Comme on dit d’une cuisine qu’elle tient au corps, la poésie de Pierre Dhainaut tient à l’esprit. Elle y tient par le souffle, par la présence fluide des mots, par l’emportement à des dimensions que la réalité nous dénie le plus souvent, par le regard porté sur l’autre. Pierre Dhainaut et son écriture ne font qu’un. Merci à lui d’avoir bien voulu répondre à mes questions pour La Pierre et le Sel.
La Pierre et le Sel : Quel est l’itinéraire personnel qui vous a conduit à la poésie ? Culture familiale ? Rencontres personnelles ? Études ?
Personne autour de moi, enfant, ne m’a rendu sensible à la poésie, à l’exception d’une sœur de mon père qui, pendant que nous faisions les courses, me disait des vers qu’elle savait par cœur, de Marceline Desbordes-Valmore. Cela se passait à Douai, je devais avoir sept ou huit ans. Ces vers m’enchantaient, le nom de Marceline Desbordes-Valmore me semblait sublime. Aucun récit ne m’avait procuré cette sensation si étrange d’un autre lieu qui s’ouvre par la grâce de quelques syllabes.
L’école que j’ai connue (ou subie) faisait de la poésie le prétexte des exercices de récitations ou d’explications. Les auteurs choisis étaient pour la plupart d’une affligeante médiocrité, Sully Prud’homme par exemple. Parfois une strophe m’alertait, me soulevait, elle disait tellement plus que nos phrases ordinaires. Voici le début de l’une d’elles : « La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. » J’ai été très ému en lisant L’écharpe rouge de voir cet alexandrin de Maupassant cité par Yves Bonnefoy dont la vocation poétique est née par l’intermédiaire de poèmes de cette sorte.
Ce n’est qu’à l’âge de douze ans, en classe de cinquième, que la poésie me fut pleinement révélée par un professeur qui ne se conformait pas aux règles. Il lisait à ses élèves, pour la joie de lire, des extraits de Notre Dame de Paris et de La légende des siècles. Et bientôt je me procurais ces livres, et puis d’autres du même auteur. Tout était si pauvre, les manuels, les librairies, les bibliothèques d’une ville de province. Mais je cherchais, je trouvais. Après Victor Hugo, Baudelaire et Rimbaud. C’est alors que j’ai écrit mes premiers poèmes dans une parfaite solitude.
Mais non, je n’étais pas seul. Tous les poètes que je lisais avec passion étaient des amis.
Tu n’as ni dessiné ni peint sinon
sur les carreaux couverts de givre ou de buée,
les doigts dénoués, les regards en fête,
tu disposais de peu de mots, tous les arbres
des lilas, tous les oiseaux des merles,
la terre un jardin matinal : lignes illimitées,
buissons de lettres, un soir, tu les fis apparaître
sur une feuille de cahier avec de l’encre.
Tu te penches, il est là, l’enfant que tu évoques, ta main tremble en la sienne.
In état présent du peut-être, © Le Ballet Royal, 2018
La Pierre et le Sel : Quelle place occupe la poésie dans votre existence ? Est-elle d’abord un mode d’expression ou est-elle aussi constitutive de vous ? Avez-vous d’autres activités d’écriture ?
La poésie n’a pas une « place » dans ma vie qui serait plus ou moins importante, selon les jours, par rapport à d’autres activités, elle a toute la place. Que serait-elle sinon ? La poésie est à la fois ce qui anime ma vie et ce qui l’aimante, elle en est le cœur et l’horizon, ici, au large.
L’écriture des poèmes lui est indispensable, elle gagne en intensité à travers le langage, elle le franchit et nous projette en un monde où les visages sont des visages, les arbres des arbres. La poésie, loin de nous détourner des autres, des autres et des choses, loin de nous distraire, affine en nous la vertu essentielle de la vigilance.
En vain, autrefois, ai-je essayé d’écrire des romans. J’avais l’impression de me perdre. Il me faut une écriture qui soit une mise à l’épreuve, — comment dire ? — une transmutation, une parturition. Avec la poésie tout est heureusement paradoxal : en me concentrant, je me dilate ; en me dilatant, je me concentre.
Parallèlement j’écris des articles ou des notes. Il est toujours nécessaire, à mes yeux, d’associer la création (si vous me permettez ce grand mot) et la réflexion. Un recueil comme Un art des passages juxtapose poèmes et textes critiques. Les livres les plus justes sont des mélanges, ce que l’on appelait jadis des miscellanées.
L’origine de l’écriture
Tu as fermé les yeux avant d’écrire,
tu crois trouver le mot qui se dérobe
en toi comme s’il pouvait apparaître,
à lui seul attirant les autres, sur l’écran
des paupières, jamais elles ne sont opaques,
elles s’écartent d’elles-mêmes, et sur la page
des signes s’agitent, s’entrecroisent :
pour les tracer d’un doigt nu, d’un doigt d’air,
tu n’as qu’à dessiner par courbes inlassables
l’arbre du ciel, le mot que tu aimerais dire
se devine, s’illumine en celui de « visage »,
aucune nuit dans l’écho des syllabes
In La grande année, © L’herbe qui tremble, 2018
La Pierre et le Sel : Quels sont les poètes, contemporains ou du patrimoine, qui vous sont proches par leur écriture ? Quelle place accordez-vous à la lecture des autres poètes dans votre travail personnel ? Suivez-vous les publications des jeunes auteurs, les premiers recueils ?
Villon, Yeats, Issa, Novalis, du Bellay, Bonnefoy sont tous contemporains, c’est chaque jour qu’ils me parlent ou que je leur parle. Quelles que soient les questions que me pose ce que je suis en train d’écrire, ils me permettent de reprendre souffle, de me ressourcer, de me réorienter. Je n’établis aucune différence entre les époques et les langues, aucune différence non plus entre les âges des poètes d’aujourd’hui lorsqu’ils m’émeuvent. Je les remercie d’une lettre ou, si cela m’est possible, d’une note de lecture. Des amitiés sont nées ainsi.
La Pierre et le Sel : Vous avez été très proche de Jean Malrieu jusqu’à sa disparition. Quelle place a-t-il eue dans votre parcours poétique personnel ?
Peut-être ai-je été plus proche poétiquement, spirituellement de Jean Malrieu depuis ce que vous appelez sa « disparition ». Il est pour moi très présent. J’ai dû m’occuper plusieurs fois de la réédition de ses livres ou de la publication de ses inédits. Ce travail m’a aidé à mieux comprendre l’évolution de son œuvre et surtout à comprendre en quoi moi-même je devais évoluer quand j’ai rencontré Jean. Ce sont les poèmes de Préface à l’amour que j’admirais, vastes, solaires, mais il arpentait d’autres chemins, arides, mystérieux, qui devaient le conduire jusqu’au Château cathare. Je ne l’y ai rejoint qu’après 1976. « La mort est la pudeur d’un temps nouveau », pourrais-je dire avec lui. Sous son influence (entre autres), je me vois débarrassé des images du surréalisme, je suis sorti de l’impasse où nous maintenait l’avant-garde de ces années-là qui, au poème, préférait le texte, j’ai compris que l’écriture la plus dépouillée est la plus sensible. L’ascétisme n’appauvrit pas, au contraire, il ouvre à l’inconnu : l’obscur et l’ardeur ne font qu’un. Avec Jean Malrieu je reste en permanence sur le qui-vive.
Mes efforts pour qu’il soit lu n’ont guère été efficaces, c’est un de mes grands regrets. Que pouvais-je faire de plus ?
À la seconde personne (extrait)
De lettre en lettre, il craint la moindre erreur,
il respecte les pleins, les déliés, il veille,
quand il se relit, à n’omettre aucun accent
ni aucune virgule, qu’il place au bon endroit,
il préfère à la fin les points de suspension,
mais que la plume ici ou là ait laissé une tache,
qu’un vers s’incline ou s’élève un peu trop,
il froissera, il jettera sa feuille, il recommencera…
tu recopiais ainsi, le soir, tes poèmes d’enfant,
tu les destinais à la nuit qui complète l’ouvrage,
ta main avant toi se souvient, elle a beau
s’appliquer, elle a perdu toute assurance,
sur ces pages, qui s’étendent, interminables,
un mot, une rature, elle s’imagine avancer,
elle s’égare, c’est contre un mur rugueux
qu’il te faudrait écrire, alors tu saurais
sans l’avoir voulu par quel témoin tu te sens observé :
puisque tu continues, prends soin de ne pas
tricher, de ne pas cacher tes maladresses,
délivre-toi de toute ambition de conclure
et tu délivreras le seuil.
In Un art des passages, © L’herbe qui tremble, 2017
La Pierre et le Sel : Vous avez publié chez plusieurs éditeurs au fil des années. Comment les choisissez-vous, les rencontrez-vous ?
J’aurais aimé n’avoir qu’un éditeur, le même depuis les débuts, les circonstances ne l’ont pas permis. Mais qu’importe. Je ne choisis pas, quelle chance ! Ce sont les éditeurs qui m’ont choisi : ils aiment ce que j’écris, j’aime ce qu’ils réalisent. Entre nous se sont établis les liens si précieux de la connivence et, pourquoi ne pas le dire, de l’amitié. Nous nous rencontrons et, naturellement, nous ne parlons pas que de livres.
Lorsqu’il s’agit de livres (ou des manuscrits) d’artiste, la collaboration est évidemment plus étroite. Il faudrait insister sur ce point : je dois à des amis peintres ou photographes d’avoir échappé à la solitude. J’ai horreur des spécialistes, je ne désire que les échanges et le partage. Je voudrais ne plus dire je, mais nous.
Voici, dans le désordre, quelques enseignes : Le Verbe et l’Empreinte, Le Silence qui roule, Voix d’encre, Faï Fioc, Le Bateau fantôme, Arfuyen, L’Herbe qui tremble… Ce sont là de très beaux noms.
La Pierre et le Sel : Quelle importance accordez-vous aux revues ? Quel rôle leur accordez-vous ?
Les revues me sont indispensables. Sans elles je me sentirais isolé. Ce sont, par excellence, des lieux de découvertes et de correspondances, si du moins elles ne sont pas l’organe d’un groupe qui défend une théorie, qui pratique la surenchère et l’exclusion. Poèmes, articles, notes de lecture, j’y collabore de toutes les manières. La poésie est chez elle dans les revues. Elles sont souvent éphémères, elles ne cessent pas de renaître.
La Pierre et le Sel : Quelle est votre opinion quant à l’état de la poésie en France, et particulièrement de la petite édition ?
Quelle différence considérable entre le temps où j’ai commencé à publier, les années soixante, et aujourd’hui ! En dehors de quelques grands éditeurs parisiens encore ouverts à la poésie, cependant peu accessibles, il y avait bien des éditeurs pour les poètes, mais fréquemment ils proposaient des comptes d’auteurs plus ou moins déguisés. La petite édition, comme on dit, mal, est admirable pour son audace, généreuse et inventive. Qu’il y ait dans une société régie par le profit, soucieuse de loisirs, des poètes et des éditeurs de poésie tient du miracle, et ce miracle se répète. Et tant pis pour ceux qui ne veulent pas le voir ou qui n’en parlent pas, la poésie est vivante.
Une autre différence mérite d’être soulignée, le nombre de femmes qui écrivent et publient des poèmes ou, pour mieux dire, leur présence. Mes grandes découvertes récentes sont féminines.
La Pierre et le Sel : Aujourd'hui la poésie est aussi sur Internet. Certains écrivent directement sur les réseaux sociaux. Comment considérez-vous cela ? Êtes-vous attaché à une tradition, un classicisme ou pensez-vous que la poésie doit être ouverte à toutes les formes, tous les supports et évoluer pour continuer d’exister ?
Je me sens étranger, je l’avoue, au nouveau monde créé par Internet. La poésie telle que je l’aime a besoin des livres. Ils permettent d’inventer ce rapport d’attention, d’attention créatrice (comme disait Simone Weil), sans lequel elle ne serait qu’une suite de vocables. En ce sens, les livres sont irremplaçables, je ne retrouve pas ailleurs (sauf à la radio) cet espace de résonance où les mots sont plus que des mots, infiniment. Sur les écrans, je regarde, je vais vite, trop vite, je m’informe.
Internet ou non, la poésie continuera d’exister. À nous d’être assez disponibles pour la maintenir neuve en permanence.
La Pierre et le Sel : Vous avez été enseignant. Que pensez-vous de la place accordée à la poésie au sein de l’enseignement ?
La poésie n’a jamais été oubliée des programmes scolaires, c’est vrai, mais elle a presque toujours été considérée comme un objet de savoir. Il faudrait enfin comprendre qu’elle ne se réduit pas à un genre, qu’elle est un appel qui bouleverse la vie, qui rejette tout ce à quoi nous sommes obligés de nous soumettre, le sens immédiat, univoque, l’emploi avare du temps, l’égocentrisme, etc. Il est bon de distinguer la métaphore de la métonymie, mais la tâche du professeur ne s’arrête pas là. Rimbaud nous demandait de « pratiquer » la poésie. Nous ne sommes pas à la hauteur de cette exigence, à l’école comme ailleurs.
J’ai été professeur, mais au lycée dans les classes de première ou les classes préparatoires, il m’était difficile de ne pas respecter les usages, je le regrette. Il faut une force extraordinaire pour aller contre les préjugés, les rhétoriques, mais que faudrait-il pour que les jeunes enfants qui, eux, s’éveillent aux poèmes, sont capables d’en écrire, ne soient pas bientôt étouffés ?
La Pierre et le Sel : Quels sont vos projets à venir ?
Des projets, pas vraiment. Je viens de traverser une période difficile, de plusieurs mois, après une opération. Serais-je capable d’écrire à nouveau des poèmes ? Je me suis posé avec angoisse cette question. J’ai pu recommencer à écrire. Je laisse l’initiative aux poèmes, ils choisiront l’instant de leur avènement, ils décideront de s’organiser ou non dans un livre. Cela fait longtemps que je procède ainsi, je crois de plus en plus que c’est la bonne voie. Si je lui suis fidèle, peut-être frôlerai-je l’essentiel, qui ne sera plus la parole, qui ne sera pas encore le silence, et peut-être parviendrai-je à l’accueillir.
J’ai confiance, parce que dans cette perspective, il y a beaucoup de chemin à faire.
Que le vent s’exalte, que le vent se calme,
toutes les nuits deviennent bienfaisantes
pour ceux qui s’abandonnent, qui ne tendent
que l’oreille, ce qu’ils nomment « la neige »,
ils ne cherchent pas à le définir : dès qu’ils
s’endorment, sans voir, sans prononcer le mot,
leur corps comme l’espace entre les murs,
en respirant, sont libres de l’entendre.
In état présent du peut-être, © Le Ballet Royal, 2018
*
Lame de fond
qui sort de la page,
la page est écrite.
Ne rien ajouter, léguer
à demain la perspective
intacte.
In état présent du peut-être, © Le Ballet Royal, 2018
Internet
Dans La Pierre et le Sel
- Pierre Dhainaut, L’accueil où souffle, une contribution d’Isabelle Lévesque
- Pierre Dhainaut « en la complicité des souffles », une contribution de Roselyne Fritel
- La page Wikipédia de Pierre Dhainaut
Contribution de PPierre Kobel
Commentaires