La Pierre et le sel : Bonjour Jacques. Je suis très content de te recevoir aujourd’hui pour cet entretien. Entrons tout de suite dans le vif du sujet. Tu as passé toute ton enfance et ton adolescence à Liscorno, un hameau des Côtes-d'Armor. Tu as découvert la poésie au collège. Tes premières lectures ont donc été celles d’auteurs plutôt classiques, à l’exception peut-être de Baudelaire et de Rimbaud. Tu as commencé par écrire des sonnets. Puis d’un seul coup, au lycée, il se produit comme un choc : tu découvres les poètes de la Beat Generation, et en premier Jack Kerouac. Peux-tu nous parler de cette rencontre ?
Jacques Josse : Ce fut une rencontre particulière. Je ne savais pas qu’une telle littérature existait. C’est un ami de lycée qui m’a permis de la découvrir, en m’offrant un livre : On the road, de Kerouac. Ce texte m’a bouleversé. Il parlait de la route et l’auteur évoquait ses traversées longues distances à travers l’Amérique. Je vivais dans un hameau assez fermé et je me trouvais soudain plongé dans un livre où s’exprimait ce besoin d’évasion et de liberté qui me taraudait depuis longtemps. Je découvrais surtout une langue qui m’était totalement inconnue. Spontanée, vibrante, poétique, narrative. Je nourrissais des complexes vis-à-vis de l’écriture. Là, ils ont sauté d’un coup. J’étais assez classique. Je ne parvenais pas à exprimer ce que j’avais en moi, et voilà que débarquait un auteur qui, lui, ne s’embarrassait pas de préjugés. Il mettait noir sur blanc ce qu’il vivait, minute par minute, suivant ses états d’âme, au gré de ses rencontres, de ses voyages, n’oubliant rien, évoquant sa mère, son père ouvrier typographe, ses amis en quête d’absolu. Il parlait à la première personne du singulier et disait qu’il sillonnait les États-Unis à vive allure et qu’il voulait restituer ses virées pour les vivre une seconde fois. Quand on reçoit une telle claque, on ne peut que se remettre en question. J’ai laissé tomber mes brouillons et suis peu à peu passé à autre chose. Je suis allé vers des textes plus denses, plus incisifs, nourris de réalité et de fiction, le tout étant relié, la plupart du temps, par la mémoire.
La Pierre et le sel : Quand tu as créé la revue Foldaan en 1980, est-ce que tu étais déjà passé à la prose ?
Jacques Josse : Non, je cherchais encore mon rythme, ce qui allait être le tempo des textes à venir, et je ne l’avais pas. Il y a eu différentes phases avant de parvenir à la prose. La revue Foldaan m’a aidé. Elle me permettait de me confronter aux autres écritures, celles de poètes français contemporains ; certains étaient d’ailleurs parfois assez proches des auteurs américains que je lisais alors.
La Pierre et le sel : Une question me vient à l’esprit : es-tu déjà allé aux États-Unis ?
Jacques Josse : Jamais. Jamais autrement que par les livres ou par l’imagination. J’en ai rêvé. Mais je n’éprouve plus le besoin d’y aller. Je suis par contre toujours aussi ardemment les écrivains qui évoquent les villes ou les grands espaces de ce pays qui est le leur. Je viens de lire les trois premiers livres de Mark SaFranko traduits en France, Putain d’Olivia, Confessions d’un loser et Dieu bénisse l’Amérique. Quel parcours et quelle énergie !
La Pierre et le sel : Revenons à ta découverte des auteurs de la Beat Generation. Tu es à Liscorno, hameau des Côtes-d’Armor. Tu lis Kerouac, Ginsberg et d’autres, comment ça se passe ? À l’instant où tu les lis, est-ce que tu t’évades par la lucarne de ta mansarde vers les vastes territoires de l’Amérique ou est-ce que tu es vraiment dans le livre, donc dans l’écriture ?
Jacques Josse : Quand je lis, je suis totalement dans le livre. Et en même temps, je ne peux que m’évader. C’est un processus assez naturel. L’auteur m’embarque. Il guide ma respiration. Et incite mon imaginaire à se mettre en branle. À partir de là, tout devient possible. Et il y a bien sûr des bruits extérieurs qui entrent et traversent la lecture. Une fois le livre refermé, c’est différent. Je suis encore un peu dedans et déjà ailleurs. Entre le réel et la fiction. C’est un peu ce que j’ai essayé d’évoquer dans Liscorno. Revenir sur certaines lectures fondatrices en les situant dans le temps et dans l’espace. Dire ce qui se passait autour de moi au moment même où mon esprit vagabondait à Los Angeles ou à Mexico. Imaginer ce qui vibrait là-bas tandis que j’entendais en bas les bruits des tracteurs ou des vaches qui revenaient des champs. Ce sont des rythmes différents, mais des pulsions de vie qui permettent, mine de rien, d’un bord à l’autre du monde, aux hommes de continuer à aller de l’avant.
La Pierre et le sel : Ton hameau est comme une caisse de résonance pour ces poètes-là. Mais on ne peut pas réduire ton œuvre à la découverte de la Beat Generation. Une des caractéristiques de ta prose est qu’elle est courte, incisive. Elle procède souvent par courtes propositions indépendantes, juxtaposées ou coordonnées, ce qui donne une impression de vivacité. Ton écriture a à voir avec la mer par sa façon de se déployer en vagues successives. Tu es un amoureux de la poésie sous de nombreuses formes. Il y a certes les poètes de la Beat Generation, mais il y a aussi des poètes belges, français, tchèques, etc. Comment les as-tu découverts ?
Jacques Josse : Il y a beaucoup de hasard là-dedans. J’ai l’impression d’avoir, presque toujours, trouvé les bons livres au bon moment. Il y a comme une prédisposition. Je flâne en librairie, je fouille, je picore, je regarde si ça peut m’intéresser. C’est de cette façon que je suis tombé sur Hrabal. La découverte de son œuvre a été pour moi aussi importante que celle de Kerouac. L’ayant lu, j’ai éprouvé le besoin de partir à Prague, d’aller sillonner les lieux où il vivait. J’ai lu tout ce qui a été traduit en France et j’attends la suite avec impatience. Il y a des similitudes entre Kerouac et Hrabal : les amitiés fortes, le voyage, les palabres, la prise en compte du quotidien, l’écriture spontanée, la précision des séquences transmises, le brouhaha des bars, la part belle réservée à l’autobiographie, la présence des autres.
La Pierre et le sel : Dans ton itinéraire d’écriture, il me semble qu’il y a depuis ces dernières années une modification notable. Je m’explique. Longtemps tu as utilisé le pronom personnel « il », ce qui t’a permis de livrer « sous couvert » des éléments autobiographiques et en même temps d’y introduire de l’imaginaire. Cette manière d’écrire culmine avec Cloués au port dont la forme, qui relève du roman, te permet d’accentuer encore ce côté autobiographique, intime même, par le biais de personnages. Mais avec Terminus Rennes et Liscorno, tu adoptes le pronom personnel « je ». D’un seul coup, ta démarche bascule clairement dans l’autobiographie. Ce mouvement est tout particulièrement sensible dans Liscorno. Dans ce livre qui a été publié par les éditions Apogée, c’est de toi que tu parles, de ton enfance, de ton adolescence, de ton père, de tel ou tel personnage de la vie réelle. Parle-nous de ce passage du « il » au « je ».
Jacques Josse : Il faut parfois du temps avant de pouvoir parler de soi à la première personne. J’étais tétanisé par ce foutu « je ». Peur de me mettre en avant. Alors j’ai longtemps biaisé en utilisant le « il » ou le « on ». Mais avec Terminus Rennes et Liscorno, c’est venu très naturellement. Je ne me voyais pas écrire cela en usant de faux fuyants. J’ai pu m’exprimer simplement, même si j’ai tenu à rester discret dans ces deux livres. Ils se nourrissent d’abord de mes proches et de tous les autres personnages qui m’entouraient.
La Pierre et le sel : Ces personnages étaient déjà présents dans Cloués au port, mais là leur description s’intensifie, notamment lorsque tu parles du père dont le portrait est extrêmement touchant. Tu réussis à dire avec pudeur et justesse ce qu’auparavant tu n’avais jamais réussi à dire. Il est évident que tu aimes parler des autres, mais souvent, quand on parle des autres, on adopte une certaine forme de distance. Toi, tu les intègres, non seulement à ton écriture, mais aussi à ta propre vie. Comment vis-tu l’écriture des autres ?
Jacques Josse : Je ne peux pas vivre sans les autres. Il y a les personnages réels qui sont là, il y a ceux qui sont décédés, mais qui pour moi sont toujours présents, et enfin il y a les poètes et écrivains que je ne connais qu’à travers les livres. Tous existent à leur façon. Ils font partie de mon monde et m’apportent beaucoup. Ce sont des compagnons de vie, de réflexion et de voyage.
La Pierre et le sel : Avec Liscorno, tu es allé très loin dans l’autobiographie. Estimes-tu être arrivé au bout d’une certaine démarche ou penses-tu approfondir encore, je pense à un portrait de la « mère » qui, dans tes livres, reste sous-entendue ?
Jacques Josse : À la fin du livre, je pars en région parisienne. Je me retrouve à Trappes, en banlieue ouest. J’y ai vécu cinq ans. J’y ai beaucoup lu et largement arpenté la ville. J’aimerais revenir sur quelques-uns des auteurs découverts là-bas : Franck Venaille, Emmanuel Bove, John Fante, Charles Bukowski. Mais ce ne sera pas une suite à Liscorno. Je pense en effet être arrivé à un carrefour. Peut-être même au bout de quelque chose. Face, pour l’instant, à un grand vide.
La Pierre et le sel : Il me faut évoquer maintenant d’autres aspects de ta démarche. Tu as animé la revue Foldaan de 1981 à 1987, puis créé les éditions Wigwam qui ont publié de 1991 à 2010 pas moins de quatre-vingt-un poètes, parfois totalement inconnus. Par ailleurs, tu diriges la collection Piqué d’étoiles, aux éditions Apogée. Peux-tu nous dire quelques mots de ces activités ?
Jacques Josse : En créant la revue Foldaan, j’avais envie de m’entourer, d’inviter à ma table d’autres solitaires avec lesquels je me sentais des affinités. Dans la collection Wigwam, j’ai publié des poètes contemporains qui me parlaient, me bousculaient, m’interrogeaient, et que j’appréciais. L’idée était de les regrouper dans une collection. Ça s’est arrêté en 2010. Aujourd’hui, je m’occupe de la collection Piqué d’étoiles chez Apogée. C’est le même esprit : donner vie aux textes que j’aime, les porter vers les lecteurs. C’est un peu un rôle de passeur, même si le mot est galvaudé.
La pierre et le sel : Récemment, tu as reçu un prix qui s’appelle Loin du marketing. J’ai lu l’article te concernant et je l’ai trouvé jubilatoire. Apparemment c’est un prix clin d’œil qui n’a ni sonnant ni trébuchant. De quoi s’agit-il ?
Jacques Josse : Ce prix existe depuis quelques années. Il a été créé par Gérard Lambert-Ullmann, qui a longtemps tenu la librairie Voix au chapitre à Saint-Nazaire. Il est attribué à un écrivain publié par des maisons d’édition qui n’ont pas les moyens de payer des attachés de presse ou des placards publicitaires dans les journaux pour valoriser leurs publications. Cet auteur ne peut donc compter que sur sa propre écriture pour avoir un lectorat. Le prix est décerné chaque 15 août, au moment où tous les commerciaux sont en vacances ! Il s’agit bien d’un clin d’œil. Et c’est bien sûr totalement honorifique. La récompense suprême, c’est d’aller casser la croûte à Saint-Nazaire, avec Gérard Lambert-Ullmann.
« Des soirs comme celui-ci, pris dans le jaune pâle – le faux soleil – de ma tanière, je me verse à boire, j’ouvre un livre et je voyage, seul à seul avec Thomas Bernhard, Stig Dagerman, Serge Essenine ou un autre…
L’autre, ce soir, s’appelle Jack Kerouac. Il dévale les collines alentour, emprunte la rocade et déboule à proximité, sortie bretelle route de Nantes, prêt à vivre une mort buissonnière durant deux, trois pages, guère plus.
Du doigt, je pointe la rue. Risque un regard au-dehors… Rien à voir, bien sûr, avec les néons rouges de Times Square. On est loin du Rialto, loin du Livingstone Hall et plus loin encore des remous de la rivière Harlem… Je suis à Rennes, Bretagne, dans un appart – qui surplombe un bar, un abribus, une boucherie halal, un restaurant cambodgien – en train de buvoter un cognac ambré identique à celui que sirota jadis Kerouac, bercé par les cris répétés des goélands de l’Iroise, chez son soi-disant cousin Ulysse Lebris. »
In Les Lisières (extrait), © Apogée, 2008
Bibliographie partielle (dernières parutions)
-
J’ai pas mal d’écume dans le cigare, La Digitale, 2014
-
Hameau mort, Jacques Brémond (2014)
-
Liscorno, Apogée (2014)
-
Terminus Rennes, Apogée (2012)
-
Cloués au port, Quidam (2011)
-
Journal d’absence, Apogée (2010)
-
Près du pilier, La Digitale (2008)
-
Les Lisières, Apogée (2008)
Internet
Contribution de Alain Roussel