Marie-Hélène Prouteau évoque dans La Petite plage le drame des migrants et la situation de non-accueil qui leur est faite. À partir d’une évocation poétique de la construction de la chapelle et du prieuré de Lochrist qui n’est pas sans rappeler certains accents des Pierres sauvages, le roman que Fernand Pouillon consacra à la construction de l’abbaye du Thoronet, elle établit un lien avec cette dramatique et inacceptable actualité. Loin de la plage tranquille, loin de ce lieu de recueillement, le droit d’asile est bafoué et les migrants sont laissés à l’abandon des eaux et de la rue pour ceux qui ne s’y noient pas.
La chapelle de Lochrist, à quelques plis de dunes de la petite plage. Je la connais bien. Je l’aperçois à travers la vitre de la voiture. Grisaille du ciel décoloré. Il tombe une petite pluie, un crachin côtier qui m’est familier.
La vieille chapelle se refait une beauté. En garant ma voiture, je repère tout de suite les échafaudages. Col de manteau relevé, je m’approche.
Tic-toc, tic-toc : le bruit régulier d’un outil sur la pierre libère une note de gaieté dans cet enclos tissé de silence. Le clocher de la chapelle est tout emmailloté de barres métalliques. Je lève les yeux. Je ne vois plus les fougères accrochées au clocher. Ni les petites touffes jaunes des genêts. Les fenêtres doubles ne laissent plus passer les oiseaux effrayés par le bruit. J’aperçois deux tailleurs de pierre en haut sur le clocher, à hauteur des mottes de nuages.
Tic-toc, tic-toc. Ces deux artisans d’aujourd’hui mettent leurs mains dans celles des ouvriers d’il y a mille ans. Ici, il y eut un très grand prieuré dont il ne reste que la chapelle. Des hommes comme eux, qui savaient faire, ont monté des gros moellons, les ont façonnés, taillés, dégrossis au ciseau et au burin.
Deux notes. Ce tic-toc est le récital parfait. Le chant de la taille qui redonne vie aux pierres et aux hommes de bure. Les extrémités du temps se touchent : ce bruit qui martèle le granit suffit à me faire traverser des siècles. Il me semble percevoir dans l’air des vibrations d’une autre époque. Je ne m’étonne pas d’entendre des bruits de pas sur les dalles. Dans le cloître sombre et frais, des moines marchent et prient. Tout à l’heure, ils iront chanter les laudes dans la chapelle.
Ces hommes se sont reconnus dans le silence.
J’imagine leur ordinaire : pain noir, miel des ruches, coquillages et poissons de la baie.
Mais les temps sont ce qu’ils sont, il faut bien vivre, la dîme perçue et les revenus de la foire durant la fête de la croix remplissent les coffres du prieuré de monnaies sonnantes et trébuchantes. Une vraie manne, cette foule des pèlerins malades, venus de loin pour les eaux guérisseuses de la fontaine. Est-ce le roulement d’une charrette de sacs de farine, en prévision du pardon, que j’entends dans l’allée près de l’enclos ?
Je vois les deux hommes manier les outils, mouvements rapides et sûrs des mains tannées par le soleil et la rudesse des matériaux qu’elles touchent.
Je me souviens d’une enluminure du Moyen Âge qui représentait des tailleurs de pierre. Avec une malice irrévérencieuse propre à cet art, cette enluminure bousculait les proportions entre les choses et les êtres pour s’amuser de leur relativité. J’y ai découvert qu’une simple main peut être plus grande que le donjon du seigneur. La main a ses rêves. Ces deux artisans se lèvent le matin avec l’idée de vêtir l’air de ce qu’il y a de plus beau. Qui sait si ces quatre mains besogneuses n’aspirent pas à bâtir une cathédrale ?
La matière aussi a ses rêveries.
Le granit n’a pas l’échine souple. Il a un désir de hauteur et de l’affection pour le grand air. Il appelle le ciel sans limites de la baie du Kernic toute proche. Il monte à l’assaut des vents, tels les gréements des voiliers dans la tempête.
J’admire ces hommes. Ils tracent des lignes invisibles depuis le clocher de la chapelle jusqu’aux dunes de Keremma à la somptueuse nudité. Entre ce lieu créé de la main humaine et l’autre, atelier du ciel et de la mer, l’esprit parle. L’on approche un peu de la lumière. Le labeur de ces ouvriers relie ces points par la grâce d’un antique savoir.
Leur leçon, n’est-ce pas de nous faire lever la tête, nous qui la courbons sous le ciel intraitable du temps présent ?
Je laisse à leur besogne ces deux servants qui érigent une maison de lumière et retourne à la voiture. L’autoradio resté branché diffuse le bulletin d’informations. « Un nouveau drame à Lampedusa sur un bateau de réfugiés en provenance de Libye. Trois cents morts »
Je n’écoute pas la suite. La vitre s’embue, à moins que ce ne soient mes yeux. Un nœud noir me prend la gorge.
Un verset me revient : « J’étais étranger et vous m’avez recueilli ». Une des sept œuvres de miséricorde. Accueillir ceux qui souffrent, donner à plus pauvre que soi le pain, on ne saurait mieux dire. Dans l’eau de la cruche que le frère convers versait aux miséreux, les moines savaient que la source s’attarde, comme un cadeau du ciel. Mais le ciel pour moi est muet. Comme il le fut pour ces femmes et ces hommes abandonnés sans secours au large de Lampedusa.
Ces réfugiés sont pareils aux serfs persécutés par les seigneurs et qu’on chassait de partout. C’était au Moyen Âge, en ces temps qu’on dit obscurs. Le droit d’asile, les moines du prieuré de Lochrist le possédaient. Ils en usaient quand ils ouvraient leur porte à tous les réprouvés.
La tranquille assurance de ces moines me conforte : nous sommes bien sur la même terre. Certains, aujourd’hui, ont moins que d’autres le droit d’habiter cette planète.
In La Petite plage, extrait, Édition La Part Commune, 2015.
Bibliographie partielle
- Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage, © La Part Commune, 2015
- Bruno Doucey et Pierre Kobel, Passagers d’exil, © Bruno Doucey, collection Poés’idéal, 2017
Internet
Contribution de PPierre Kobel