En introduction de son livre Rouge — Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau écrit :
Pour les sciences humaines, parler de « couleur rouge » est presque un pléonasme. Le rouge est une couleur archétypale, la première que l’homme a maîtrisée, fabriquée, reproduite, déclinée en différentes nuances, d’abord en peinture, plus tard en teinture. Cela lui a donné pour de longs millénaires la primauté sur toutes les autres couleurs. Cela explique aussi pourquoi dans de nombreuses langues un même mot peut signifier tout ensemble « rouge », « beau » et « coloré ». […] le rouge reste la couleur la plus forte, la plus remarquable, la plus riche d’horizons poétiques, oniriques ou symboliques.
Pour aller dans le sens de ces propos suivent ces quatre textes.
Robert Desnos
Le Coquelicot
Le champ de blé met sa cocarde
Coquelicot.
Voici l’été, le temps me tarde
De voir l’arc-en-ciel refleurir.
L’orage fuit, il va mourir,
Nous irons te cueillir bientôt,
Coquelicot.
In Chantefleurs
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Louis Aragon
L’affiche rouge
Vous n’avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.
In Le Roman inachevé, © Gallimard
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Kettly Mars
Dérive en rouge
Parce que chaque mot cache une fin du monde
et que l’ombre rend plus vive la lumière
la vie belle de sa blessure rouge
flamboie de tristesses éparpillées
Un rouge exubérant à en mourir
un rouge à aimer sans prendre souffle
à boire comme un merveilleux poison
Le rouge de mon amour me brûle si fort
Le flamboyant rouge au silence violent
feu de joie ou sacrifice sanglant
le flamboyant carnivore suce le sang de l’été
mon cœur en fait autant, j’en suis maculée
Nous sommes comme des amants voraces
Qui me dira qu’il n’est pas beau de pleurer
qui me dira de me livrer dans l’instant vermeil
et pourquoi le sang tenace de l’été renaît
dans l’orgasme du flamboyant
Un pétale deux pétales trois pétales
rouge sang rouge vulve rouge Ogou
Tu dérives ma fille, tu dérives et t’emmêles
point de garde-fou dans la saison du flamboyant
La passion est rouge, rouge et mouvante
elle exulte au cœur de l’été en chute libre
Et mon désir sans aucune honte me colle au corps
omniprésent omnivore affamé d’instants multicolores
Le rouge flamboyant dans mes veines réclame son dû
comme les lèvres dévorantes d’un été scandaleux
In Terre de femmes. 150 ans de poésie féminine en Haïti, © Bruno Doucey, 2010
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Rouge Rothko
Faut-il me jeter tête en avant dans votre toile en feu ?
Choisir la plus rouge, la plus incandescente, la plus haute ?
Traverser des parois de coquelicots des gorges de salamandres
des pépins de grenades des gouttes de sang frais ?
Devenir torche ou tornade ?
Qu’enfin tombe en cendres le trop qui m’entrave.
Qu’enfin s’ouvre l’au-delà caché derrière l’iris.
Approcher, ne serait-ce que d’une largeur de paume, la calme
vibration de ce qui brûle, là-bas derrière les pigments, dans un
tout près insaisissable, dans un sans cesse habité par la joie —
oui, la joie, je veux le croire.
Séjour de la lumière, comment te rejoindre ?
Faut-il grimper un à un les barreaux de votre échelle de Jacob ?
Ou la descendre, comme on descend en soi-même, par seuils
successifs au long de la vie, en voyage depuis l’humus brun des
origines vers ce blanc éblouissant qui mange les paroles, dissout les peurs et les spectres.
Blanc chauffé à blanc, ouvrant sur… ?
Échelle ou marelle ?
Une marelle inversée, la terre à la place du ciel, le lourd au
sommet, pesant son poids de chair avec son fracas familier,
tandis qu’à l’étage inférieur, des fenêtres ou reflets de fenêtres
appellent, appellent.
Peut-être suffit-il de sauter ?
D’une case à l’autre, à cloche-pied, en toute innocence ?
Jouer ?
Jouer à en perdre haleine ?
Jouer très sérieusement.
Monter descendre monter descendre, de haut en bas et de bas en
haut, vite, de plus en plus vite, de plus en plus abandonnée, de
plus en plus confiante, comme un derviche cherchant l’extase,
comme le poète Rumi chantant les atomes de l’univers, ivre du
« Soleil de Tabriz ».
Votre tableau est un « Soleil de Tabriz ».
J’attends qu’il me consume.
In Rouge Rothko, © Apogée, 2009
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Contribution de PPierre Kobel