Rondeau 31
Le
temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Pour
se vêtir de broderie
De soleil luisant, clair et beau.
Il
n’y a bête ni oiseau
Qui en son jargon ne chante ou crie :
« Le
temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de
pluie ! »
Rivière, fontaine et ruisseau,
Portent,
en livrée jolie,
Gouttes d’argent d’orfèvrerie ;
Chacun
s’habille de nouveau :
Le temps a laissé son manteau.
In En la forêt de longue attente et autres poèmes, © Poésie/Gallimard, 2001, p 211
On ne connait bien souvent de ce poète, perdu dans les brumes de la fin du Moyen Âge, que le début du rondeau 333, appris sur les bancs de l’école : « Hiver, vous n’êtes qu’un villain ! / Été est plaisant et gentil… », mais dont on a affaibli le sens, en ne gardant de l’opposition entre les deux saisons personnifiées que son aspect moral, alors que l’auteur l’exprime d’abord en termes de hiérarchie sociale, en opposant le villain, le rustre de la campagne au noble, le gentilhomme de la cour.
Charles d’Orléans appartient à la branche royale des Valois. Petit-fils de Charles V, neveu de Charles VI, cousin germain de Charles VII, père de Louis XII, et oncle de François Ier. Il est né à Paris, en 1394. Son père, Louis duc d’Orléans, est le frère cadet du roi et sa mère, Valentine Visconti, est la fille du duc de Milan. Il passe son enfance loin de la cour, dans les domaines familiaux des comtés de Beaumont, de Valois et de Blois.
Marié dès 12 ans avec sa cousine germaine, Isabelle de France, la fille du roi, âgée de 17 ans et déjà veuve de Richard II, roi d’Angleterre, son adolescence est marquée par une succession de malheurs. Il a 13 ans lors de l’assassinat de son père, en 1407, sur ordre de Jean sans Peur, le duc de Bourgogne. 14 ans, à la mort de sa mère. Et 15 ans, lorsque sa femme meurt en couches. Devenu prématurément le chef de la maison d’Orléans, il doit désormais affronter d’écrasantes charges, défendre l’honneur d’un grand nom, gérer un immense domaine, et mener des actions militaires dans cette période troublée de la guerre de Cent Ans.
À 16 ans, en 1410, il se remarie avec Bonne, la fille du comte d’Armagnac. Cette union scelle une alliance politique entre les maisons d’Orléans et d’Armagnac, alors à son apogée, avec l’appui du duc de Berry, du duc de Bourbon et du comte d’Alençon, contre le tout-puissant duc de Bourgogne, qu’il pourchasse désormais, en véritable chef de guerre.
Il n’a que 19 ans, lorsqu’il marche, à la tête des armées royales, contre Henry V d’Angleterre faisant retraite dans le Nord de la France, en 1415. L’affrontement se solde par le désastre d’Azincourt, où la chevalerie française, malgré sa supériorité numérique, est écrasée : plus de 6000 morts, et un millier de chevaliers faits prisonniers, dont Charles d’Orléans, emmené en captivité en Angleterre, et dont la rançon, vu son rang royal, est fixée à 220 000 écus d’or, un montant si élevé qu’il faudra plus de 25 ans pour réunir une telle somme.
C’est au cours de ces 25 années de captivité aux mains des Anglais qu’il va rédiger son livre des Ballades, un ensemble de 123 ballades, empreint de mélancolie et de pudeur, face à la souffrance de cet exil interminable. « Cet état n’est plus supportable », écrit-il dans sa ballade 40.
En 1433, alors qu’il est captif depuis déjà 18 ans, on le conduit à Douvres, où il rencontre, durant un mois, le duc Jean de Bourbon, pour des tractations de paix avec l’Angleterre. À cette occasion, apercevant dans le lointain la côte française, il évoque sa nostalgie, ses espoirs de paix et l’aversion qu’il éprouve pour la guerre.
Ballade
75
Portant
un jour le regard vers la France,
Je retrouvai, à Douvres sur la
mer,
Le souvenir de la douceur de vivre
Que je goûtais jadis
dans ce pays.
Sans le vouloir, je fus pris de soupirs
Alors
même qu’il était apaisant
De voir la France où mon cœur est
resté.
Réfléchissant, je ne trouvai pas sage
De
m’écouter soupirer de mon cœur,
Puisque s’ouvre, je le vois,
le chemin
D’une vraie paix, riche de tous les biens :
Je
convertis ma préoccupation
En réconfort, sans pourtant me
lasser
De voir la France où mon cœur est resté.
Chargeant
alors sur la nef d’Espérance
Tous mes souhaits, je les priai
d’aller
Franchir la mer sans prendre de retard,
Pour saluer
la France de ma part.
Que Dieu nous donne une vraie paix
bientôt !
J’aurai loisir, s’il peut en être ainsi,
De
voir la France où mon cœur est resté.
Envoi
C’est
un trésor sans prix, la Paix ; la Guerre,
Je ne peux pas
l’aimer ; longtemps, à tort
Ou a raison, elle m’a
empêché
De voir la France où mon cœur est resté !
In En la forêt de longue attente et autres poèmes, traduit par Gérard Gros, © Poésie / Gallimard, 2001, p 147-149
L’année suivante, sa ballade 76, une prière pour la paix, qui a l’ampleur solennelle d’un chant royal de 5 couplets, représente un véritable témoignage sur la guerre de Cent Ans. Elle sera mise en musique par Francis Poulenc en 1938.
Avec des parents passionnés par les arts et les lettres, qui recevaient et protégeaient des poètes comme Eustache Deschamps ou Christine de Pisan, Charles d’Orléans a cultivé très tôt la poésie, écrivant son premier poème à l’âge de 10 ans. Pour lui la poésie a d’abord été un divertissement de la vie de cour, qui brille par son raffinement culturel et s’adresse à un milieu lettré, avant d’être par la suite une consolation, puis une forme d’épanouissement.
Il est au départ l’héritier de la tradition courtoise des troubadours et des trouvères, avec son écriture codifiée, sur fond d’images et de motifs convenus. Une poésie amoureuse qui insiste non pas sur l’originalité, mais sur l’art de la variation. Ses ballades sont nourries du Roman de la Rose, une des œuvres majeures de la littérature médiévale, où les allégories abondent. Chez lui, Mélancolie, Fortune, Danger, Espoir, Tristesse deviennent les personnages de son théâtre intime.
Et comme la poésie courtoise de la fin du Moyen Âge se fonde sur l’aptitude au bonheur, pour ne pas déroger à cette règle, il s’efforce de masquer son désarroi : « Rien de cette redoutable aventure n’est passé dans mes vers, sinon par le filtre de l’Allégorie », confie-t-il. Mais dans la Ballade 72, datée de 1437, il finit toutefois par exprimer sa lassitude, après 22 ans de captivité, et son envie de renoncer à l’écriture poétique, son cœur étant « tout rouillé par le Nonchaloir ».
Ballade 72
Ballades,
chansons et complaintes
Sont pour moi passées dans l’oubli :
Le
tracas et plus d’un souci
M’ont tenu longtemps endormi.
Et
pourtant, contre l’inquiétude,
J’éprouverai mon aptitude
À
rimer comme je savais.
Je ferai tout mon pouvoir,
Bien que je
sois persuadé
Que je vais mon langage trouver
Tout rouillé
par le Nonchaloir.
Les mots du plaisir sont éteints
En
moi, que l’âge a rendu sot.
J’essaierai d’atteindre mon
but,
Sans plus compter sur le beau style (…)
Je devrais
prendre ma retraite,
Mais on dirait que je me rends
Sans coup
férir, car Bon Espoir
M’a dit que je rajeunirai :
Aussi
je fourbirai mon cœur
Tout rouillé par le Nonchaloir.
Ibid, p 139-141 (extraits)
En 1440, Charles d’Orléans est enfin libéré, sa rançon ayant été payée par Philippe Le Bon, duc de Bourgogne, dont il épouse la nièce, Marie de Clèves, la petite-fille du meurtrier de son père. Une union qui réconcilie les maisons d’Orléans et de Bourgogne.
Dès son retour, il veut travailler à la paix entre la France et l’Angleterre, mais Charles VII est trop occupé à reconquérir son royaume. Il obtient cependant une trêve, signée à Tours, en 1444, avec le comte de Suffolk, qu’il avait rencontré au cours de sa captivité, un homme cultivé, grand amateur de poésie. Une trêve qui permettra d’entrevoir bientôt la fin des hostilités de la guerre de Cent Ans.
En 1447, il organise une expédition dans le Milanais, pour récupérer les terres de l’héritage apporté par sa mère en 1387, mais sans y parvenir. C’est son neveu François Ier qui s’en chargera en 1515.
Après cet échec, il choisit de passer le plus clair de son temps dans son château de Blois, sa résidence préférée, pour y mener la vie de cour, dont il fut si longtemps privé, et s’adonner pleinement à la poésie. Aux joutes en armure il préfère désormais les joutes poétiques, comme celle qu’il organise en 1457. Réunissant un groupe de poètes, il les invite à rimer sur le thème « Je meurs de soif auprès de la fontaine ». Un concours renommé, auquel le jeune François Villon (La Pierre et le Sel du 07/02/2012) s’est plu à participer, comme l’atteste sa « Ballade du concours de Blois » (cf. Poètes et romanciers du Moyen Age, © La pléiade, 1973, p. 1210). Parlant de ce prince-poète, capable de l’accueillir comme un égal en poésie, malgré l’énorme distance sociale qui les sépare, Villon dira « le doulx seigneur » de Blois.
De 1440 à 1465, Charles d’Orléans compose pas moins de 435 rondeaux, une forme fixe de 13 vers, répartis en 3 strophes, qu’il porte à son apogée. Arrivé à l’âge de la retraite, aves ses rondeaux il laisse transparaître « une résonnance nouvelle, empreinte de détachement ou de résignation », comme l’écrit Gérard Gros dans sa préface (Poésie/Gallimard, p.24). Une écriture plus personnelle, qui s’inscrit dans le temps réel de l’existence, comme une sorte de journal poétique, la brièveté du rondeau lui permettant de formuler en peu de mots l’expression fugitive d’une émotion.
Sa poésie a toujours accordé une large place aux fêtes du calendrier courtois, qui font honneur aux amoureux, avec la Saint Valentin et le premier mai. Mais à présent c’est la nostalgie d’une jeunesse perdue qui éclipse la joie de la fête.
Rondeau 39
Le
premier jour du mois de mai,
De vert sombre, hélas, et de
brun
J’ai trouvé mon cœur vêtu,
Dieu sait en quelle triste
tenue !
J’ai tôt fait de lui demander
D’où cet
habit était venu,
Le premier jour du mois de mai.
Il m’a
répondu : « Je le sais,
Mais par moi ne sera pas
connu.
Affliction m’en a pourvu :
Sa livrée, je la
porterai
Le premier jour du mois de mai.
Ibid, p.219
Son écriture, teintée par le désenchantement, nous paraît par moment si proche, avec une touche de romantisme prenant volontiers les couleurs de la mélancolie.
Rondeau 325
Au
puits profond de ma mélancolie,
L’eau d’Espoir que je ne
cesse de tirer,
Soif de Réconfort me la fait désirer,
Bien
que souvent je la trouve tarie.
Propre je la vois, un moment,
éclaircie,
Pour ensuite se troubler et empirer,
Au puits
profond de ma mélancolie,
L’eau d’Espoir que je ne cesse de
tirer.
J’en détrempe mon encre quand j’écris,
Mais
pour mon cœur fâcher,
Fortune vient déchirer mon papier
Et
jette tout, comble de félonie,
Au puits profond de ma
mélancolie.
Ibid, p. 395
Robert Sabatier voit très justement dans l’œuvre de Charles d’Orléans « une poésie de miniatures qui semble correspondre aux enluminures de quelque livre d’heures comme celui du duc de Berry ». Et d’ajouter : « En son temps, il fallait une suprême habileté pour dépouiller la poésie de trop de technique apparente, pour lui donner cette spontanéité filtrée par un travail difficile et bien assimilé. Les correspondances entre la nature et les états d’âme, les saisons de l’année rejoignant celles du cœur, les pensées secrètes trouvant une vie presque matérielle, tout vibre. Parce qu’il a vécu la matière de ses allégories, il arrache le masque de ces mots ornés d’une majuscule pour leur donner une vie qui n’est plus impersonnelle » (Histoire de la Poésie Française, La Poésie du Moyen Age, 1975, p .331).
Parmi les multiples personnages de son théâtre intime, il accorde désormais une large place à l’allégorie de la Vieillesse, responsable de ce paysage dévasté, que dépeint le Rondeau 225.
Rondeau 225
En
la forêt de Longue Attente,
Par vent de Fortune dolente
Je
vois abattu tant de bois
Que je n’y retrouve, par ma foi,
À
présent ni chemin ni sente.
J’y pris jadis joyeuse
rente :
Jeunesse la payait contente.
Il ne m’en reste
rien qui vaille,
En la forêt de Longue Attente,
Par vent de
Fortune dolente.
Vieillesse dit, qui me tourmente :
« Pour
toi il y a ni sous ni vente
Que tu as perçus autrefois.
Passés
sont tes jours, ans et mois.
Qu’il te suffise et te contente,
En
la forêt de Longue Attente.
Ibid., p.345
À la fin de sa vie, il atteint la pleine maturité de son talent, avec une écriture admirable d’élégance et de distinction. Il a légué à la postérité une œuvre abondante, comprenant 656 poèmes. La poésie aura été l’occupation de toute sa vie. C’est même elle qui lui a donné un sens, au milieu de tant d’épreuves et de souffrances.
Même s’il n’a guère marqué son époque, qui préférait davantage de préciosité et de complexité dans la versification, il a su faire naître un nouvel état d’esprit poétique. Quoiqu’il en soit, son intérêt pour la nouveauté et le caractère collégial de son influence dominent l’histoire littéraire de son siècle. Demeurant à la fois représentatif de son temps et accessible au nôtre, par l’originalité de son génie, qui le rend proche de la sensibilité moderne.
En 1462, âgé de 68 ans, Charles d’Orléans aura un fils, le futur Louis XII, qui régnera de 1498 à 1515. Il meurt à Amboise en 1465, où il est enterré.
Il convient de signaler, pour compléter cette présentation, l’exposition sur « L’art d’aimer au Moyen Âge : le Roman de la Rose », que la Bibliothèque de l’Arsenal, à Paris, présentera prochainement, du 6 novembre 2012 au 17 février 2013. On y verra, entre autres, plus d’une centaine de manuscrits, ornés d’admirables enluminures. Une façon agréable de se plonger dans l’univers médiéval de l’amour courtois, dans lequel baigne toute l’œuvre de Charles d’Orléans.
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Charles d’Orléans. Poésies, par Pierre Champion, en 2 volumes, © H. Champion, 1923-1927, Édition majeure de l’œuvre
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Charles d’Orléans. Choix de rondeaux, par Jean Tardieu, © Egloff, 1947 / Club Français du Livre, 1970
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Charles d’Orléans. Ballades et Rondeaux, présenté par Jean-Claude Mühlethaler, © Le Livre de Poche, coll. Lettres gothiques, 1992
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En la forêt de longue attente et autres poèmes, édition bilingue de Gérard Gros, postface de Jean Tardieu, coll. Poésie/Gallimard, © Gallimard, 2001
Sur l’auteur
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La vie de Charles d’Orléans (1394-1465), par Pierre Champion, © H. Champion, coll. Bibliothèque du XVème siècle, 1911 / 3ème édition 2010
Internet
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Un article sur Wikipédia
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Exposition « L’art d’aimer au Moyen Âge : Le Roman de la Rose », à la Bibliothèque de L’Arsenal
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L’article « À propos de François Villon », dans La Pierre et le Sel du 07/02/2012
Contribution de Jacques Décréau