La
Pierre et le Sel : Quel est l’itinéraire personnel qui
t’a conduit à la poésie ? Culture familiale ?
Rencontres personnelles ? Études ?
Bernard
Grasset : Je crois que dès l’enfance j’ai eu
l’intuition que ma vie graviterait autour de la culture, des choses
de l’esprit. J’étais attiré par les mondes intérieurs, créés,
imaginés, sensible aux mots comme à la musique, à la brève et
intense clarté du chant. La lecture quotidienne constituait un
véritable rite auquel je n’échappais presque jamais. Collégien
j’étais ému par des vers symboliques de Victor Hugo ou tragiques
de François Villon. J’ai été ensuite lycéen dans un
établissement où la poésie tenait une grande place. Plus tard,
étudiant au cœur du Quartier Latin, je découvris, à travers André
Breton au programme des classes préparatoires, le surréalisme qui
conjuguait poésie, art, et recherche d’une autre vie, d’une vie
plus intense. Dans mon milieu familial, qui s’inscrivait dans une
lignée d’artisans et de paysans – vignerons, il y avait une
culture du travail bien fait, jusque dans le détail, une sensibilité
spontanée à la beauté et un sens profond du sacré. On admirait
les écrivains sans nécessairement les connaître. Mais tout ceci ne
m’aurait pas, je crois, conduit définitivement à la poésie si
l’intuition fondatrice de l’enfance, nourrie par l’enseignement
et la famille, ne s’était pas conjuguée avec une conscience aiguë
de ma mortalité. Si je n’avais pas rencontré le visage de la
mort, si je n’avais pas compris jusque dans les entrailles de mon
être que nous ne sommes sur la terre que comme des êtres de passage
et que la meilleure réponse à cette mortalité était le chant
fraternel des mots qui témoigne du feu intérieur, inextinguible, je
ne serais sans doute pas devenu poète.
La
Pierre et le Sel : Quelle place occupe aujourd’hui la
poésie dans ton existence ? As-tu d’autres activités
d’écriture ? D’autres activités de création artistique ?
Si oui quelles sont les interactions avec l’écriture poétique ?
Bernard
Grasset : Dire que la poésie occupe une place
essentielle dans mon existence relève de l’évidence. Je crois
avoir lu quelque part que René Char reprochait aux jeunes poètes
qui venaient le voir ou lui écrivaient de n’être dans la poésie
que jusqu’aux chevilles alors qu’il faut y être jusqu’à la
tête, complètement. Tout notre être doit s’immerger dans la
poésie, toute notre existence doit appartenir au poème, sinon
l’écriture poétique n’est qu’un jeu de langage, comme un
divertissement pour parler avec Pascal. Si tu n’es pas entièrement
poète, si toute ta vie familiale, professionnelle, culturelle,
spirituelle, n’est pas habitée, embrasée par la poésie, alors tu
n’es qu’un versificateur, non un témoin d’un autre langage,
d’une autre vie.
Humblement
je m’intéresse à la photographie artistique, poétique (l’une
de mes photos a été choisie récemment par G. Roch comme couverture
de son dernier livre). Je pratique parfois, rarement, le dessin ou la
peinture (par exemple sur des galets), je crée aussi assez
régulièrement des mélodies à la guitare, au clavier ou des
improvisations pures ou préparées sur le piano − orgue. Tout
cela, bien modeste, constitue un complément pictural et musical
à mon travail artisanal sur les mots. Sur le fond, je cherche une
écriture poétique qui soit à la fois picturale et musicale.
Artisanale et inspirée. Enfin j’écris des essais qui sont comme
le contrepoint sur le plan de la théorie, de la réflexion, de la
pensée, à mon activité créatrice, imaginative, artistique.
****
Et
ce n'est que haute détresse pour le temps de l'homme
Les
feuilles de l'autre temps
Mémoire
Souffle l'autan
sur le chemin de grès
Nous commençons là à nouveau dans la
lisière – rituel
Et l'esprit détient la moisson en arène
nuptiale
Les feuilles de l'autre temps
Mémoire
Au brun
hameau s'éveille avec quiétude le geste du forgeron
Natal
In Racines (1975-1994)
- © Maison rhodanienne de poésie, 1995, p.38
****
Une
lampe est éclairée
Sur la table d'acajou,
Qui écrit frôle
du doigt
Le sablier, un pardon.
Dans la cour les
moineaux
Glanent quelques miettes,
Le rêve de
l'enfant
Traverse toute nuit.
Des flocons de neige
Murmurent
une colline,
Te rencontrer maintenant
Les paupières
closes.
(J.-S. Bach : Chorals)
In Récits 3
- © Multiples, 2005, p.32
****
La
Pierre et le Sel : Quels sont les poètes, contemporains ou
du patrimoine, qui te sont proches par leur écriture ?
Quelle place accordes-tu à la lecture des autres poètes dans ton
travail personnel ?
Bernard
Grasset : En m’engageant sur le chemin d’une
existence en poésie, je me suis aussi plongé dans une lecture
insatiable des poètes. J’ai beaucoup lu les poètes, voyageant
avec eux dans le temps et l’espace. Depuis Hésiode (celui des
Travaux et des Jours) et Pindare jusqu’à la création la
plus actuelle en passant par Du Bellay, Charles d’Orléans,
Lazare de Selve, je me suis nourri de la voix des poètes. Des poètes
croyants et incroyants. J’ai voyagé avec les poètes de langue
française, mais aussi de langue espagnole, allemande, italienne,
grecque, hébraïque…, j’ai lu les poètes yiddish mais aussi
japonais, chinois, glanant des poèmes pour les rassembler dans une
anthologie, telle une symphonie, inachevée. J’ai cheminé
avec Rabrindanath Tagore, grande figure de la poésie indienne, qui
fut aussi musicien, auteur de chansons et peintre. On ne peut devenir
poète sans lire les autres poètes. Il y a un côté artisanal dans
le travail poétique, une forme de compagnonnage qui exige de
s’imprégner du meilleur de la poésie universelle, de prendre
son bâton de poète et de marcher à travers le monde des poèmes.
J’aime voyager dans les langues, y compris à l’occasion
l’occitan, le breton. Maintenant j’ai le sentiment d’avoir
parcouru dans le temps et l’espace l’essentiel de la création
poétique et mes découvertes, plus rares, n’en sont que plus
précieuses. Parmi les poètes qui me sont ou qui m’ont été les
plus proches, je voudrais citer Char et Péguy, deux antipodes mais
qui avaient tous deux un sens du mystère, l’un sur le plan laïc,
immanent, l’autre sur le plan transcendant, religieux. Au niveau
philosophique, après une maîtrise sur Nietzsche, j’ai fait une
thèse sur Pascal. Je suis passé de Char à Péguy comme de
Nietzsche à Pascal. Maintenant, sans doute est-ce dû à mon travail
de traducteur, ce sont surtout avec des poètes contemporains de
langue hébraïque comme Rachel (j’apprécie aussi Jacob Isaac
Segal, poète canadien de langue yiddish) ou de langue grecque comme
Olga Votsi, Jeanne Tsatsos (grande Résistante) et Yòrgos Thèmelis
que je chemine.
La
Pierre et le Sel : Nous nous sommes connus par notre
attachement commun à la revue Résurrection de Jean
Cussat-Blanc. As-tu été publié dans d’autres revues ?
Lesquelles ? Quel est ton avis sur les revues et leur rôle ?
Bernard
Grasset : Oui, Résurrection, c’était à
travers son regretté fondateur, l’alliance de la poésie et de la
résistance, un humanisme croyant, accueillant et engagé. J’ai
beaucoup publié dans des revues (550 poèmes), des revues
accueillantes au sacré, d’autres non. Depuis ma thèse à
l’Université de Poitiers, qui fut (à la quarantaine) un acte de
résistance, je publie non seulement des poèmes mais aussi des
réflexions sur la traduction, des articles « littéraires »
et de recherche. Je me souviens des revues Vagabondages,
Laudes, Froissart, Polyphonies, Les heures,
Les Saisons du poème…, je pense à celles qui existent
encore et me sont chères comme Poésie sur Seine, Littérales,
Les Cahiers de la rue Ventura… Après avoir beaucoup publié
en revues, je limite maintenant davantage mes contributions,
laissant la place à d’autres voix, me tournant de manière
privilégiée vers des revues amies comme Arpa, Thauma,
ou répondant à des invitations. Le rôle des revues de poésie me
semble essentiel. Au sein de la vie culturelle de nos sociétés
occidentales en déclin, aimantées par la surface et l’immédiat
et le profit, les revues de poésie, dans les marges où une parole
autre peut prendre feu, témoignent d’une vérité humaine
ineffaçable. Elles tracent un chemin de dialogue, un chemin
d’humanité au sein de nos sociétés fracturées.
J’aimerais
exprimer ici un souhait, un appel, c’est que se développent des
revues de nature européenne. On bâtit l’Europe autour de
l’euro, j’aimerais qu’on la bâtît davantage sur la culture,
l’art, la poésie, que sur l’économie, l’argent. Pourquoi ne
naîtraient pas des revues de poésie bilingue franco-allemande,
franco-italienne, franco-espagnole, franco-grecque…, voire
trilingues ? Que savent les poètes français de la création
poétique actuelle d’au-delà de nos frontières les plus proches !
Comme les revues de poésie sont des vecteurs d’amitié à
l’intérieur de l’hexagone, elles pourraient l’être de manière
internationale. Oui j’en appelle au surgissement de poésies
bilingues internationales.
La
Pierre et le Sel : Tu as eu un nombre respectable de
recueils publiés dans des maisons de la petite édition. Quel
lien gardes-tu avec elles ?
Bernard
Grasset : J’approche de la vingtaine de recueils
publiés mais en la matière le nombre importe peu. Il vaut
mieux ne publier que trois recueils ineffaçables que trente recueils
qui ne laisseront aucune trace. Je pense qu’une des raisons du
nombre de mes recueils est que j’écris à partir de trois
principales sources d’inspiration : la Bible, l’art et les
voyages, et que je développe cette inspiration en des triptyques
(comme La Porte du Jour 1, La Porte du Jour 2 et La
Porte du Jour 3 ; Récits 1, Récits 2, Récits
3 ; Voyage 1, Voyage 2, Voyage 3). À
cela s’ajoute mon expérience d’écriture bilingue
hébreu-français, grec-français (Poèmes bilingues 1,
Au temps du mystère… Poèmes bilingues 2…) et des suites
données aux triptyques initiaux sur l’art et sur la Bible.
****
Hakōrēm
mistōphēph
Bisvakh-hanétsah
Tsāmē',
mezamēr
Mahshevōt-setāw, 'oud,
Rakévét shāmāh mēylīlāh
-
Weshāqad kimeshōrēr.
Le
vigneron demeure sur le seuil
Du buisson d'éternité
Il a
soif, il chante
Pensées d'automne, tison,
Un train là-bas
gémit ̵
Il veillera
en poète.
In Poèmes bilingues
1, Poèmes hébreu-français - ©
Littérales, 2007, p.13
****
Ὑποχωρεῖ
τοῦ
χάσματος
Ὄς
ὑφαίνει
τἡν
οἴμην.
Πυερὸν
ὑπἑρ
Τοῦ
λιμένος,
Τὁ
σέλας τῶν
δυσμῶν.
Ἀλλαχοῦ έκπλεῖν.
Il
s'éloigne du gouffre
Celui qui tisse le poème.
Une plume
d'aile
Au-dessus du port,
L'éclat du couchant.
Ailleurs
lever l'ancre.
In Poèmes bilingues
1, Poèmes grec-français
- © Littérales, 2007, p.33
****
À
de rares exceptions près, les poètes sont publiés dans de petites
maisons d’édition. J’y vois comme une invitation à se sentir
petit, humble, à l’écart de la vanité littéraire et de ses
gloires si souvent éphémères, ou comme un appel à cultiver une
grandeur du langage, loin des slogans, de la barbarie, de la
violence. Les relations entre le poète et ces petites maisons
d’édition, loin des enjeux mercantiles, doivent à mes yeux
se fonder sur l’amitié, le respect et l’exigence. Même si on
touche un lectorat limité, il faut que le travail soit bien
fait, le plus parfait possible. Lors du Marché de la poésie, en
2012, place Saint Sulpice, les responsables des Éditions Jacques
André, qui venaient de faire paraître mon recueil Feuillages
et qui ne publient pas uniquement de la poésie,
me confiaient que leurs relations avec les poètes étaient plus
cordiales, chaleureuses, simples, directes, qu’avec les autres
auteurs. J’admire dans le travail des éditeurs de poésie le
fait, qu’à l’encontre des lois économiques dominantes, ils
ne fondent pas leur activité sur la recherche de profit mais sur la
défense d’une certaine image de la culture et de l’auteur.
****
Un
peu de paille, une haleine tiède
Femme aux yeux de demain
Une
rosace d'anges, des bergers se hâtent
Étoile dans les langes
Un
son de flûte, une nuit sans fin
Naissance en ferveur et
silence
L'exil abrite la nouvelle
Une romance d'églantines
parfait notre veille.
In La porte du jour 1
- © Gerbert, 1999, p.46
Première parution : Froissart,
n°69, Printemps 1994
****
Fleuve
de lenteur, Loire,
Sur le sable des rives
Dimanche
tressaillait
D'une inexplicable beauté,
Île silencieuse.
La
tour au-delà du pont,
Des toits d'ardoise,
Varennes et
vignes,
Mots inoubliés d'un père.
Près du fleuve
calme,
Tourbillonnant, étale,
Passait parfois un
train,
Contempler la mort, la vie,
Comme une lampe s'allume.
In Feuillages - ©
Jacques André, 2012, p.14
Première parution : Poésie
sur Seine, n°44, mars 2003
****
Le
sable, le vent,
Jaune et blanc,
Des nomades s'éloignent
Vers
l'invisible.
La douleur, la paix,
L'ombre du palmier,
Tous
les jours
Un fragment de ciel
Éclaire le chemin.
La mort,
la vie,
Des mains brûlantes
D'une longue amitié,
La soif
donne poids
Aux mots de poussière.
In Feuillages - ©
Jacques André, 2012, p.22
Première parution : Laudes,
n°149, pâques 2003
****
La
Pierre et le Sel : Tu as maintenant des activités de
traduction auxquelles tu accordes une place importante. Tu
pratiques l’hébreu et le grec. Quel cheminement intellectuel et
spirituel pour ce qui te concerne t’a conduit à la traduction ?
Bernard
Grasset : Oui, de plus en plus, la traduction
m’apparaît comme essentielle. Dans un article sur mon expérience
de traducteur de Rachel, publié dans Arpa, j’écrivais qu’à
mes yeux traduire c’était humblement apprendre à écrire.
À vrai dire, je traduis l’hébreu et le grec moderne (si l’hébreu
d’aujourd’hui, à l’exception du lexique qui a dû s’enrichir
pour pouvoir nommer les réalités modernes et contemporaines,
est pratiquement identique à celui qui était parlé aux temps
bibliques, le grec moderne est différent, y compris sur le plan
syntaxique, de celui de Pindare et de Platon, du grec classique), en
ce sens je les pratique à travers dictionnaires et grammaires, je
m’en imprègne par la lecture de sources en hébreu et en grec,
mais je ne les parle pas, je n’en ai pas une connaissance orale,
hormis des mots fondateurs. J’aime écouter des chants poétiques
dans ces langues. Une telle passion pour l’hébreu et le grec
remonte à ma découverte de la Bible, à ma lecture de pages d’une
Bible protestante trouvée par un maçon lozérien dans un grenier
cévenol. À la différence de tous les autres livres où l’on
demeure dans le relatif, où l’on chemine sans fin d’un texte à
un autre, j’ai trouvé là un livre absolu, le Livre, celui
qui mettait fin à mon errance au sein des livres, celui que l’on
peut relire inlassablement tout au long d’une vie. La Bible avait
été écrite en hébreu et en grec, Celui que de nouveau mon cœur
retrouvait avait parlé l’hébreu et le grec, je me devais de me
plonger dans l’hébreu et le grec. En même temps je n’ai pas
limité mon étude à l’hébreu et au grec bibliques. J’ai aimé
la culture, la poésie de langue hébraïque et de langue grecque,
leur manière si particulière de donner à entendre les profondeurs
de l’homme, et je me suis efforcé de rapprocher culture hellénique
et culture judéo-chrétienne, Orient et Occident. En apprenant
l’hébreu des origines à nos jours, j’ai découvert Rachel, une
grande figure de la poésie hébraïque contemporaine, qui aimait
François d’Assise et Francis Jammes comme je l’appris bien plus
tard, une pionnière dont la parole poétique avait la couleur du
chant, et j’ai été heureux, au bout d’un long labeur, de la
donner à lire en français. J’aime la lenteur du travail de
traduction, donner vie à une parole poétique étrangère, sortir un
être de l’oubli, de l’ombre, conjuguer science et création. Je
poursuis ma traduction de Rachel (prose et poèmes) et me suis
aventuré à traduire des poèmes de trois poètes grecs
contemporains de l’esprit et du mystère. C’est en ce moment mon
labeur et mon bonheur quotidiens.
La
Pierre et le Sel : Le spirituel tient une place fondamentale
dans ton écriture. Quel lien fais-tu entre ta foi et l’écriture
poétique ? En quoi cette dernière est-elle un relais ou un
support de ta pensée ?
Bernard
Grasset : Pour le mot spirituel, nous devons
être prudents dans son usage. En tout cas il ne faut pas que le
qualificatif « spirituel » attribué à un poète laisse
entendre que de ce fait il n’est pas vraiment poète. Si j’étais
marxiste, matérialiste, j’écrirais des poèmes marxistes,
matérialistes. On écrit avec tout ce que l’on est, ce que l’on
pense, tout son être, toutes ses entrailles (rahamim en
hébreu, splagkhna en grec). Il se trouve qu’à un
moment de ma vie j’ai retrouvé la lumière d’enfance et quand
j’écris, c’est comme naturel d’en témoigner humblement,
d’évoquer le surnaturel. La poésie n’impose pas, elle doit
suggérer à mes yeux la part oubliée de l’invisible qui murmure
dans les feuillages du temps. Rappeler poétiquement à l’homme
qu’il y a un murmure qui transcende les dures limitations de son
existence. Je voudrais ramener le mot spirituel au sens
biblique du mot esprit (aussi bien en hébreu qu’en
grec) : souffle. Être un poète spirituel, ce serait avoir un
souffle intérieur, tout en travaillant, tel un compagnon, le
vin de la langue. Le poète spirituel est le poète du souffle. La
spiritualité à laquelle je suis attaché est une spiritualité des
entrailles, une spiritualité incarnée, humaniste. Être un
poète du souffle intérieur, tourné vers l’amitié, la vérité,
la liberté. Un poète – artisan aussi. L’humble poète de la
soif. Quand j’écris des essais, je suis moins dans la suggestion,
la prose réflexive s’y prête moins mais j’essaie de toujours
garder, même dans le combat de la pensée, l’esprit d’écoute et
de dialogue. Je combats pour un nouvel humanisme, un humanisme du
cœur, de l’esprit et du mystère.
La
Pierre et le Sel : Quelle est ton opinion quant à l’état
de la poésie en France et particulièrement de la petite
édition ?
Bernard
Grasset : La poésie reste bien vivante mais a des
visages assez différents. Il y a une forme de poésie que je
qualifierais d’institutionnelle, d’officielle, bien en phase avec
la société, qui passe par les Maisons de la Poésie, les Ateliers
d’écriture, les Résidences d’auteurs, où peuvent revenir les
mêmes noms, les mêmes formes de poésie, il y a une autre forme de
poésie plus cachée, vivante dans des revues, plus diffuse, moins
canalisée, plus inégale sans doute mais plus spontanée, qui passe
par des lectures dans des cafés, des petits centres
culturels de banlieue ou d’ailleurs, de brèves émissions
sur des radios locales, des rencontres entre poètes. Il y a une
poésie institutionnelle et une poésie de résistance. J’aimerais
qu’il puisse y avoir davantage de passerelles entre les deux. Ceci
dit c’est à la seconde que je me sens en profondeur appartenir
tout en adhérant à la volonté d’exigence de la première. À
mes yeux le poète doit toujours rester un homme de résistance, ne
pas se laisser récupérer par les institutions culturelles, sans
pour autant les mépriser, s’efforçant de jeter des ponts et de
témoigner d’un esprit d’ouverture… À la fois de son
temps et détaché totalement de son temps, du monde et hors du
monde, social et asocial. Il doit rester un homme vraiment libre.
Sans aucune servilité à l’égard des pouvoirs politiques.
Je
regrette que les poètes ne trouvent pas au cœur de la cité un
espace où leur voix puisse librement résonner. Je pense au poète
comme à un être enraciné dans un territoire qui doit pouvoir lui
donner la parole. Les structures institutionnelles accueillent des
poètes qui ont le plus souvent pignon sur rue mais ne donnent que
très rarement la voix à des poètes qui vivent, travaillent,
peinent et créent tout près d’eux. Dès lors le poète ne peut
qu’avoir le sentiment d’être exilé en son propre pays. Les
poètes qui ne trichent pas avec les mots et les actes vivent comme
en un ghetto.
La
petite édition est comme le poumon de la culture. Il y a encore
heureusement des voix de poètes authentiques en France, des poètes
qui ne flattent pas le goût du jour, ne sacrifient pas aux modes
mais tracent un chemin de vérité à l’écart, à l’ombre. Dans
un monde où finalement tout est en crise, la petite édition donne
vie à une parole libre et en mouvement. Je regrette qu’il n’y
ait plus de grand mouvement poétique et artistique, comme le
surréalisme, l’École de Rochefort, et je rêve parfois, souvent,
à la naissance future d’un mouvement de poètes du mystère.
La
Pierre et le Sel : Utilises-tu Internet en relation avec la
poésie ? As-tu un site personnel, un blogue ? Consultes-tu
ceux des autres ?
Bernard
Grasset : Désormais Internet fait partie du travail
du poète. Le travail de publication de livres est simplifié et les
courriels permettent des échanges rapides et réguliers. C’est,
par certains aspects, un excellent outil, précieux,
merveilleux, fascinant. Ceci dit rien ne remplacera le bonheur d’un
appel téléphonique ou, encore davantage, d’une lettre. J’essaie
donc d’user de la toile avec sagesse. Point trop n’en faut.
Des poètes ont su créer des sites qui servent avec intelligence et
sensibilité la poésie, comme Recours au poème ou
encore La Pierre et le Sel. Mais les revues papier de poésie
doivent aussi demeurer. Il y a deux choses qui m’inquiètent dans
le règne croissant d’Internet, du virtuel, et encore une
troisième : la première c’est l’absence de concret,
l’impression d’être dans une sorte d’irréalité, de ne pas
pouvoir toucher, entendre, voir, le risque d’un vertige lié à
l’ivresse de l’illusion d’une communication sans aspérités ;
la seconde c’est la menace qui pèse ainsi sur le livre, le risque
de sa disparition comme aussi risque de disparaître notre captivante
planète ; la dernière, c’est le risque d’une
déshumanisation, ou tout au moins d’une dépendance, d’une perte
de liberté, d’un esclavage envers la technique. La simplicité
vaut mieux que la complexité. L’homme court aveuglément vers un
univers entièrement numérique, il lui manque d’apprendre à poser
des limites pour que la toile soit un moyen et non une fin, un outil,
non une idole. Notre monde devient de plus en plus insensé et a
besoin de retrouver une forme de sagesse nouvelle.
Puisque
tu m’interroges sur l’existence d’un site à mon nom, je te
dirai à ce sujet qu’il y a quelques années j’avais préparé
plutôt méthodiquement des éléments que j’aurais aimé voir
figurer sur un site personnel auquel je voulais donner le nom d’Art,
pensée et poésie. Mais je ne disposais pas du savoir
technique pour mener ce projet à son terme. Si un jour quelqu’un
me prête main-forte… Je consulte régulièrement des sites de
poésie sur fond d’amitié. Mais le contact concret avec le papier
m’est nécessaire.
La
Pierre et le Sel : Quels sont tes projets à venir ?
Quel sens donnes-tu à l’acte d’écrire ?
Bernard
Grasset : Vient de paraître mon troisième essai,
Bible, sagesse et philosophie aux Éditions Ovadia (coll.
Chemins de pensée). Ensuite à l’horizon 2013 il devrait y
avoir la publication de la suite de mes traductions de Rachel chez
Arfuyen, un livre de philosophie de l’esprit chez Hermann, ainsi
qu’un livre associant les peintures de Glef et des textes poétiques
que j’ai écrits en m’en inspirant. Pour 2014, un
nouvel essai autour de philosophie et exégèse toujours chez Ovadia
et mon recueil Voyage 2 qui devrait être illustré par
un peintre nantais, ancien enseignant de philosophie à l’I.U.F.M.,
qui se dit athée radical (ce que je ne suis pas vraiment) tout en
cultivant, paradoxalement, des liens d’amitié forts avec des
témoins du christianisme… J’ai aussi en projet de publier des
livres de traduction des poètes grecs contemporains du mystère (O.
Votsi, J. Tsatsos et Y. Thèmelis). Sans compter les recueils et
essais qui attendent au fond de mes tiroirs…
Ceci
dit, j’ai le sentiment, tant du point de vue de la poésie que du
point de vue de la philosophie, d’avoir écrit l’essentiel de ce
que je voulais écrire et je garde l’espoir, avant de mourir, de
pouvoir dire un jour : « Voilà j’ai écrit tout ce que
je devais, je voulais écrire. J’en ai fini d’écrire. Désormais,
l’aventure est terminée et je n’écrirai jamais plus. » Il
ne me resterait alors que le silence comme un poème, une pensée
suprême. S’éloigner, quand l’heure sonnera, quitter les hommes,
mes âpres frères, mes possibles amis, calme et serein, délesté de
tous les livres, libre. Vers le Jardin de lumière qui habitait mes
rêves d’enfant, qui creuse encore nos regards quand vient la
solitude du soir.
Je
crois que tout homme qui écrit devrait se poser au moins une fois la
question : « Pourquoi écrire ? » « Nul
n’est jamais tenu
d’écrire un livre »
disait Bergson tandis qu’un proverbe chinois affirme que « La
vie d’un homme est réussie quand il a écrit un livre ».
J’aimerais pour ma part être un humble témoin d’un humanisme de
l’infini, être un poète du cœur, de l’esprit et du mystère,
laisser sur le sable des jours l’empreinte d’un signe de douce
lumière.
****
Langage
Tour
de néant et signe de lumière,
La promesse s'est écrite au
désert
Langages d'exil, langage d'éclair
Murmurer encore
dans le bruit,
Ciel et terre, souffle de brise,
Profondeurs du
cœur, trace d'un ami.
In Liturgie (La Grande
Ourse) - © Éditions de
l'Atlantique, 2009, p.11
Bibliographie
- Les Pensées de Pascal, une interprétation de l'Ecriture - © Kimé, 2003
- Vers
une pensée biblique - © Ovadia, 2010
- Bible, sagesse et philosophie - © Ovadia, 2012
Internet
Contribution
de PPierre
Kobel