tout en haut d'une branche / haute sur la branche /
brille une fleur / abandonnée ? Jamais
atteinte ? / seule / triste ? / une fleur
haute sur la branche brille
comme appel ou gloire / souvenir /
de toi / tendresse flamme
où crépitent les exils / feu qui
illumine tes visages /
petits jours où tu voles comme noms
de toi / haute sur la branche
abandonnée ? / jamais atteinte ? /
brilles-tu ? / brûles-tu ? / dis-tu mon nom ?
In L'Opération d'amour, commentaires, © Gallimard 2006, traduit par Jacques Ancet, p.44
Juan Gelman, né en Argentine en 1930, est un exilé. Il a dû fuir son pays, au péril de sa vie en 1975, et emporte dans ses bagages la douleur de l'exil, aggravée par l'arrestation de ses deux fils et de sa belle-fille enceinte et par la disparition des deux derniers et de l'enfant qu'elle portait.
Quand il rédige – dans son idiome natal, le parler de Buenos Aires – ce recueil, entre 1978 et 1979, il navigue de Rome à Madrid, Paris, Zurich, Genève, et Calella de la Costa, en Catalogne.
Il se nourrit alors de poésie espagnole et de grands mystiques, tels Jean de la Croix et Thérèse d'Avila, comme lui, jadis, affrontés au désert intérieur et en quête de l'Autre.
L'Opération d'amour est d'ailleurs un titre emprunté à Thérèse d'Avila, par Jacques Ancet, son traducteur. À sa sortie en espagnol, le recueil s'appelait Citas y Comentarios, titre difficilement poétique.
L'auteur survit à ce drame familial grâce à sa force intérieure et par l'écriture.
Il écrit des quatrains et emploie l'hendécasyllabe, le grand vers classique hispanique de 11 syllabes, mais il écrit sans majuscules, sans ponctuation, des poèmes juste scandés par des barres, comme autant de cris – barres que l'on retrouve, bien plus tard, dans l'écriture de Lionel Jung-Allégret.
commentaire XXXI (Saint-Jean de la Croix)
avec pieds d'amour qui me portent
vers toi sans voir où tu te poses
prends appui contre la douleur
que je te donne / toi qui toute
douleur défais / te voir n'est pas
te voir ou t'avoir / ne pas te
voir n'est pas te perdre être sans
toi comme abandon sécheresse /
patrie de grâce / Tu es pleine
de dignité / ou de midi /
tu travailles cachée en moi
et plus je te cherche au-dehors
et plus tu es cachée / de toi /
dans le mitan de mon âme / où
je me cache pour te voir plus /
couchée dans la lumière / amour
qui comme un aveugle te palpe
dans le bonheur l'adversité /
aime ce qu'il ne comprend comme
un comprendre de toi en toi /
ou qui tourne en toi / pauvre / nu /
détruit dans le feu comme toi /
qui vole avec toi sur la dure
présentation de tes absences
Ibid p.62/63
Parlant de lui, Jacques Ancet, son traducteur, dit qu'il s'agit « d'une belle personne » et qu'il compte ces textes parmi les plus forts de l'écriture de Juan Gelman. Il ajoute que, par un concours de circonstances, lui-même venait juste de finir la traduction de Jean de La Croix, quand il a commencé à traduire ces poèmes.
Citations, écrit à Rome en novembre et décembre 1979, est de la même veine que les précédents et figure dans la deuxième partie du recueil.
et tout le corps endolori / et froid /
et le cœur tout refroidi comme si
d'âme il n'en avait plus / ou respirer
pour souffler / mourir / donner vie à l'âme /
Durer ainsi des jours et des jours / comme
la souffrance qui brûle d'elle-même /
et l'âme en ses petits pas dans la dé-
solation comme toi / que ta parole
vienne de l'intérieur / n'apporte peine /
n'angoisse ma peau / ne me mette à mort /
ne me détruise / ne me dissémine /
c'est-à-dire aime-moi toi / aime-moi
ibid citations p.122
À la fin de ce livre, figure un texte de Julio Cortázar, Contre les toiles d'araignées de l'habitude, texte paru dans une traduction italienne des œuvres complètes de Juan Gelman, qui mérite d'être, en partie, transcrit.
Chez cet homme dont on a décimé la famille, qui a vu mourir ou disparaître ses amis les plus chers, nul n'a pu tuer la volonté de dépasser cette somme d'horreurs en un choc en retour affirmatif et créateur de vie nouvelle. Peut-être le plus admirable de sa poésie est-il cette presque inconcevable tendresse, là où serait beaucoup plus justifié le paroxysme du refus et de la dénonciation, cette invocation à tant d'ombres venue d'une voix qui apaise et soulage, une incessante caresse de mots sur des tombes inconnues.
Le recueil suivant Lettre ouverte, est suivi de Sous la pluie étrangère. La traduction est également de Jacques Ancet, ainsi que la quatrième de couverture, dont voici un extrait :
Lettre ouverte est sans doute le texte le plus extrême de Juan Gelman. Peut-être parce que, dans un bouleversement affectif et langagier qui, à ma connaissance, n'a pas d'équivalent dans la poésie contemporaine, s'y exprime l'extrême du désarroi et de la souffrance – au sens propre : une passion. Celle du père crucifié par la disparition du fils.
(…)
la tête basse brûlante mon âme
mouille un doigt dans ton nom / elle écrit les
parois de la nuit avec ton nom /
ne sert à rien : saigne sérieusement /
te fixe âme à âme / s'encréature /
s'ouvre la poitrine pour t'accueillir /
t'abriter / te réunir / démourir /
petit soulier de toi qui marche sur
le souffroir du monde l'attendrissant /
clarté piétinée / eau détruite qui
ainsi parles / crépites / brûles / veux /
m'offres tes jamais comme un enfant même
In Lettre ouverte © Caractères 2011, p.29
Traduire ce texte, ajoute J.Ancet dans sa préface, est donc également une expérience extrême. Une passion, aussi, pour le traducteur. Car comment traduire ce qui violente à ce point la langue ? De ce point de vue on a essayé d'aller le plus loin possible, tout en sachant qu'on ne pourra produire ici qu'un écho déformé de l'original.
À l'heure d'aujourd'hui, c'est un écho d'autant plus précieux que le poète est décédé à l'âge de 83 ans, le mardi 14 janvier dernier, à Mexico, où il s'était installé, il y a plus de vingt ans. Voir l'article du Monde de Florence Noiville.
Ainsi écrivait-il dans Sous la pluie étrangère, (notes au pied d'une défaite) Rome, mai 1980
V
Des devoirs de l'exil :
ne pas oublier l'exil /
combattre la langue qui combat l'exil !
pas oublier l'exil / autrement dit la terre /
ou la patrie ou bon lait ou mouchoir
où nous vibrions / nous vivions enfants /
pas oublier les raisons de l'exil /
dictature militaire / ou erreurs
commises par nous pour toi / contre toi /
terre dont nous sommes et qui nous étais
là à nos pieds / comme une aube étendue /
et toi / toi tout petit cœur qui regarde
n'importe quel matin comme un oubli /
non n'oublie pas d'oublier l'oubli
Ibid Sous la pluie étrangère, p.85
Les mots de Jacques Ancet, toujours dans la préface de ce livre, clôtureront parfaitement cet hommage.
Pour que ce grand poète qu'est Juan Gelman nous soit un peu mieux révélé dans toute sa nature : celle d'un homme qui, face aux atrocités et aux désespoirs de la vie a su résister non par la haine, la rancœur ou la soif de vengeance, mais par l'amour, la beauté, l'enfance. Et par la poésie qui les réunit tous. Une poésie qui, dans le bouleversement et l'intensité qui sont les siens, est un acte de vie interminablement jeté à la face de la mort.
Bibliographie partielle
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L'opération d'amour © Gallimard 2006
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Lettre ouverte suivie de Sous la pluie étrangère © Caractères 2011
Internet
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Le poète sur France culture
Contribution de Roselyne Fritel
Bonjour Roselyne,
Merci de ce beau travail. Je découvre moi-même Juan Gelman, d'autant que j'ai fait une note critique sur les deux deniers recueils de J. Ancet.
On retrouve ces barres " impressionnantes " dans l'écriture de la canadienne Denise Desautels, par exemple dans ce superbe texte " Rose Désarroi " de l'Anthologie " Pas d'ici, pas d'ailleurs " à la page 32.
Amitiés à vous deux.
France
Rédigé par : france burghelle rey | 25 janvier 2014 à 11:46