trop
ardente
la faim repousse
ce qui pourrait
l'apaiser
c'est
par la fêlure
que dedans et dehors
mêlent leurs eaux
si
mes mots naissent
de mon manque
peut-être saurai-je
parler
à ta faim
Ainsi
s'ouvre Ce pays du silence, recueil paru aux éditions P.O.L
en 1992. C'est l'histoire d'une ardente faim dont personne ne
sort indemne.
le
chemin
où s'engager
c'est la faim
qui le fraye
ibid
p.10
Cette
écriture « porte la trace de la souffrance dans laquelle elle
est née, et de l'effort par lequel elle s'est construite. Et même à
partir de ce jaillissement premier, elle continue d'évoluer, se
mettant en doute, se contestant elle-même, s'affirmant peu à peu,
ou osant mieux s'affirmer. » dit Jean-Yves Debreuille dans un
article, intitulé Boire à la soif,
paru dans le n°13 de la revue
L’Œil. de. Bœuf,
en novembre 1997.
D'un
recueil à l'autre, les poèmes, effilés parfois à l'extrême,
posés en suspens sur le blanc de la page, sans ponctuations ni
majuscules vivement interpellent.
en
toi
ce n'est
qu'en toi
dans ta
terre
la
riche
épaisseur
de ton sang
ce n'est
qu'en toi
que
je peux
m'atteindre
me connaître
susciter
ce
moi-même
qui devra
m'enfanter
Françoise
Ascal cite ce poème, en 1990, dans un dossier consacré au poète
dans le n°13 de la revue Jungle
et ajoute devant la grande unité de l’œuvre: «
le trajet “littéraire” de l'écrivain Charles Juliet –
pourrait-il en être autrement quand l'homme et l’œuvre ne font
qu'un ? – est lui même sous le signe du retour à
l'origine. »
Charles
Juliet explique sa démarche dans la postface, qui accompagne L'Autre
chemin, paru chez Arfuyen en
1998, : « au fil des ans, après bien des errances
et des interrogations, il m'est apparu que j'écrivais pour me tirer
de la confusion, me libérer de certaines entraves, m'employer à
devenir moi-même. Ainsi, sans avoir rien pressenti, ai-je été
embarqué dans la longue et perturbante aventure de la connaissance
de soi. »
cette
joie sauvage
violente
qui menace
de fissurer l'être
elle
réveille
la souffrance
originelle
in
L'autre chemin © Arfuyen
1998, p.38
jamais
tu ne t'es refusé
aux mains qui avaient
à pétrir ta pâte
et
peut-être un jour
sauras-tu dire à la terre
le oui que tu lui
dois
ibid p.40
Charles
Juliet naît en 1934 à Jujurieux dans L'Ain. À trois mois, déjà
séparé de sa mère dépressive, il est placé dans une famille de
paysans suisses auprès d'une nourrice, qui l'entourera de chaleur et
d'affection comme s'il était son propre fils, si bien que cette
famille deviendra véritablement la sienne.
Pendant
l'occupation, il a huit ans quand il apprend, sans plus
d'explications, qu'il est le fils d'une autre femme, jusque là trop
malade pour l'élever et qu'elle vient de mourir de faim dans l'asile
psychiatrique, où elle a été placée, peu de temps après sa
naissance.
Il
découvre à l'occasion des funérailles, qu'il a quelque part “dans
la montagne” un père, deux frères et une sœur, ses aînés, mais
demeure dans sa famille d'adoption.
À
12 ans, sans rien savoir de ce qui l'attend, il est accepté à
l'école militaire, d'Aix-en-Provence et passe ainsi d'une vie de
jeune vacher aux champs à celle d'enfant de troupe, reclus dans une
grosse caserne, loin des siens.
Il
n'en ressort qu'à 20 ans pour intégrer l'École de Santé militaire
de Lyon. Trois ans plus tard, il abandonne ses études de médecine.
À
23 ans, il entame une nouvelle vie. Une impérieuse nécessité de
mettre enfin des mots sur son vécu et l'espoir d'y voir plus clair
l'animent. Avide de savoir, de culture et d'art, il entreprend tout
d'abord de se nourrir de livres.
Pour
Philippe Jaccottet
là
où tu ne sais rien
ne veux rien
n'as rien n'es rien
pour
être en mesure
d'atteindre un jour cet extrême
il t'a fallu
au préalable
basculer dans le gouffre
puis te hisser vers la
lumière
sourd aux appels innombrables
aveugle à ce qui
d'ordinaire
enchaîne l'œil
saisi par ce silence
où
s'effondre le temps
tu laisses ta soif
te pousser sur le
seuil
Ibid
p.41
Pour
s'affranchir de son histoire et se trouver lui-même, il tente
d'écrire et mène un combat obstiné, qui durera près de vingt ans.
« Des années d'effondrement », comme il les nomme, qu'il
traverse miraculeusement soutenu et protégé du suicide par la
mémoire et l'amour de ces deux mères et accompagné de la confiance
de celle qui partage désormais sa vie.
Il
commence à rédiger un journal introspectif, sorte d'auto-analyse,
où il va noter ses pensées, pendant des décennies.
Six
tomes de ce Journal
verront le jour par la suite.
Son
premier recueil de poésie, Fragments, est
publié en Suisse, quinze ans
plus tard, tandis que le premier tome de son Journal,
paraît en 1978.
Suivront
sous forme de poèmes, rencontres et entretiens, roman, lettres,
nouvelles et récits ainsi que pièces de théâtre, une cinquantaine
de publications.
Certaines
d'entre elles sont éditées à tirage limité, en collaboration avec
des artistes qu'il sollicite tels Bram van Velde, Pierre Soulages,
Raoul Ubac etc… D'autres relatent des entretiens avec Bram van
Velde, Samuel Beckett, Pierre Soulages ou Fabienne Verdier .
Beaucoup
de choses le rapprochent en particulier de Bram van Velde, ils sont,
l'un comme l'autre des taiseux, qui connaissent le prix du silence
donc de la parole rare. Dans
un numéro de la
revue Septentrion
daté de
1982, il
est écrit ceci, à la page 33, à propos du
peintre : « la peinture pour Bram van Velde était un jeu
dangereux
dont il avait horreur. Cette horreur, il la surmontait à force de
patience. (…)
Il a dit un jour qu'il peignait l'impossibilité de peindre. »
Charles
Juliet, lui, cherche à dépasser l'impossibilité d'écrire, tout en
usant de cet outil pour survivre et surmonter l'indicible.
Il
partage avec ces créateurs la même quête d'absolu et le désir
d'aller du plus personnel à l'universel.
Rien
d'étonnant à ce que leurs propos éclairent et confortent sa propre
démarche, ainsi cette phrase de Bram van Velde qu'il rapporte :
« Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour pouvoir respirer. Il n'y
a là aucun mérite » et Charles Juliet d'ajouter :
« Beckett me fit un jour la même réflexion et je crois bien
avec les mêmes mots. »
Ailleurs,
il relève cette phrase de Pierre Soulages : « ce que je fais
m'apprend ce que je cherche. » ou cette autre de Bram van
Velde : « je cherche le visage de ce qui n'a pas de
visage. »
En
effet, comment se construire, accepter son propre visage quand on
ignore celui de sa propre mère ?
tu
te retires
te portes
toujours plus
en deçà
au plus
enfoui
du plus intime
happé par ces énergies
qui
travaillent
le magma
la voix s'élève
arrondit
le
galet
sculpte les mots
où se dessine
ton visage
In
Ce
pays du silence ©
P.O.L 1992, p.88
À
la fin de son livre Lambeaux, consacré
à ses deux mères et paru
en 1995 aux éditions P.O.L, il raconte de façon bouleversante
comment l'écrasante culpabilité qui l'oppresse le quitte soudain.
Il est alors en train d'écrire L'année de l'éveil, qui
paraîtra en 1989. Il
y décrit sa rude expérience d'enfant de troupe.
(...)
C'est une fin d'après-midi. Tu viens d'écrire pendant quatre
heures. Tu t'abandonnes avec plaisir à cette fatigue par quoi
s'achève une bonne séance de travail . (...) Tu penses à cet
adolescent que tu as été. Ou plus exactement, en cet instant, il
vit en toi. Il est là, aussi réel que tu peux l'être, avec sa
peur, ses blessures, ses frustrations, ses avidités...En un éclair,
le sens de tout ce qu'il a vécu t'apparaît en même temps que tu
prends conscience avec acuité que tu pourrais en ce jour moisir dans
une prison, divaguer dans un asile ou t'être fait sauter la
cervelle.
Tu
te demandes avec effroi comment il a pu se faire que ces malheurs
t'aient été épargné. Tu t'interroges sans pouvoir trouver une
réponse, et soudain, terrassé par une émotion qui te prend de
court, tu éclates en sanglots.
Le
lendemain, tu reviens sur ces instants, veux connaître le pourquoi
de cette crise de larmes. Tu finis par saisir qu'elle a été causée
autant par une frayeur rétrospective que par la joie folle d'avoir
entrevu ce à quoi tu avais échappé.
(...)
Depuis cette seconde naissance, tout ce à quoi tu aspirais mais qui
te semblait à jamais interdit, s'est emparé de tes terres : la
paix, la clarté, la confiance, la plénitude, une douceur humble et
aimante. (...) Tu sais maintenant de toutes les fibres de ton corps
combien passionnante est la vie.
Dorénavant,
Charles Juliet va s'efforcer que survienne ce silence où
parle la voix qui porte la vie .
Cette
force que recèlent les mots
quand une impérieuse nécessité
les
a fait sourdre
in
Bribes
pour un double ©
Arfuyen 2001, p.52
Quoi
de plus inconsistant
de plus friable que des mots
C'est
pourtant eux
qui dresseront le rempart
que tu as
résolu
d'opposer au temps
Aux
terrifiantes menaces
de la mort
Ibid
p.58
Écrire
Pour
te tirer du sommeil
Porter au jour
ce que ta nuit
tient
dans sa tombe
Ibid p.54
Cette
paisible force jubilante
quand fusionnent les contraires
Que
tout converge et s'accorde
pour exalter la vie
ibid
p73
Dans
un entretien avec Fabienne Verdier, en 2007, il évoque cette
exaltation: « Qui
a connu cette jouissance ne cesse plus de vouloir la connaître
à nouveau. Toutes limites abolies, reployé en son centre mais
ouvert au monde, l'être
se trouve projeté hors du temps, et la vie qui soudain surabonde le
submerge d'un amour sans raison. »
Cette
unité intérieure, fruit d'un constant combat et d'années de désert
et d'ascèse, n'est bien sûr jamais définitive. Le poète le sait,
qui nous engage, « quoi que ce soit que nous ayons à endurer
ou subir », à ne pas perdre de vue que « tout est vie,
et qu'en conséquence, tout est bon à vivre. »
Mais
les « instants de surabondance où ruisselle l'énergie, où
s'épanouit un amour apte à tout embrasser et tout comprendre »,
ceux qui ont eu la chance de les vivre les reconnaissent
immanquablement .
J'attends
que
sourde
la lumière
que meure
le temps
que
jaillisse l'eau
dont j'ai soif
in
Dans la lumière des saisons (extrait) © P.O.P 1991, p.15
Au
quotidien, son souci du mot juste reste constant. Il raconte que ce
mot, il ne le trouve parfois que des années après et qu'il sait
encore dans quel poème ou quel recueil, il lui a fait défaut.
À
d'autres occasions, les mots lui sont dictés à l'oreille avec une
telle intensité qu'il se doit de les restituer, même s'ils le
réveillent la nuit.
Ailleurs,
il confie à une amie qu'il écrit en marchant, dans sa tête.
Souvent, il explique l'absolue nécessité de rester longtemps seul,
dans une pièce silencieuse, « à attendre que la voix
silencieuse parle en moi. » Autant d'attitudes qui ne le
dispensent pas d'un travail postérieur, même si son style reste
d'une extrême simplicité.
combien
désiré combien doux
ce murmure trop ténu
auquel je donne
voix
en me creusant
dans mon silence
puis lourds
encore
aveugles
encore mêlés
à tous cet humus
où ils prenaient
vie
les mots qui montent affluent
s'inscrivent sur la page
ces
mots que j'enfante
et qui me donnent le jour
In
Ce pays
du silence ©
P.O.L 1992, p.85
si
tu n'as jamais rejoint
ce pays du silence où la voix parle
si
tu n'as jamais marché
en aveugle à l'intérieur de la nuit
si
tu t'obstines à refuser
de détruire en toi ce qui doit
l'être
si par peur de l'inconnu
tu renonces à te laisser
reconstruire
si tu n'es pas à ramper jour
après jour en
direction de la source
tu ne recevras rien de ce qui se
donne
à vivre dans la simplicité de mes mots
Ibid
p.152
À
tous ceux que la sincérité du ton et la profondeur de l'expérience
peuvent toucher, revient le soin et la joie de découvrir davantage
ce poète, lors des divers entretiens accessibles sur internet.
Bibliographie
partielle
Internet
Contribution
de Roselyne
Fritel