sa maturité d’essai juvénile sans intérêt.
Elle accompagne son père dans ses voyages en Europe jusqu’au décès de celui-ci en 1929, puis elle mène une vie de bohème, voyageant entre la France, la Suisse, la Belgique, et la Grèce.
En 1936, Gallimard publie son recueil en prose intitulé Feux ; et comme l’indique sa quatrième de couverture, « c’est une suite de nouvelles, de proses lyriques, presque de poèmes, inspirés par une certaine notion de l'amour. Alternant avec des notes sur la passion amoureuse, on y trouve les histoires de Phèdre, d'Achille, de Patrocle, d'Antigone, de Lena, de Marie-Madeleine, de Phédon, de Clytemnestre, de Sappho. » « Dans Feux, où je croyais ne faire que glorifier un amour très concret, ou peut-être exorciser celui-ci, écrit l'auteur, l'idolâtrie de l'être aimé s'associe très visiblement à des passions plus abstraites, mais non moins intenses, qui prévalent parfois sur l'obsession sentimentale et charnelle : dans Antigone ou le choix, le choix d'Antigone est la justice ; dans Phédon ou le vertige, le vertige est celui de la connaissance ; dans Marie-Madeleine ou le salut, le salut est Dieu. Il n'y a pas là sublimation, comme le veut une formule décidément malheureuse et insultante pour la chair elle-même, mais perception obscure que l'amour pour une personne donnée, si poignant, n'est souvent qu'un bel accident passager, moins réel en un sens que des prédispositions et les choix qui l'antidatent et qui lui survivront. »
Dans sa préface, Marguerite Yourcenar indique aussi que : « Feux n'est pas à proprement parler un livre de jeunesse : il fut écrit en 1935 ; j'avais trente-deux ans. L'ouvrage, publié en 1936, reparut en 1957 presque sans changements. Rien non plus n’a été changé au texte de la présente édition. - Produit d'une crise passionnelle, Feux se présente comme un recueil de poèmes d'amour, ou, si l'on préfère, comme une série de proses lyriques reliées entre elles par une certaine notion de l'amour. L'ouvrage ne nécessite comme tel aucun commentaire, l'amour total, s'imposant à sa victime à la fois comme une maladie et comme une vocation, étant de tout temps un fait d'expérience et un des thèmes les plus rebattus de la littérature. Tout au plus peut-on rappeler que tout amour vécu, comme celui dont ce livre est sorti, se fait, puis se défait, à l'intérieur d'une situation donnée, à l'aide d'un complexe mélange de sentiments et de circonstances, qui dans un roman formeraient la trame même du récit, et dans un poème constituent le point de départ du chant. […] In préface de Feux, © L’imaginaire/Gallimard, 1993.
Alternent avec ces récits mythologiques en prose poétique, de courtes sentences, ainsi :
Absent, ta figure se dilate au point d'emplir l'univers. Tu passes à l'état fluide qui est celui des fantômes. Présent, elle se condense; tu atteins aux concentrations des métaux les plus lourds, de l'iridium, du mercure. Je meurs de ce poids quand il me tombe sur le cœur.
In Feux © L’imaginaire/Gallimard, 1993 p.23
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Solitude... Je ne crois pas comme ils croient, je ne vis pas comme ils vivent, je n'aime pas comme ils aiment… Je mourrai comme ils meurent.
L'alcool dégrise. Après quelques gorgées de cognac, je ne pense plus à toi.
Ibid p.24
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Phèdre ou le désespoir
Phèdre accomplit tout. Elle abandonne sa mère au taureau, sa sœur à la solitude : ces formes d'amour ne l'intéressent pas. Elle quitte son pays comme on renonce à ses rêves ; elle renie sa famille comme on brocante ses souvenirs. Dans ce milieu où l'innocence est un crime, elle assiste avec dégoût à ce qu'elle finira par devenir. Son destin, vu du dehors, lui fait horreur : elle ne le connaît encore que sous forme d'inscriptions sur la muraille du Labyrinthe : elle s'arrache par la fuite à son affreux futur. Elle épouse distraitement Thésée, comme sainte Marie l'Égyptienne payait avec son corps le prix de son passage ; elle laisse s'enfoncer à l'Ouest dans un brouillard de fable les abattoirs géants de son espèce d'Amérique Crétoise. Elle débarque, imprégnée de l'odeur du ranch et des poissons d'Haïti, sans se douter qu'elle porte avec soi la lèpre contractée sous un torride Tropique du cœur. Sa stupeur à la vue d'Hippolyte est celle d'une voyageuse qui se trouve avoir rebroussé chemin sans le savoir : le profil de cet enfant lui rappelle Cnossos, et la hache à deux tranchants. […]
Ibid p.25/26
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En avion, près de toi, je ne crains plus le danger. On ne meurt que seul.
Il n’y a pas d’amour malheureux : on ne possède que ce qu’on ne possède pas. Il n’y a pas d’amour heureux : ce qu’on possède, on ne le possède plus.
Ibid p.29/30
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Antigone ou le choix
Que dit midi profond ? La haine est sur Thèbes comme un affreux soleil. Depuis la mort de la Sphinge, la ville ignoble est sans secrets : tout y vient au jour L'ombre baisse au ras des maisons, au pied des arbres, comme l'eau fade au fond des citernes : les chambres ne sont plus des puits d'obscurité, des magasins de fraîcheur. Les promeneurs ont l'air de somnambules d'une interminable nuit blanche. Jocaste s'est étranglée pour ne plus voir le soleil. On dort au grand jour; on aime au grand jour. Les dormeurs couchés en plein air ont l'aspect de suicidés ; les amants sont des chiens qui s'étreignent au soleil. Les cœurs sont secs comme les champs; le cœur du nouveau roi est sec comme le rocher. Tant de sécheresse appelle le sang. La haine infecte les âmes ; les radiographies du soleil rongent les consciences sans réduire leur cancer. Œdipe est devenu aveugle à force de manipuler ces rais sombres. Antigone seule supporte les flèches décochées par la lampe à arc d’Apollon, comme si la douleur lui servait de lunettes noires.[…]
Ibid p 55/56
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On arrive vierge à tous les événements de la vie. J’ai peur de ne pas savoir m’y prendre avec ma Douleur.
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Un dieu qui veut que je vive t’a ordonné de ne plus m’aimer. Je ne supporte pas bien le bonheur. Manque d’habitude. Dans tes bras, je ne pouvais que mourir.
Ibid p.63
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Patrocle ou le destin
Une nuit, ou plutôt un jour imprécis tombait sur la plaine : on n'aurait pu dire en quel sens se dirigeait le crépuscule. Les tours ressemblaient à des rochers, au pied de montagnes qui ressemblaient à des tours. Cassandre hurlait sur les murailles, en proie à l'horrible travail d'enfanter l'avenir. Le sang collait, comme du fard, aux joues méconnaissables des cadavres.
Hélène peignait sa bouche de vampire d'un fard qui faisait penser à du sang. Depuis des années, on s'était installé là-bas dans une espèce de routine rouge où la paix se mélangeait à la guerre comme la terre à l'eau dans les puantes régions de marécage. La première génération de héros qui avaient reçu la guerre comme un privilège, presque comme une investiture, moissonnée par les chars à faux, fit place à un contingent de soldats qui l'acceptèrent comme un devoir, puis la subirent comme un sacrifice. L'invention des tanks ouvrit d'énormes brèches dans ces corps qui n'existaient qu’à la façon de remparts ; une troisième vague d’assaillants se rua contre la mort ; ces joueurs misant à chaque coup leur maximum de vie tombèrent enfin comme on se suicide frappés par la bille en pleine case rouge du cœur. […]
ibid p.45
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Le crime du fou, c'est qu'il se préfère. Cette préférence impie me répugne chez ceux qui tuent et m'épouvante chez ceux qui aiment. La créature aimée n'est plus pour ces avares qu'une pièce d'or où crisper les doigts. Ce n'est plus qu'un dieu : c'est à peine une chose. Je me refuse à faire de toi un objet, même quand ce serait l'Objet Aimé.
Ibid p.51
En 1939, ayant besoin d’argent et compte tenu des secousses qui commencent à agiter l’Europe, elle émigre aux États-Unis, prend la citoyenneté américaine sous le patronyme définitif de Yourcenar, et enseigne, pour vivre, la littérature française et l’histoire de l’art.
Elle vivra dans l’île des Monts-Déserts, alternant voyages autour du monde et poursuite de son œuvre littéraire, jusqu’à son décès en 1987.
En 1951, la première publication de son roman Les Mémoires d’Hadrien, puis celle de L’œuvre au Noir,en 1968, auront, un succès planétaire, ce qui lui vaudra un statut d’écrivain consacré et lui permettra, en 1980 d’être admise à l’Académie française qui, depuis sa création en 1635, avait toujours refusé d’y admettre des personnalités féminines.
L’œuvre de M. Yourcenar est monumentale et comprend, des romans, des nouvelles, des essais, des traductions, des pièces de théâtre et des recueils de poésie.
Outre Feux, cité plus haut, Gallimard a publié en 1987 un recueil de ses poèmes, intitulé Les Charités d’Alcippe, dont la majeure partie est, fidèle à sa prosodie d’adolescente, rédigée en alexandrins rimés et regroupée en sonnets.
En voici quelques extraits :
Cantilène pour un joueur de flûte aveugle
Flûte
dans la
nuit solitaire,
Présence liquide d'un pleur,
Tous les silences
de la terre
Sont les pétales de ta fleur.
Disperse ton
pollen dans l'ombre,
Âme pleurant, presque sans bruit,
Miel
coulant d'une bouche sombre,
Et, puisque tes lentes
cadences
Rythment le pouls des soirs d'été,
Fais-nous croire
que les cieux dansent
Parce qu'un aveugle a chanté.
1933
In Les Charités d’Alcippe © Gallimard 1984 p. 13
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Vers orphiques
D'après
des tablettes
retrouvées dans une tombe
de la
Grande-Grèce
Sur
le seuil de la porte noire,
À droite, au pied d'un
peuplier,
Coule l'eau qui fait oublier.
À gauche sourd
l'eau de Mémoire;
Cristal glacé, froide liqueur,
L'eau
de Mémoire est dans mon cœur.
La
joie et la peine y vont boire;
Des sages siègent sur son bord;
Je
leur dirai : « Je crains la mort.
«Je suis fils de la terre
noire,
« Mais aussi du ciel étoilé;
« Ouvrez-moi la porte
de gloire!
« L’image du temps écoulé
« Se
réfléchit dans ma mémoire ;
« Le beau miroir n’est
pas fêlé.
« Ouvrez-moi le gouffre de gloire… »
1921
(1950)
ibid p. 17/18
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Vers gnomiques
Je
t'ai vu grandir comme un arbre,
Inénarrable éternité ;
Je
t'ai vu durcir comme un marbre,
Indicible réalité.
Prodige
dont le nom m'échappe,
Granit trop dur pour le ciseau,
Bonheur
partagé par l'oiseau ,
Et
par l'eau que le chien lappe.
Secrets
qu'il faut savoir et taire!
Tout ce qui dure est passager;
Je
sens sous moi tourner la terre;
Le ciel plein d'astres m'est
léger.
Vous souriez, morts bien couchés;
Tout ce qui
passe pourtant dure;
Les brins minces de la verdure
Sont faits
du grain noir des rochers.
1956
ibid p. 19
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Les maisons et les mondes
Yeux
ouverts des maisons clignant dans l'ombre claire,
Bouge aux yeux
avinés, hospice aux yeux jaunis,
Maisons pleines d'horreur, de
douceur, de colère,
Où le crime a sa bauge, où le rêve a ses
nids.
Sous le
fardeau d'un ciel qui n'est plus tutélaire,
Maisons des poings
levés, maisons des doigts unis;
Les globes froids des nuits sous
l'orbite polaire
Roulent moins de secrets dans leurs yeux
infinis.
Emportés çà et là au gré des vents
contraires,
Vous vivez, vous mourrez; je pense à vous, mes
frères,
Le pauvre, le malade, ou l'amant, ou l'ami.
Vos
cœurs ont leurs typhons, leurs monstres, leurs algèbres,
Mais
nul, en se penchant, ne voit dans vos ténèbres
Graviter
sourdement tout un monde endormi.
1930
ibid p. 22
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Réponses
-
Qu'as-tu pour consoler la tombe,
Cœur insolent, cœur révolté
?
Le fruit mûr
s'alourdit et tombe.
Qu'as-tu pour consoler la tombe ?
-J’ai
le trésor d'avoir été.
- Qu’as-tu pour supporter la
vie,
Cœur fou, cœur prompt à se lasser ?
Cœur sans espoir,
cœur sans envie,
Qu'as-tu pour supporter la vie ?
- Pitié de
ce qui doit passer.
- Qu'as-tu pour mépriser les hommes,
Cœur
dur, cœur facile à briser ?
Qu'as-tu pour mépriser les
hommes ?
Qu'es-tu de plus que
nous ne sommes ?
-Capable de me mépriser.
1929
ibid p. 26
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Le poème du joug
Les
femmes de mon pays portent un joug sur leurs épaules.
Leur cœur
lourd et lent oscille entre ces deux pôles.
À chaque pas, deux
grands seaux pleins de lait s'entrechoquent
contre leurs genoux
;
L'âme maternelle des vaches, l'écume de l'herbe mâchée
gicle
en flots écœurants et doux.
Je suis pareille à la servante
de la ferme;
Le long de la douleur je m'avance d'un pas ferme;
Le
seau du côté gauche est plein de sang;
Tu peux en boire et te
gorger de ce jus puissant.
Le seau du côté droit est plein de
glace;
Tu peux te pencher et contempler ta figure
lasse.
Ainsi, je vais entre
mon destin et mon sort;
Entre mon sang, liquide chaud, et mon
amour, limpide mort.
Et lorsque je serai sûre que ni le miroir ni
le breuvage
Ne peuvent plus distraire ou rassurer ton cœur
sauvage,
Je ne briserai pas le miroir résigné ;
Je ne
renverserai pas le seau où toute ma vie a saigné.
J'irai,
portant mon seau de sang, dans la nuit noire,
Chez les spectres,
qui eux du moins viendront y boire.
Mais avec mon seau de
glace, j'irai du côté des flots.
Le
gémissement des petites vagues sera moins doux que mes sanglots ;
Un
grand visage pâle apparaîtra sur la dune,
Et ce miroir dont tu
ne veux plus reflétera la face calme de la lune.
1936
ibid p. 46/47
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Gares d’émigrants : Italie du Sud
Fanal
rouge, œil sanglant des gares ;
Entre les ballots mis en
tas,
Longs bêlements, sanglots, bagarres ;
Émigrants,
fuyards, apostats,
Sans patrie entre les états ;
Rails qui se
brouillent et s'égarent.
Buffet : trop cher pour y manger
;
Brume sale sur la portière ;
Attendre, obéir, se ranger
;
Douaniers; à quoi sert la frontière ?
Chaque riche a la
terre entière ;
Tout misérable est étranger.
Masques
salis que les pleurs lavent,
Trop las pour être révoltés
;
Étirement des faces hâves ;
Le travail pèse ; ils sont
bâtés ;
Le vent disperse ; ils sont jetés.
Ce soir la
cendre. À quand les laves ?
Tantôt l'hiver, tantôt l'été
;
Froid, soleil, double violence ;
L'accablé, l'amer, l'hébété
;
Ici plainte et plus loin silence ;
Les deux plateaux d'une
balance,
Et pour fléau la pauvreté.
Express, lourds,
sectionnant l'espace,
Le fer, le feu, l'eau, les charbons
Traînent
dans la nuit des wagons
Des dormeurs de première classe.
Ils
bondissent, les vagabonds.
Peur ; stupeur ; le rapide
passe.
Bétail fourbu, corps épuisés,
Blocs somnolents
que la mort rase,
Ils se signent, terrorisés.
Cri, juron, œil
fou qui s'embrase;
Ils redoutent qu'on les écrase,
Eux, les
éternels écrasés.
1934 (1959)
ibid p. 69/70
Marguerite Yourcenar a aussi traduit un grand nombre de Negro Spirituals, ces chants d’anciens esclaves noirs qui, indique-t-elle dans sa préface de Fleuve profond, sombre rivière, « est essentiellement un sermon lyrique, et les diverses variétés dont il se compose, le Shout, c'est-à-dire le cri, l'Exaltation, dont le nom se suffit, le Mellow, autrement dit la romance pieuse, la « chanson douce », sont nés le plus souvent au cours de ces assemblées illicites ou seulement à demi permises, sur les lèvres du prêcheur lui-même ou sur celles d'un fidèle saisi par l'Esprit, lançant vers Dieu sa supplication ou son témoignage aussitôt repris et amplifiés par la foule, ponctués de battements de mains, entrecoupés d’Alléluia, de Gloire à Dieu ou même de simples Hum, qui sont les bruits de fond de ces poèmes. » In préface de Fleuve profond, sombre rivière © Poésie/Gallimard, 1974, p. 33/34
Et elle ajoute, un peu plus loin :« cependant, quand on songe que le nègre des plantations avait adopté la religion de ses maîtres avec une ferveur dont le Negro Spiritual porte à jamais la trace, il est impossible de ne pas essayer de calculer ce qu'il reçut en retour. Sur ce point comme sur tant d'autres, les crimes des chrétiens contre l'esprit de l'Évangile ne se comptent plus, depuis le clergé catholique bénissant sur les rives d’Europe les vaisseaux des négriers, jusqu’aux clergymen assurant à leurs ouailles esclavagistes que les fils de Japhet tenaient de Dieu leur autorité sur les fils de Cham. » Ibid p.25/26
Elle est aussi consciente, sur un autre plan, que la seule lecture de ces traductions ne fournit qu’une approche lointaine et incomplète de ces chants, dépourvus qu’ils sont de leur résonance rythmique et de leur scansion.
À propos de la traduction, elle explique qu’il « fallait trouver une langue populaire qui n'était ni le limousin, ni le flamand, ni le normand ou le provençal ou le breton, mais qui donnât l'impression d'être immédiatement sortie du peuple. C'est d'ailleurs passionnant du point de vue de la métrique, parce que cela permet au poète une immense liberté : on peut avaler la moitié des mots, on peut avoir des rimes fausses autant qu'on en veut… On se demande parfois, à travailler dans ce genre, si la poésie française n'est pas morte de s'être trop éloignée des formes populaires. Quelque chose de l'entrain de la poésie à l'état d'enfance, voilà ce qu'il me fallait trouver. Évidemment, pour les negro-spirituals, il y a une qualité qu'on ne peut jamais rendre tout à fait, c'est la force de la voix noire. Écoutez We shall overcome chanté par des Noirs, et puis essayez de dire Nous triompherons, ou quelque chose d'approchant… Il faut accepter que le gris se substitue à l'éclatant. » […] In Les yeux ouverts © Le centurion 1981 p/ 204
Voici quelques exemples de ces traductions :
Chanson de la belle récolte
Oh,
venez peler 1' maïs,
J'
suis content !
Le
plus beau du pays,
J’
suis content
!
Jamais on n'avait vu,
J' suis content !
De maïs plus
velu,
J' suis content !
Jamais, depuis qu' j' suis né,
J'
suis content !
Des grains si bien formés,
J' suis content
!
Travaillez vite et mieux,
J' suis content !
Pour
plaire à not' Monsieur,
J' suis content !
Ses esclaves
sont bien gras,
J' suis content !
Et luisants comme des
rats,
J'
suis content !
Ceux
d' Monsieur Jones sont maigres,
J' suis content !
Il affame ses
pauv' nègres,
J' suis content !
Mais nous sommes bien
nourris,
J' suis content!
De beaux épis d' maïs,
J' suis
content!
In Fleuve profond, sombre rivière, © Poésie/Gallimard, 2005, p.71/72
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Chanson d’esclaves : guerre de Sécession
Plus
d' bloc au marché pour moi !
Oh, jamais plus !
Plus d' coups
d' fouet sur 1' dos pour moi !
Oh, jamais plus !
(Par
milliers, les hommes sont partis !)
Non, plus d' rations d'
maïs pour moi !
Oh, jamais plus !
Non, plus d' sel rationné
pour moi !
Oh, jamais plus !
(Par milliers, les hommes sont
partis !)
Plus d' maîtresse braillant après moi !
Oh,
jamais plus !
Plus d' coups d' fouet sur 1' dos pour moi !
Oh,
jamais plus !
(Par milliers, les hommes sont partis !)
Ibid p 77
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Fleuve profond, sombre rivière…
J'
connais une grande rivière,
C'est pas 1' Mississippi,
Et c'est
pas 1' Muskegee,
C'est pas un trou boueux entre moi et mon
Dieu !
La promesse qui m' console,
C'est pas une vaine
parole,
C'est pas l’ prêcheur qui gueule,
C'est l'espoir du
salut qu'est fondé sur Dieu seul !
Fleuve profond, sombre
rivière,
Jourdain, Jourdain, entre moi et mon Dieu,
Bâtissez-moi
un pont d' prières,
Et qu' j'arrive à Faut' bord, au camp'ment,
au saint lieu !
Ibid p. 129
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Les enfants de Dieu n’vont pas nu-pieds
J'ai
une belle robe, t' as une belle robe,
Les enfants d' Dieu ont tous
une robe…
Quand j' m'en irai au Paradis,
Je m'en vais
mettre mes beaux habits,
J' vais chahuter dans 1' ciel de Dieu,
En
long, en large, dans 1' grand ciel bleu…
(Tous ceux qui
causent du Paradis,
Ils n'iront pas en Paradis…)
J'ai des
grandes ailes, t'as des grandes ailes,
Les enfants d' Dieu ont
tous des ailes…
Quand j' m'en irai au Paradis,
J' vais
mettre mes grandes ailes moi-z-aussi,
J' m'en vais voler dans 1'
ciel de Dieu,
En long, en large, dans 1' grand ciel bleu…
(Tous
ceux qui causent du Paradis,
Ils n'iront pas en Paradis…)
J'ai
une belle harpe, t' as une belle harpe,
Les enfants d' Dieu ont
tous une harpe…[…]
Ibid p. 150
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Train céleste
Montez
dans l'train, les p'tits enfants,
Ya d' la place dans 1'
compartiment!
P'tits enfants, v'là l'train, montez d'ssus!
Celui
qui l’ conduit, c'est Jésus !
C'est l’ train d'
l'Évangile qu' entre en gare,
La terre tremble à chaque tour
d'essieu,
L' même prix pour tous, pas d' place à part,
V’
la l'engin qui conduit aux cieux !
Montez tous, pas
d'hésitation !
Dans c' train-là, plus d' ségrégation!
Le
ciel à la prochaine station !
Ibid p. 152
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Tant que l’ sang chaud coule dans vos veines
Oh,
n'oubliez pas vot' mère,
Tant qu' vous voyagez sur la
terre;
Donnez-lui toujours un coup d' main,
Car elle vous berça
sur son sein;
Pour vous elle a souffert mille peines,
Tant que
1' sang chaud coule dans vos veines...
Oh, rappelez-vous
toujours son nom !
Elle vous gâtait dans sa maison,
Et jamais
vous n' vous sentiez seul;
Mais v'là qu'elle est dans son
linceul;
Elle chante au ciel à perdre baleine,
Tant que 1'
sang chaud coule dans vos veines !
Vot' père peut vous
flanquer dehors
Et n' pas vous revoir jusqu'à sa mort,
Mais
tant qu' vot' mère prend vot' parti,
Peut vous importe c' qu'il
fait et dit !
Vot' mère vous console dans la peine,
Tant que
l'sang chaud coule dans vos veines !
Oh, n'oubliez pas vot'
mère,
Où qu' vous voyagiez sur la terre !
[…]
Ibid p.257
Bibliographie poétique
-
Le Jardin des chimères © Librairie Académique Perrin, 1921
-
Fleuve profond, Sombre Rivière, traductions de Negro Spirituals, © Gallimard, 1964
-
Feux © L’imaginaire/Gallimard,(poèmes en prose), 1974
-
Les Charités d'Alcippe © Gallimard, 1984
Internet
-
Sur Wikipedia, une biobibliographie
-
Une vidéo portrait sur l'INA
Contribution de Jean Gédéon
Merci pour cet article et cette belle petite anthologie qui me donne envie de relire Marguerite Yourcenar, là, maintenant, tout de suite!
Rédigé par : Annabelle Felten | 24 juillet 2013 à 13:29