« J'aimerais aussi que l'on perçoive, au-delà de certaines images sombres, la présence d'une lumière que je me suis efforcé de conquérir, puis de préserver, et que ces poèmes, sous leur forme parfois tragique, soient générateurs d'exaltation, de vitalité et finalement d'espérance. »
Ainsi Jean Joubert concluait-il la préface de son Anthologie personnelle parue chez Actes Sud en 1997. À l'heure où ses amis l'accompagnent pour un dernier voyage après son décès le 28 novembre 2015, quelques-uns de ses textes disent ici ce que fut la poésie toute de sensibilité et d'attention au monde et à autrui qui fut la sienne et nous restera.
Visages
Le visage que tu portes,
où tu caches sous la peau
de farouches animaux
qui rôdent dans les clairières,
arrache-le ! Tu retrouves
sous la ténébreuse image
la nuit d’un autre visage
qu’il faut encore déchirer.
Et de visage en visage
arrachés et déchirés,
lèvres noires, plaies figées
au rivage du miroir,
tu gagnes ta propre image,
ta demeure d’écorché
où des griffes de clarté
poussent d’étranges ravages :
beau visage de vivant,
camaïeu d’os et de nerfs,
forêt de veines, d’artères
où battent les tambours du sang.
In Anthologie personnelle, © Actes Sud, 1997, p.57
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Les trois voix
I
Qu’est-ce que c’est, cette voix qui monte de la terre,
cette voix que bave, dirait-on, la bouche fêlée de la terre
et qui serait peut-être bruit d’arbre, bruit de vent
ou d’invisible bête,
s’il n’y avait soudain comme des bribes de paroles,
des mots mâchés, des débris de syllabes,
des bruits de gorge :
paroles d’homme alors, dirait-on,
dans le silence de la terre.
Mais ce serait une langue barbare,
étrangère à la clarté de la terre :
une langue comme une maison déserte
où le vent siffle, où la charpente craque,
où choient les ombres et les pierres.
Et cette voix ardente et déchirée
que fait-elle à rôder sur une terre de silence ?
Que cherche-t-elle, balbutiante, à dire
avec un pathétique effort ?
Et n’est-ce pas vers moi,
la sentinelle, le veilleur,
qu’elle est tendue,
pour me souffler quoi,
qui s’étrangle, s’efface, est avalé
par la bouche blessée et, dirait-on, boueuse
de la terre.
Boueuse et muette désormais.
Et ce qui m’a frôlé, cette nuit,
cette voix d’homme souterrain peut-être
ou d’arbre, de vent ou de bête,
me laisse inconsolé,
dans le silence des étoiles.
II
Cette autre bouche, humaine, péremptoire,
tranchante dans ses palais de glace,
bouche bavarde, vite éclatée
en mille échos sonores
ne m’a rien dit
sur le vertige des étoiles.
De ses éclats je n’attends rien
dans la quête où nous sommes
d’une clarté.
N’y aurait-il alors qu’une autre parole
portée par l’eau amie
sur la terre où nous sommes
et par le vent, le feu
et l’alliance de leurs voix ?
Notre pacte alors,
dans l’attente où nous sommes,
serait, au seuil du soir,
serments de veille et d’amour
et d’écoute.
Signe menu, ce matin :
le chant du merle,
à l’aube, entre les tours.
III
N’y aurait-il alors que cette voix profonde
perçue jadis dans la forêt d’enfance
et le jardin d’amour et la rivière
et la seule maison vive dans la mémoire
où les femmes tissaient les mots de la légende :
voix venue de temps immémoriaux,
passant de bouche en bouche
et qui, dans le brouillard, nommait les dieux,
car tout alors baignait dans l’absolue beauté
de leur présence.
Et ils couraient dans les moissons,
mangeaient le pain,
dormaient sur notre paille,
tendres et familiers.
C’est en musique désormais que leurs voix
et la voix des femmes se prolongent
et s’efforcent vers nous,
vers l’espérance de nos cœurs.
Et c’est alors qu’il faut saisir,
aimer, bercer cette parole
dans la naissance du poème.
In L’alphabet des ombres, © Bruno Doucey – mars 2014, Collection « Soleil noir », pp.51-54
Internet
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La Pierre et le Sel : Jean Joubert | un poète aux deux rives, une contribution de Jean Gédéon
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La Pierre et le Sel : Jean Joubert | L'alphabet des ombres, une contribution d'Annie Estèves
Contribution de PPierre Kobel
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