En juin 1957, J.P. de Dadelsen meurt à quarante-quatre ans d’une tumeur au cerveau.
Alsacien et agrégé d’allemand, officier parachutiste en 1942, dans les Forces Françaises Libres, puis correspondant étranger de Combat, le journal de son ami Albert Camus, conférencier de talent, conseiller d’organisations européennes et internationales où il brilla par son charme et sa culture, il a vécu sa courte vie avec fougue et intensité.
Ce n’est qu’en 1952 qu’il sort de l’ombre, comme si soudain, il y avait une sorte d’urgence, une œuvre poétique très originale qui s’apparente dans la forme à Claudel pour les versets, et pour le fond, à son souci de transcendance, avec cependant, de temps à autre, sur un arrière-plan de nostalgie, de la cocasserie, de l’ironie et une joyeuse effervescence proche de Villon .
Henri Thomas pour clore sa préface au recueil intitulé Jonas publié par Gallimard Poésie écrit de lui : « Il ne vient à la suite de personne,; il ne cadre avec rien dans nos Lettres ; ni terroristes, ni rhéteurs n’y trouveront leur compte. Nous risquons toujours d’oublier que le génie poétique se moque de nos conformistes errances. S’il nous frappe à l’improviste, ce n’est pas qu’il veuille nous surprendre; à nous de comprendre qu’il EST»
Denis de Rougemont, second préfacier du recueil écrit par ailleurs : (…) rejoignant sa vraie vocation, peut-être, il venait de donner les témoignages d’une soudaine maîtrise poétique, d’un ton nouveau dans les lettres françaises, ample, émouvant et pacifiant, compréhensif de tout l’humain du haut en bas, foncièrement réaliste et religieux. Puis, une fois de plus, il est passé au-delà, emporté par un mal qu’il avait su décrire dans un bref poème prophétique, quelques semaines avant d’en subir la première attaque, suivie d’une opération au cerveau. Fallait-il vraiment, écrivait-il alors, être « nettoyé » par cette maladie mortelle, en vue d’un nouveau travail » ?
Bach en automne
V
A travers la futaie de l’orgue le souffle qui chantera la gloire du Seigneur
Est à larges semelles boueuses pompé par le fossoyeur sacristain.
Dans son effort boiteux sur le soufflet, le bonhomme, tête levée,
Bras à la barre, les jambes écartées figure une difforme
Étoile pentagonale
À mi-chemin entre l’origine et la perfection des temps,
Cinq est le chiffre de l’homme, irrésolu parmi les choses certaines.
Désordre essentiel dans la balance. Arbre mobile,
Animal hésitant, ange aveuglé. Adam dresse dans la lumière
Le cri de son infirmité.
Le pâtre, le pêcheur, et l’arbre même sont minuscules sur la plaine.
Grand arbre horizontal, j’ai souvent regardé le fleuve. Õ platitude divine !
Tandis que sur un même obstacle l’eau successive répète une forme perpétuelle
L’Elbe depuis la mer jusqu’à ses mille sources demeure
Partout présente d’un seul tenant.
J’ai vu l’oiseau judicieux pêcher de son bec courbe et jaune,
Le soleil d’entre les nuages allumer les bulles de la carpe. Ce sont
Détails heureux. Mais gonflé de pluie ou rumeur dans la brume
La voix qu’impose le fleuve surgit de la constance
D’une eau sans visage et sans nom.
Maintenant que ma vie est étale dans la plaine assombrie
Et que la nuit avec indifférence vient lisser mes eaux taciturnes,
Accorde-moi Seigneur, à l’heure où de tes profondeurs
Affleure l’ordre sonnant des astres , de refléter encore
Leurs intervalles immuables.
In Jonas suivi de Les Ponts de Budapest © Gallimard/Poésie, p 29/30
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Vilanelle pour Betty
On demande une stewardesse ?
Mon linge est net, mon cœur marche au radar,
Je suis tendre par politesse
Ainsi résonne mainte hôtesse.
Dodo Monsieur, lolo, caca moutard.
On demande une stewardesse.
Malgré ses yeux de druidesse,
Son pouls égal, ses règles sans retard,
Elle est tendre par politesse,
Mais triste avec délicatesse,
Voici Betty ! Ah, plus d’un hospodar
A demandé la stewardesse !
Calme Betty, fraîche déesse
Pour avoir pleuré à la Saint-Médard
Qu’elle est tendre, ta politesse !
Ibid.p 46
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Logique formelle
Mais, dit un ange,
Puisque, paraît-il, l’homme est
-
formé à l’image de Dieu
-
mortel, périssable, limité, et pour tout dire
un peu stupide
et qu’entre ces deux propositions il y a
incompatibilité
donc l’homme n’existe pas.
Ibid.p 47
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Exercice pour le soir
Arrête-toi. Au lieu de haleter de seconde en seconde
Comme un torrent de roc en roc dévalant sans vertu,
Respire
Plus lentement et sans bouger, les pieds croisés, les mains jointes,
Regarde , comme si c’était le monde tout entier,
Un objet, menu et domestique, par exemple
Cette tasse.
Néglige sa courbure ce bord ondulé, ces dessins bleus.
Ne considère que l’intérieur, cette cavité blanche, cette surface
Lisse .
L’eau n’est lisse ainsi que les soirs de grand calme
Après une journée qui rassemble et retient son bonheur
Au centre du silence où s’arrête son
Souffle.
Peux-tu nommer un jour, une heure, sans reflets d’hier,
Sans impatience de demain, où ton âme fut ainsi
Lisse ? (…)
Ibid. p.56
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Il y a beau temps que le soir est tombé
Il y a beau soir que le ciel est plombé
Il y a beau ciel qu’est partie la lumière
Il y a beau jour qu’est tarie la rivière.
Voici cet oiseau passer bas sous la nue
Il faut partir et rentrer dans le noir
Il n’est plus temps de chanter dans la rue
Il est trop tard pour causer dans le soir.
Les arbres dorment comme un corps inerte,
Un papillon se hâte vers sa perte.
Seul, sans recours, il faut fermer les yeux
Et tout au fond du noir creuser vers Dieu.
Ibid. p 73
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Crépuscule
Salomon sait la malice, la ruse, l’intrigue
la longue ambition dissimulée, la grande
concupiscence du pouvoir qui brûle les chétifs,
ceux qui jamais ne furent, jamais ne seront, rois.
Salomon a vu se ranger les armées, trépignantes
de sottise sacrifiée sous les torchons sacrés.
Salomon a connu, assis sur leurs sacs de laine,
les juges frileusement jouant à décider d’autrui.
Salomon n’est pas désarmé devant le soir
qui ouvrant le sérail laisse derrière la tenture entrebâillée
une longue lueur verte mourir sur les collines confuses
d’où un jour très lointain doit venir le salut.
L’heure n’est pas aux prêtres délirants, aux mages
prophètes sautants et glapissants de haine dédiée.
L’heure est tout entière, et pour des siècles encore, à la seule
attente d’une venue qui tardera longtemps sur les collines.
Il est des siècles où le temps stagne. Pourtant
belles les moissons, pleines les brebis, à flots
les génisses au soir, les femmes à foison
à grands frais amenées entravées de soie.
Il est des nuits à se créer le vide dans l’âme
Qui plane haut au-dessus du corps contenté
Vide de toute brûlure. Il est des nuits où la chouette
Crie sans désir et sans regret dans l’arbre mort.
Ibid. p.83/84
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Psaume
La baleine, dit Jonas, c’est la guerre et son black-out.
La baleine, c’est la ville et ses puits profonds et ses casernes
La baleine, c’est la campagne et son enlisement dans la terre et l’épicerie
et la main morte et le cul mal lavé et l’argent.
La baleine, c’est la société, et ses tabous, et sa vanité, et son ignorance.
La baleine, c’est (dans bien des cas, mes frères, mes sœurs) le mariage.
La baleine, c’est l’amour de soi. Et d’autres choses encore que je vous dirai
Plus tard quand vous serez un peu moins obtus (à partir de la page x).
La baleine, c’est la vie incarnée.
La baleine, c’est la création, en fin de compte superflue, mais indispensable pour cette expérience gratuite et d’ailleurs quasiment inintelligible.
La baleine est toujours plus loin, plus vaste ; croyez-moi, on n’échappe guère, on échappe difficilement à la baleine.
La baleine est nécessaire .
Et ne croyez pas que vous allez tout comprendre comme cela d’un coup.
Car enfin,
Bien sûr la guerre est emmerdante
Bien sûr la société
Bien sûr le mariage
Mais on n’a pas encore trouvé d’autre école
De sorte qu’en fin de compte
Il ne reste en dernière analyse, comme cause d’emmerdement
Que l’amour de soi-même.
Car il faut savoir : l’on regarde au-dedans ou au dehors
(comme moi quand elle ouvrit la bouche – ou à travers moi).
Ainsi justement : la guerre,
La société, le mariage… il y en
A qui se servent comme
De tremplin pour saute plus loin qu’eux-mêmes…
Ibid p. 110
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Femmes de la plaine
les religieuses à grosses joues
rouges, à gros mollets, à gros
derrière le dimanche descendent chez
l’oncle vigneron manger la tarte aux prunes.
Il fait bleu depuis le sommet des monts
jusqu’au bas des coteaux. Mais tout cela c’est
la montagne dont parfois nous autres
gens de la plaine nous voyons au loin
une fenêtre heureuse briller dans un instant de soleil.
La plaine c’est autre chose. Entre les joncs,
parmi les roseaux glissent à long fil d’argent
et noires glissent les eaux dormantes
les eaux profondes où parfois une servante
se noie pour n’avoir pas épousé le
fils du meunier du maire ou du maréchal,
glissent les eaux dormantes sous
la chaleur de juillet équatorial
et la cigogne sur ses ailes étales
c’est en vain qu’elle survole
une demi-lieue de champs, tout est sec.
Les grenouilles d’herbe se sont blotties
sous les feuilles. Mais les eaux
glissent profondes pourtant habitées
de carpes, de brochets, de
fantômes, de songes.
Toi qui debout sur la berge regardes
et sans armes vois passer sans
bruit, vois planer la buse, et le
lapereau, toi qui regardes l’eau noire
qu’espères-tu donc ?
Ibid. p 125
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Dépassé. Provisoirement
Sombre. Mais l’espace plus vaste.
Moins de gens. Le sentier dans l’obscurité
mène-t-il vers une solitude plus vraie ?
Peut-être est-ce à cet âge, en ce lieu, ici
que se partagent les routes.
Sombres heures, journées, semaines. Ainsi
dans la plaine de ton enfance, les eaux très lisses,
très silencieuses. Et noires. Le cœur
s’est lassé de courir. A pas plus lents.
à pas presque égaux, ce cœur
nous entraîne sans bruit vers l’ampleur de la nuit.
Il ne désire plus. Ne gambade plus. Ne se cabre plus.
Mais à voix basse, dans la brise obscure, il chante encore.
Lente chanson linéaire, horizontale,
sans grincements, sans grimaces, sans cris.
Il est temps de dormir. Faut-il présentement
attendre le retour d’une aube plus mûre
pour un travail plus régulier ?
Ou faut-il déjà, faut-il vraiment, faut-il
descendre vers les rives de la grande eau souterraine ?
Ibid. p 146
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Faut-il toujours attendre ?
Cancer –est-ce prévoir ?
Attendre ? remettre le jour de se rompre et se défaire.
Cancer, fausse adolescence, construction de mort
quand il faudrait laisser le vent jeter à bas
les dernières tuiles sur la poutre vermoulue.
Le jour où l’orage le frappe
le vent de l’orage le guérit.
Le feu qui lui mordit le foie et les reins
-le guérit. Il faut mourir guéri.
Je serai nettoyé si
j’éclate au vent comme citrouille vieille.
Peut-être pour un nouveau travail, ne reprend-on
que des objets bien nettoyés ?
Ibid. p 148
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Ombre
Qu’est-ce que ça peut bien faire que le 11 novembre soit dédié aux morts du premier grand assassinat en série plutôt qu’à ceux du second ?
C’est un jour où l’on pense à des camarades, à des amis morts, on peut bien penser chacun à ses amis.
Celui qui avait des taches de rousseur sur le nez, celui qui avait une fossette au menton et une tache noisette dans ses yeux verts, celui qui, au camp d’entraînement, avant de monter dans l’avion pour sauter en parachute, chaque fois sifflait le petit air qui au cinéma annonce qu’on va voir Laurel et Hardy. Le timide aussi, et les maladroits, et ce grand garçon qui avait toujours soif et toujours sommeil. Pourquoi même limiter notre pensée amicale à ceux qui furent assassinés pendant la durée officielle et légale où la chasse à l’homme était encouragée par les pouvoirs publics ?
J’étais avec John le jour où, après un bombardement, ce mécano de Paris me dit : « Dis donc , une supposition, qu’un type soit tué par une bombe dans les cabinets, c’est-y qu’il meurt au champ d’honneur ?
John est mort en pleine paix des suites d’on ne sait quelle maladie de captivité. Maurice, ancien volontaire aux Forces Françaises, que rien n’obligeait d’aller à la guerre, qui y est allé, comme pour faire un geste d’amitié envers d’autres hommes, et qui, un soir, cinq ans après la guerre s’est senti plus fatigué que les autres soirs. Peut-être si on avait dit ce soir-là : « Tiens, on va aller voir Maurice, histoire de rigoler un peu ! », peut-être qu’on serait sorti ensemble, on aurait rigolé, il serait rentré se coucher sans ouvrir le gaz. Je ne sais pas. (…)
Ibid., p 167
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Et voici, pour terminer ce survol de la poésie de Dadelsen, ce texte écrit en mai 1957, un mois avant son décès :
Voici refermée la porte qui menait
aux eaux sombres et souterraines.
Certes, il y a encore du dégât. Un œil fermé,
Une ample cicatrice du crâne.
L’insomnie de la première partie de la nuit.
Les dents piteuses. La mémoire
Encore médiocre. Mais tout ceci vivant.
Que fera-t-on désormais ?
Un travail sédentaire, un peu solitaire.
Un séjour principal à la campagne.
Que fera-t-on ? Ce qui demandera à être fait.
Ce qui se présentera. Ce qui
Insistera. Que fera-t-on ? On vivra.
Longtemps. Patiemment. Sans protestations.
On vivra parce qu’il faut vivre, parce qu’il faut
Faire ce que l’on est né pour faire.
On ne cherchera plus à fuir. Il n’y a pas
De fuite possible, véritable. Il n’y a
Que la possibilité de faire ce qu’on est né pour faire.
Ibid. p.162
Bibliographie
- 1962 : Jonas, © Gallimard
- 1979 : Bach en automne, © Les Bibliophiles de l'Est
- 1982 : Goethe en Alsace, © Le Temps qu'il fait, où l'on trouve une partie de sa correspondance et des commentaires sur son œuvre de Denis de Rougemont, son ami, de François Mauriac et de Baptiste-Marrey notamment.
- 2006 : Jonas, suivi de Les Ponts de Budapest, © Poésie/Gallimard, Édition complétée d'inédits et de poèmes en anglais traduits par ses filles Anne et Alice.
Internet
Contribution de Jean Gédéon